L'enlèvement de l'Europe
29 juin 2025par obsadmin Laisser un commentaire

Le réarmement ne renforce pas l'UE ; il la militarise sans l'émanciper et paralyse toute possibilité d'agir en tant qu'entité politique autonome. Il en résulte une Europe de plus en plus dépendante, transformée en zone périphérique.
Introduction
Certaines histoires anciennes ont traversé les siècles car elles continuent de parler au cœur humain avec une clarté que les traités modernes ne parviennent pas à atteindre. L'enlèvement d'Europe en fait partie. Selon la mythologie grecque, Europe était une jeune princesse phénicienne réputée pour son intelligence et sa grande beauté. Un jour, alors qu'elle cueillait des fleurs au bord de la mer, elle aperçut un taureau blanc à l'air doux s'approcher, émergeant de l'eau avec une sérénité trompeuse. C'était Zeus, qui avait pris cette forme pour séduire la princesse sans révéler sa nature divine. Captivée par sa beauté, Europe s'approcha de l'animal et, après l'avoir caressé doucement, s'assit avec confiance sur son dos. À cet instant, le taureau rompit son immobilité et se précipita dans l'eau, disparaissant avec elle vers la Crète, où elle fut contrainte de se joindre à lui dans un acte de violence qui allait marquer le destin tragique d'Europe dès le début. Peu de légendes illustrent avec autant de force le mélange de tromperie et de violence qui accompagne toujours les projets de domination.
L'histoire semble se répéter sous de nouvelles formes. L'Europe a été prise en otage par des élites néolibérales et profondément autoritaires qui font de la guerre la nouvelle raison d'être du projet européen. Disons-le clairement et sans hésitation : l'Union européenne (UE) s'est engagée dans une stratégie de réarmement massif qui ouvre une spirale dangereuse et destructrice ; une dérive militariste qui transforme le modèle social, reconfigure le rôle de l'État et vide nos démocraties de leur sens. Un pari risqué, en somme, qui peut libérer des forces très difficiles à contenir.
Ce texte vise à proposer une interprétation rigoureuse des événements dans une perspective européenne, engagée en faveur de la paix, de la justice sociale et de la souveraineté populaire. Nommer clairement ce qui se passe et en comprendre la logique sous-jacente est essentiel pour éveiller une conscience critique capable de remettre en question le nouveau consensus belliciste. Et c'est précisément notre objectif : se réapproprier la parole, bousculer le discours dominant et ouvrir un espace de réflexion sur la direction prise par l'Europe. À l'heure où le réarmement menace de devenir le nouveau sens commun du continent, nous pensons qu'il est essentiel d'ouvrir un débat public informé, honnête et courageux sur les profondes implications d'une initiative qui transforme déjà nos sociétés.
Le diagnostic que nous présentons ici ne se limite pas à une interprétation étroite et instinctive de la crise européenne actuelle. Bien au contraire, il s'inscrit dans le cadre plus large d'une transition géopolitique d'importance historique, qui reconfigure les équilibres mondiaux et déplace l'axe du pouvoir économique, politique et culturel de l'Ouest vers l'Est. Au cours des dernières décennies, les plaques tectoniques du système international ont lentement commencé à se déplacer, ouvrant diverses failles qui dessinent les contours du monde à venir. Nous entrons dans un scénario nouveau et étrange, dans lequel la guerre en Ukraine et le réarmement européen – cœur de notre analyse – ne sont que la manifestation d'un processus de transformation beaucoup plus profond, annonçant un changement d'ère.
Au moins trois autres zones critiques complètent la carte de cette réorganisation mondiale. La première est la mer de Chine méridionale, où la confrontation entre la Chine et les États-Unis au sujet de Taïwan se cristallise en un conflit potentiellement explosif, aux implications stratégiques considérables. La deuxième est le Sahel, devenu le théâtre d'un nouveau conflit autour des ressources, des couloirs migratoires et de l'influence politique. Là se croisent les intérêts des anciennes puissances coloniales, des nouveaux acteurs mondiaux et des mouvements de résistance populaire en quête de souveraineté. La troisième est le Moyen-Orient, où le génocide contre le peuple palestinien et la confrontation entre Israël et l'Iran ont redonné à la région une importance cruciale. La guerre ouverte entre les deux États, réglée par un cessez-le-feu fragile suite à une intervention directe des États-Unis, annonce un tournant stratégique susceptible de modifier durablement les équilibres régionaux et mondiaux.
Ces quatre lignes de fracture – l’Ukraine, l’Asie-Pacifique, le Sahel et le Moyen-Orient – dessinent une carte provisoire d’un monde en transition et révèlent la profondeur de la crise de l’ordre international apparue après la Seconde Guerre mondiale. Notre analyse commence par l’Europe, car c’est là que nous vivons et que nous souhaitons opérer, mais elle ne peut ignorer le cadre mondial dans lequel s’inscrivent les problèmes européens. Le destin du Vieux Continent est, aujourd’hui plus que jamais, inextricablement lié à celui des peuples du monde.
2. Le capitalisme de guerre
Ce qui semblait impensable il y a quelques années est aujourd'hui une réalité tangible : l'Europe est entrée dans une nouvelle phase de réarmement. Les chiffres que nous observons sont stupéfiants et témoignent d'un changement structurel dans la définition des priorités stratégiques des politiques publiques. Nous ne sommes pas simplement confrontés à une augmentation des dépenses de défense, mais à une profonde transformation du budget et de la logique d'investissement public dans le cadre d'une économie de guerre en développement. Les plans européens visent à mobiliser 800 milliards d'euros dans les années à venir, et le gouvernement espagnol s'est engagé à porter les dépenses militaires à 2 % du PIB cette année, ce qui représente un investissement supplémentaire de 10,471 milliards d'euros dans ce domaine. Plus significative encore est la déclaration approuvée lors du sommet de l'OTAN tenu à La Haye en juin 2025, dans laquelle les États membres se sont formellement engagés à atteindre 5 % du PIB dans les années à venir, répartis en 3,5 % pour les dépenses militaires directes et 1,5 % pour la sécurité au sens large, incluant les infrastructures et la cybersécurité. Si cet objectif est atteint, l'Espagne consacrerait environ 80 milliards d'euros par an aux domaines liés à la défense et à la sécurité.
Pour se faire une idée précise de l'ampleur de cet effort, il peut être comparé à d'autres postes importants des dépenses publiques de notre pays. Ce chiffre représente quatre fois les dépenses consacrées aux allocations chômage en 2024 (23,163 milliards d'euros) et équivaut à plus de 10 % du budget consolidé de l'ensemble des administrations publiques, incluant l'État, les communautés autonomes et les collectivités locales. Il représente également vingt fois les dépenses publiques effectivement allouées au logement en 2024 – un domaine particulièrement sensible dans le contexte actuel de crise du logement – et dépasse, en termes absolus, le budget combiné de trois ministères clés de la protection sociale : la Culture, la Transition écologique et l'Égalité.
Comme on peut le constater, il ne s'agit pas d'une question symbolique ou simplement temporaire, mais d'une décision stratégique qui engage structurellement les ressources publiques et modifie les priorités fondamentales de l'État, telles qu'établies par la Constitution de 1978. Il en résulte un budget de guerre dans lequel les dépenses militaires cessent d'être un poste marginal pour occuper une place centrale dans la répartition des ressources, subordonnant les autres postes de dépenses aux priorités militaires. Selon cette définition, l'orientation budgétaire commence à répondre à la logique d'une économie de guerre, où l'investissement public, la politique industrielle et l'innovation technologique sont de plus en plus orientés vers le développement des capacités de défense et de sécurité, privilégiant les secteurs considérés comme stratégiques sur le plan militaire et remplaçant les principes traditionnels de l'État social. En bref, un nouvel ordre budgétaire traduit la transition vers un capitalisme militarisé où la guerre devient le moteur de la croissance économique et l'État le garant des profits des entreprises dans les secteurs stratégiques, notamment l'industrie de l'armement.
Un élément clé de cette transition est la constitution de « champions nationaux » : des entreprises stratégiques qui, grâce au soutien de l'État, peuvent être compétitives sur la scène mondiale dans des secteurs considérés comme sensibles à la défense et à la sécurité. Dans le cas espagnol, tout semble indiquer qu'Indra a été choisie pour jouer ce rôle. Il s'agit d'une entreprise technologique bénéficiant d'une forte participation de l'État via la SEPI, qui mène déjà des projets clés dans le secteur de la défense et se prépare à jouer un rôle central dans le nouveau cycle d'investissement militaire. Il ne s'agit pas d'un simple ajustement des entreprises, mais plutôt d'un engagement politique visant à orienter l'appareil productif vers une nouvelle phase d'accumulation axée sur la défense, l'industrie de l'armement, la cybersécurité, l'intelligence artificielle appliquée au domaine militaire et la surveillance des frontières. Un changement profond qui place l'Europe au seuil d'une nouvelle ère et remet en question le modèle social, les priorités économiques et l'horizon historique des sociétés européennes.
3. Accumulation par dépossession en Europe
La décision de l'UE de se lancer dans un plan de réarmement d'une telle ampleur marque un tournant dans la configuration économique et politique du continent. En effet, contrairement à d'autres initiatives d'urgence comme le fonds Next Generation EU, qui a instauré des mécanismes exceptionnels de mutualisation de la dette, le réarmement sera financé principalement par l'émission de dette souveraine par chaque État membre, ce qui aura de profondes répercussions sur les inégalités, la discipline budgétaire et la hiérarchie politique au sein de l'espace européen. Ce choix n'est en aucun cas neutre : en optant pour un financement décentralisé, l'UE consacre une architecture asymétrique qui reproduit et aggrave les inégalités existantes en son sein, évoquant les années barbares de la crise financière, lorsque la dette publique était devenue un mécanisme visant à discipliner les pays du sud de l'Europe et à les contraindre à des coupes sociales drastiques. Plutôt que de corriger les erreurs du passé, le réarmement européen les réactive dans un nouveau contexte politico-militaire.
Le cœur du problème réside, une fois de plus, dans la relation complexe entre dette publique, souveraineté budgétaire et hiérarchie des États au sein de l'UE. L'Allemagne, forte d'une situation budgétaire saine et d'un tissu industriel puissant, peut se permettre d'émettre de la dette à des conditions avantageuses et de respecter son engagement d'allouer jusqu'à 500 milliards d'euros au réarmement, plus le même montant aux infrastructures stratégiques, sans contrainte budgétaire. En réalité, elle le fait déjà , et il semble que ce niveau de dépenses soit non seulement soutenable, mais qu'il puisse renforcer sa position industrielle dans le nouveau contexte européen. À l'inverse, les pays d'Europe du Sud (comme l'Espagne, l'Italie, la Grèce et le Portugal), structurellement endettés, rencontreront de sérieuses difficultés à financer leur effort de guerre, et le recours aux marchés financiers risque d'être de plus en plus onéreux. C'est là qu'intervient la prime de risque , un indicateur économique qui constitue également un puissant mécanisme de discipline politique, car il indique la prime qu'un État doit payer pour se financer sur les marchés par rapport à un autre État considéré comme plus solvable, comme l'Allemagne.
Les pays d'Europe du Sud savent pertinemment ce que cela signifie. Durant la première décennie du XXIe siècle, les déséquilibres causés par les politiques néo-mercantilistes du centre, fondées sur la génération d'excédents commerciaux par la modération salariale et la spécialisation des exportations, ont déclenché un afflux massif de capitaux vers la périphérie européenne. Ce flux d'argent a alimenté d'énormes bulles immobilières et soutenu artificiellement la consommation par l'endettement, jusqu'à ce que l'éclatement de la crise de 2008 révèle son caractère insoutenable. Puis, la situation a atteint son paroxysme. La dette privée s'est transformée en dette publique par le biais des sauvetages bancaires, faisant exploser la dette publique. Les marchés, pressentis, ont exigé des taux d'intérêt toujours plus élevés pour prêter de l'argent à ces pays, qui ont été contraints de mettre en œuvre des programmes d'ajustement drastiques. La BCE a délibérément restreint ses mécanismes d'intervention jusqu'à ce que les gouvernements soient à genoux et mettent en œuvre des réformes structurelles. La Grèce a été l'exemple le plus frappant, mais pas le seul, d'une stratégie que Yanis Varoufakis a qualifiée de « torture budgétaire sous-marine ».
Tel que prévu, le réarmement européen pourrait réactiver le schéma observé lors de la crise de la dette souveraine de la zone euro. L'augmentation de la prime de risque rendra le financement plus coûteux pour les pays les plus endettés, limitera leur marge de manœuvre budgétaire et conditionnera leurs décisions budgétaires, reproduisant une hiérarchie politique imposée non par les traités mais par les marchés. Dans le cadre du réarmement, cela signifie que les États les plus solvables pourront développer leurs capacités de défense sans trop de difficultés ; à l'inverse, les États périphériques ne pourront honorer leurs engagements de dépenses militaires qu'en acceptant des restrictions dans d'autres domaines clés, tels que la santé, l'éducation ou les retraites. Il en résulte une économie de guerre hautement hiérarchisée, où la capacité d'emprunt détermine la position relative de chaque État dans la répartition effective du pouvoir européen : ceux qui peuvent financer le réarmement le dirigent ; ceux qui ne le peuvent pas se contentent d'obéir.
En bref, le projet européen transfère le coût de l'effort militaire aux États membres, même s'il sait que leur capacité à le soutenir est profondément inégale. Concrètement, cela signifie que le réarmement entraînera un transfert massif de ressources publiques du domaine des droits sociaux vers le complexe militaro-industriel, avec des conséquences dévastatrices pour les secteurs populaires. Comme le prévient Maurizio Lazzarato , « les milliards nécessaires pour financer les marchés financiers ne seront pas disponibles pour soutenir les différents États-providence ». Mais ce n'est pas tout. La politique militaire européenne sera de facto subordonnée à une nouvelle discipline dans laquelle les États les plus fragiles perdront toute capacité à définir leur stratégie de défense et seront contraints de s'aligner sur les intérêts des États centraux. Ou, pour le dire plus clairement, il ne s'agit pas seulement de détourner des ressources publiques vers l'industrie de guerre, mais aussi, et peut-être fondamentalement, de transférer les dernières réserves de souveraineté des pays périphériques vers le cœur de l'UE, en particulier l'Allemagne.
4. Un protectorat militaire nord-américain
Le discours officiel sur le réarmement européen s'obstine à le présenter comme une étape vers « l'autonomie stratégique » et « l'indépendance géopolitique » d'une Europe capable d'agir sans supervision extérieure sur la scène internationale. Cette rhétorique a été reprise par d'importants dirigeants et intellectuels européens, comme Jürgen Habermas, qui a récemment défendu la nécessité de doter l'UE de ses propres capacités militaires afin de ne pas être reléguée dans un monde en transition. Il s'agit d'une illusion médiatique qui ne résiste pas à une analyse rigoureuse de la position internationale de l'Europe. Loin de signifier une rupture avec l'ordre établi, le réarmement tend à renforcer l'appareil atlantiste et à consolider la subordination structurelle du continent européen à la puissance nord-américaine. Une subordination – il convient de le souligner – acceptée et assumée sans réserve par les élites européennes, qui ont toujours préféré la protection du parapluie américain à l'adoption d'une stratégie véritablement autonome.
Remontons le temps. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, l'architecture de sécurité européenne est déterminée par la présence dominante des États-Unis au sein de l'Organisation du Traité de l'Atlantique Nord (OTAN), fondée en 1949. De fait, pendant des décennies, Washington a exercé un contrôle effectif sur la stratégie de défense de l'Europe occidentale, qui demeure de facto un protectorat américain. Aujourd'hui, près de 300 bases militaires américaines sont actives sur le sol européen, avec des contingents permanents dépassant les 80 000 hommes , sans compter les déploiements tournants et les armes nucléaires stockées dans des pays comme l'Allemagne, la Belgique et l'Italie. Cette infrastructure à elle seule contredit toute prétention à constituer un pôle autonome de décision géopolitique et transforme le continent en plateforme de projection de la puissance militaire américaine. Le véritable débat sur l'autonomie stratégique de l'Europe doit partir de ce fondement incontournable, sous peine de devenir une fiction rhétorique qui ne sert qu'à masquer la dépendance persistante à l'égard de l'Atlantique.
De ce point de vue, on peut affirmer que les tentatives européennes successives d'articuler une politique étrangère et de défense autonome ont été systématiquement contenues et neutralisées par les États-Unis. De l'échec du projet de Communauté européenne de défense dans les années 1950 à l'annulation d'initiatives plus récentes telles que le Corps de réaction rapide européen ou la création d'un Conseil de sécurité européen, en passant par la subordination opérationnelle pendant les guerres des Balkans, la constante est restée la même : Washington exerce son droit de veto pour contrecarrer toute tentative d'autonomie effective, immédiatement perçue comme une menace pour la structure de pouvoir transatlantique. Des pressions politiques, diplomatiques et économiques sont déployées opportunément pour garantir l'adhésion à l'OTAN en tant que cadre unique et exclusif, sans exclure le recours à la guerre si nécessaire. Augusto Zamora a déclaré à juste titre que le véritable objectif de la guerre contre la Yougoslavie (1999) était la politique d'autonomie initiée par l'UE durant ces années, faisant de l'OTAN « l'instrument essentiel pour maintenir et étendre l'influence des États-Unis en Europe ».
Le fait est que la position internationale de l'UE continue d'être conditionnée par son adhésion aux engagements atlantistes, son alignement automatique sur les directives du Pentagone et sa dépendance technologique à l'égard de l'industrie d'armement américaine. La guerre en Ukraine a intensifié ce processus, le portant à des niveaux impensables il y a quelques années seulement. La réponse européenne au conflit a été marquée par un suivi aveugle des positions de Washington, à tel point que toutes les décisions clés concernant le soutien militaire et les sanctions économiques ont été prises à la demande des États-Unis, ignorant ou négligeant les intérêts et les besoins des peuples européens. Nous y reviendrons plus loin, mais notons d'ores et déjà que la dépendance énergétique au gaz naturel liquéfié américain, apparue après la rupture avec la Russie, a renforcé cette tendance, consolidant le rôle subalterne de l'Europe dans un ordre géostratégique dominé par Washington.
Dans ce contexte, le projet de réarmement représente une fonctionnalisation des États européens au sein du dispositif d'endiguement mondial américain. La multiplication des fonds de défense, l'acquisition de technologies militaires largement américaines et la direction opérationnelle de l'OTAN perpétuent une logique de dépendance qui fait de l'Europe l'exécutante d'un agenda totalement étranger à ses intérêts stratégiques. L'industrie d'armement américaine bénéficie directement de cette dynamique, tandis que les capacités européennes sont orientées vers des besoins et des objectifs définis au-delà de ses frontières. Le réarmement ne renforce pas l'UE ; il la militarise sans l'émanciper et paralyse toute possibilité d'agir en tant qu'entité politique autonome. Il en résulte une Europe de plus en plus dépendante, transformée en une périphérie armée incapable de penser et d'agir par elle-même dans le nouvel ordre multipolaire.
Cette dynamique a des effets profonds non seulement sur le plan militaire, mais aussi sur les plans politique et culturel. L'internalisation progressive des cadres discursifs américains sur la sécurité, la démocratie et les menaces extérieures produit une homogénéisation du débat public qui a sérieusement affaibli le pluralisme européen. L'idée fausse selon laquelle les États-Unis sont les garants de la paix et de la stabilité sur notre continent empêche l'exploration de modèles alternatifs fondés sur la neutralité, le multilatéralisme ou la sécurité partagée. Les médias grand public jouent un rôle clé dans ce processus, reproduisant sans faille le discours hégémonique de Washington, le transformant en un sens commun dominant qui ne fait que reproduire la logique de confrontation qui caractérise la stratégie américaine. John Mearsheimer a parfaitement raison lorsqu'il affirme que l'Europe a délégué sa sécurité aux États-Unis pendant si longtemps qu'elle a perdu la capacité de penser en termes d'intérêts personnels autonomes.
Aujourd'hui plus que jamais, il est essentiel de mener une critique fondée de la subordination atlantique. L'« autonomie stratégique » ne saurait servir de prétexte à une adhésion sans réserve au langage de la guerre. Elle implique un engagement en faveur d'un ordre multipolaire, d'une Europe qui cesse d'être un satellite et se reconnaît comme sujet d'un monde nouveau en émergence partout. La multipolarité n'est ni une abstraction ni une utopie, mais une réalité en construction, portée par des pays qui rejettent l'approche unipolaire de Washington et fondent leurs relations sur la coopération et le respect de la souveraineté nationale. L'émergence de nouveaux pôles de puissance – tels que la Chine, l'Inde, la Russie, l'Afrique du Sud et le Brésil – redéfinit l'équilibre international, et l'Europe doit décider si elle veut devenir un acteur pertinent ou rester prisonnière d'une hégémonie déclinante. Ainsi comprise, l'« autonomie stratégique » est une condition pour préserver la démocratie et défendre les intérêts européens dans le respect de la souveraineté des États, contribuant ainsi à un ordre international plus juste et équilibré, et donc moins soumis à la logique impérialiste.
5. Les véritables raisons du réarmement européen
La Russie n'est qu'un prétexte. Le récit qui présente la menace russe comme un impératif sécuritaire absolu et soudain perd de sa force lorsqu'on examine le contexte historique dans lequel s'inscrit le conflit. Nous savons aujourd'hui que l'attaque contre l'Ukraine n'était que le dernier maillon d'une chaîne qui remonte à l'expansion de l'OTAN vers l'Est après la dissolution de l'URSS. Malgré les promesses faites à Gorbatchev en 1990, l'Alliance atlantique non seulement ne s'est pas dissoute, mais a progressé par vagues successives d'expansion vers la frontière russe, aboutissant à l'inclusion de l'Ukraine dans l'agenda stratégique de l'OTAN par le biais de divers accords de partenariat et de coopération militaire. La guerre n'a donc pas été le point de départ, mais la conséquence tragique d'une logique d'encerclement qui a alimenté les tensions jusqu'à des limites insoutenables. Ou, plus précisément, le dernier chapitre d'une escalade induite par un déploiement politico-militaire qui a fini par submerger les voies diplomatiques pour une résolution pacifique du conflit. Cet événement ne peut être analysé isolément ou hors contexte, sous peine d'adopter une approche réductionniste occultant ses causes profondes et ses implications géopolitiques.
De même, l'invocation constante des « valeurs européennes » pour justifier le réarmement paraît particulièrement cynique compte tenu de la position de l'UE face au génocide perpétré contre le peuple palestinien. Alors que les discours sur la défense du droit international et des droits humains en Ukraine se multiplient, l'Europe maintient un silence assourdissant face à la destruction systématique de Gaza par l'État d'Israël. Comme le rappelle Ilan Pappé, les États-Unis et l'Europe « ont toujours ignoré les souffrances et les droits des Palestiniens et ont érigé un bouclier permettant à Israël de poursuivre son occupation et sa colonisation ». Un bouclier tissé d'accords commerciaux, de complicité diplomatique et de livraisons d'armes, tout en ignorant les massacres ciblés, en normalisant le régime d'apartheid et en cautionnant les châtiments collectifs des Palestiniens. Cette hypocrisie discrédite la prétendue autorité morale de l'UE et révèle la véritable subordination de sa politique étrangère à des intérêts stratégiques qui n'ont rien à voir avec l'éthique ou les droits humains.
En réalité, le réarmement ne répond pas à une menace extérieure spécifique, et encore moins à la défense de prétendues « valeurs européennes ». Ce qui se passe est tout autre et est lié à la défaite stratégique subie par l'Occident, et en particulier l'UE, en Ukraine. En effet, l'Europe n'accepte pas l'issue de la guerre, car elle implique un changement structurel en termes de hausse des coûts de l'énergie et de perte de compétitivité qui frappe durement le cœur industriel de l'Europe. L'une des conséquences les plus graves et durables du conflit ukrainien a été la rupture du lien énergétique entre l'Europe et la Russie, notamment en matière d'approvisionnement en gaz naturel. Rappelons que jusqu'en 2021, l'Allemagne et d'autres pays européens dépendaient du gaz russe, dont l'abondance et le prix abordable leur permettaient de maintenir des coûts industriels faibles et une position d'exportation forte. La rupture de cette relation, provoquée par les sanctions contre la Russie et le sabotage des gazoducs Nord Stream, a contraint ces pays à se tourner vers le gaz naturel liquéfié américain, nettement plus cher et plus coûteux à transporter et à stocker.
Les conséquences sont structurelles, et il est encore trop tôt pour en évaluer pleinement l'ampleur, mais des signes incontestables d' affaiblissement économique apparaissent déjà dans les pays les plus dépendants des industries exportatrices. Les prix de l'énergie n'ont cessé d'augmenter, érodant la compétitivité de secteurs clés tels que la chimie, la métallurgie, le papier, la céramique et, surtout, l'industrie automobile. L'Allemagne, considérée jusqu'à récemment comme la puissance industrielle européenne, est le pays le plus touché par cette nouvelle réalité. En 2024, la production industrielle a chuté de 4,5 % par rapport à l'année précédente, avec des baisses particulièrement marquées dans des secteurs stratégiques comme l'automobile (-7,2 %) et la construction mécanique (-8,1 %). Le chômage a commencé à augmenter et la menace de délocalisation d'entreprises plane sur l'économie allemande. Jacques Sapir n'a aucun doute lorsqu'il affirme que les grands pays européens comme l'Allemagne, l'Italie et la France ne pourront pas résister à la politique commerciale de Trump sans reprendre leurs achats de gaz et de pétrole russes : « Sinon, ils verront leurs grandes entreprises quitter l'Europe, où l'énergie est extrêmement chère, pour s'installer aux États-Unis. »
En bref, tout indique que l'Europe est entrée dans une période prolongée de hausse des prix de l'énergie, sans alternative claire en vue. Dans ce contexte, le réarmement apparaît comme une réponse désespérée pour réactiver l'appareil productif sur de nouvelles bases, réorganisant l'espace européen autour d'une économie de guerre. Il est indéniable que la victoire russe a érodé les fondements matériels du modèle néolibéral européen, et l'objectif est désormais de protéger l'ordre établi en transférant les coûts du nouveau scénario sur la majorité sociale. On pourrait dire que les élites européennes ont opté pour une fuite en avant, consistant à militariser l'économie et à prolonger le conflit pour échapper à une défaite stratégique entraînant une transformation structurelle de l'économie européenne. Telles sont, et nulle autre, les véritables raisons qui expliquent la dérive militariste que nous vivons : gérer une crise historique sans remettre en cause les fondements de la puissance économique et préserver un ordre international fondé sur la suprématie politique, économique et militaire de l'Atlantique Nord.
6. Vers un suicide collectif ?
La guerre en Ukraine entre dans une phase décisive. L'avancée russe paraît irréversible, et une escalade dramatique des hostilités est hautement probable dans les prochains mois, ramenant au premier plan la question de la guerre et sa place dans le débat public européen. Les préparatifs du réarmement s'accéléreront, face à des avertissements de plus en plus pressants sur la nécessité de faire des « sacrifices » pour faire face à la « menace russe » au nom des « valeurs européennes ». Soyons clairs : ce qui a commencé est une opération psychosociale de grande ampleur visant à construire un consensus artificiel autour du réarmement. Les médias diffuseront sans relâche une rhétorique guerrière, rendant toute voix critique invisible. Ce nouveau consensus imprégnera le système politique, englobant droite et gauche (à quelques exceptions honorables près). Même les syndicats, autrefois défenseurs de la paix et de la justice sociale, seront entraînés dans cette logique, que ce soit par conviction, par inertie ou par simple soumission au discours dominant. La guerre deviendra le nouveau facteur de légitimation de l’ordre européen, donnant naissance à un néolibéralisme belliciste et autoritaire fondé sur la peur de l’ennemi.
Mais qui est l'ennemi ? L'augmentation des dépenses militaires et le développement de l'industrie de défense s'inscrivent dans le contexte de la possibilité d'un conflit avec la Russie, qui est – il ne faut pas l'oublier – la première puissance nucléaire mondiale. Ce fait simple et convaincant est systématiquement passé sous silence dans le débat public sur le réarmement, mais il constitue le cœur inéluctable du problème. En effet, la Russie possède actuellement le plus grand arsenal nucléaire de la planète, avec environ 6 000 ogives, dont plus de 1 700 sont déployées et prêtes à être utilisées immédiatement. De plus, ces dernières années, elle a achevé un processus de modernisation en profondeur de ses capacités militaires, notamment en matière de missiles balistiques intercontinentaux, de sous-marins nucléaires et d'aviation stratégique. Le déploiement de systèmes tels que le missile RS-28 Sarmat, capable d'emporter plusieurs ogives hypersoniques, ou la nouvelle génération de sous-marins de classe Borei-A, démontre la supériorité technique et dissuasive de son appareil nucléaire.
La doctrine militaire russe, comme chacun sait, prévoit l'utilisation d'armes nucléaires si son intégrité territoriale ou ses infrastructures stratégiques sont menacées par un conflit conventionnel de haute intensité. Cela signifie que toute avancée militaire compromettant significativement la position de la Russie pourrait déclencher une escalade aux conséquences catastrophiques pour l'Europe. En effet, la doctrine nucléaire n'est pas une simple déclaration d'intention, mais un cadre opérationnel qui détermine automatiquement la réponse militaire aux scénarios critiques. Elle implique donc un système de réaction automatisé qui devient inexorable lorsque certains seuils sont franchis. Ignorer cette réalité, comme le font systématiquement les élites européennes, revient à déplacer le conflit vers une dimension stratégique où la guerre devient un risque existentiel pour l'Europe. Le réarmement est non seulement un pari ruineux qui exigera d'énormes sacrifices sociaux ; il est également suicidaire sur les plans politique et militaire.
Dans ce contexte, les décisions prises par les pays européens prennent un ton profondément irresponsable et suscitent un rejet croissant sur la scène internationale, même parmi leurs anciens alliés. Bien qu'ils s'efforcent de le dissimuler, la vérité est que l'isolement actuel de l'Europe est sans précédent dans l'histoire. Jamais nous n'avons été aussi seuls sur la scène internationale. Les pays du Sud, regroupés au sein de forums tels que les BRICS, rejettent ouvertement la stratégie d'escalade contre la Russie et prônent un ordre international fondé sur le multilatéralisme, la négociation et le respect de la souveraineté. Des dissensions importantes commencent également à émerger en Occident. Le changement de climat à Washington est significatif, et de plus en plus de voix au sein des élites américaines soulignent que c'est l'Europe et Zelensky qui refusent de négocier, amenant le conflit à un point de non-retour qui pourrait se solder par une défaite politique et militaire majeure.
Ce qui est présenté comme une défense des « valeurs européennes » contre la « menace russe » est en réalité une tentative désespérée de maintenir le statu quo et de conserver le pouvoir de classe, même si cela implique de militariser la vie civile, de détruire l'État-providence et d'assumer le risque d'une guerre nucléaire. L'UE enferme ses populations dans un labyrinthe sans issue où les seules portes ouvertes mènent à la ruine économique ou au suicide collectif. Et elle compte sur la complicité active des gouvernements européens, dont le gouvernement espagnol, qui se font les exécutants d'un programme dicté par des intérêts fallacieux, adopté sans débat public et légitimé par la peur. Un programme, en bref, qui pourrait remettre en question la viabilité politique de l'UE telle que nous la connaissons. La première condition pour mettre un terme à cette folie est de briser le silence, de démasquer la rhétorique belliqueuse et de reconstruire un horizon politique qui donne la parole aux peuples d'Europe.
7. Sauver l'Europe de l'Union européenne
Nous l'avons dit au début, et nous le réaffirmons aujourd'hui : le réarmement européen est un projet de grande envergure qui redéfinit le rôle de l'État, reconfigure l'économie et ferme des espaces fondamentaux de souveraineté. Son analyse requiert des catégories profondes capables de saisir les transformations en cours au-delà du discours officiel et des procédures formelles. On pourrait dire que le réarmement implique une altération de la constitution matérielle au sens où Mortati l'entendait : la structure réelle du pouvoir, la disposition effective des forces sociales qui façonnent un régime politique donné. Comme nous l'avons expliqué, le projet européen subvertit les priorités de l'État et enterre le constitutionnalisme social d'après-guerre, consolidant un nouveau bloc historique autour du capital industriel de guerre. Un dispositif hégémonique qui réorganise la relation entre État et société, déplaçant l'axe de légitimité des droits sociaux vers la sécurité militaire.
Le processus de dépossession a repris et frappera particulièrement durement la majorité sociale, subordonnant ses besoins – éducation, santé, soins, salaires – aux exigences d'une économie de guerre. La marge de manœuvre de l'État vis-à-vis des classes sociales deviendra de plus en plus étroite et sera conditionnée par des impératifs géostratégiques définis dans des instances totalement étrangères à la volonté populaire. Dans ce contexte, la séparation entre le pays légal – les institutions formelles – et le pays réel – les majorités dépossédées – se creusera sans cesse, érodant la légitimité de l'ordre actuel. Une nouvelle conscience émergera au milieu de l'océan de mensonges qui alimente la propagande de guerre. Elle est encore diffuse, fragmentée, voire contradictoire. Mais elle existe et se nourrit de la lassitude, de la dégradation des conditions de vie et d'une mémoire qui porte encore les échos d'autres résistances. Cette conscience ne s'exprimera pas immédiatement sous des formes organisées ni avec les anciens langages. Ce sera un processus lent, inégal et tendu. Mais elle ouvrira une brèche, par laquelle l'histoire pourra s'infiltrer.
Chaque crise offre la possibilité d'un nouveau départ. La fracture de la constitution matérielle peut ouvrir un cycle politique à long terme, orienté vers la redéfinition démocratique du pouvoir. Sous la surface, telle une vieille taupe qui creuse inlassablement, émerge une conscience critique susceptible de impulser un processus constituant fondé sur la souveraineté populaire, la défense de la paix et la justice sociale. À notre avis, cet engagement n'exige pas une rupture avec l'Europe en tant qu'espace politique et historique, mais précisément le contraire : la reconstruction de l'Europe sur de nouvelles bases. Il est nécessaire d'articuler une Europe confédérale capable de dépasser la conception technocratique et post-nationale de l'UE actuelle. Une Europe qui commence par la reconnaissance de l'État-nation comme espace indispensable à la démocratie et l'intègre dans un cadre de coopération supranationale fondé sur le respect mutuel et l'existence d'institutions communes. Il ne s’agit pas de revenir aux anciens nationalismes exclusifs, mais plutôt de partir du principe qu’il ne peut y avoir de démocratie sans un demos, et que c’est seulement dans le cadre d’une communauté politique organisée — dotée de la capacité de délibération, de décision et d’auto-gouvernance — que la volonté générale peut s’exprimer.
Une Europe confédérale exige de repenser le continent comme une communauté pluraliste et solidaire, construite de la base vers le sommet, où la paix, le droit international et l'égalité entre les États membres constituent des principes directeurs. Il ne s'agit pas de dissertations théoriques ni de formulations abstraites. Si l'Europe aspire à faire entendre sa voix sur la scène internationale et à cesser d'être un appendice de Washington, au moins trois points essentiels doivent être pris en compte pour tracer une voie alternative : premièrement, élargir l'espace politique des États afin qu'ils puissent gérer leurs économies nationales selon leurs intérêts spécifiques ; deuxièmement, proposer un traité d'amitié et de coopération avec la Russie exprimant une volonté de compréhension mutuelle et de collaboration stratégique, abandonnant la logique de la confrontation ; et troisièmement, s'engager en faveur d'une intégration active dans un monde multipolaire plus équilibré, ouvert à la pluralité des modèles politiques, économiques et culturels. Nous aborderons séparément chacun de ces aspects qui, considérés ensemble, façonnent l'idée d'une Europe confédérale comme un projet visant à dépasser le cadre néolibéral qui structure l'UE.
Le premier point est décisif : le fédéralisme néolibéral et technocratique imposé ces dernières décennies a donné naissance à un régime oligarchique qui restreint les droits des travailleurs, affaiblit les piliers de l’État-providence et érode les fondements mêmes de la démocratie. Il est urgent de réorienter le projet européen sur de nouvelles bases : construire une Europe confédérale qui limite la portée des marchés et garantisse à chaque État un espace politique souverain où la volonté populaire peut s’exprimer, s’organiser et se transformer en pouvoir. Il ne peut y avoir de démocratie sans un espace où les citoyens peuvent délibérer, décider et soumettre à l’examen des questions économiques fondamentales. Reconstruire l’Europe exige précisément cela : des institutions communes, des pouvoirs clairement définis et des mécanismes de coopération monétaire qui protègent contre la spéculation et favorisent des relations commerciales équilibrées. Ce n’est qu’ainsi qu’il sera possible d’impliquer les populations dans un projet économique, politique et social avancé qui réponde à leurs besoins et restaure la centralité de la souveraineté populaire.
Le deuxième point est également incontournable : il ne peut y avoir de sécurité européenne sans un traité d’amitié et de coopération avec la Russie. Une Europe confédérée doit considérer l’Est non pas comme une frontière de confrontation, mais comme un espace de coopération, exerçant son autonomie stratégique de manière concrète et au-delà des affirmations rhétoriques face à la politique d’endiguement dictée par Washington. Cette approche permettrait une désescalade militaire et ouvrirait la voie à une alliance structurée autour d’intérêts communs tels que l’énergie, le commerce, les transports, la recherche et la technologie, pour n’en citer que quelques-uns. Ce qu’il faut, c’est un accord européen qui mette fin à la logique des blocs et ouvre un nouveau cycle de compréhension continentale, rompant avec l’atlantisme qui a conditionné la politique étrangère européenne pendant des décennies. Il ne s’agit pas d’une initiative marginale ou utopique, mais d’une voie réaliste vers la stabilisation de la région et la fin de l’hostilité héritée de la Guerre froide. La normalisation des relations avec Moscou sur la base du respect mutuel et de la coopération économique est la condition préalable à toute tentative de refondation du projet européen.
Troisièmement, la construction d'une Europe confédérale doit s'inscrire dans un engagement stratégique en faveur d'un ordre multipolaire où le pouvoir n'est pas monopolisé par une seule superpuissance, mais plutôt réparti entre différents pôles qui interagissent et coopèrent dans des conditions d'égalité et de respect mutuel. Ce nouveau monde prend déjà forme sous nos yeux : l'essor de la Chine, le poids économique et démographique de l'Inde, le rôle central de la Russie, le renforcement du Sud global à travers les BRICS+, l'Organisation de coopération de Shanghai et l'Union africaine donnent naissance à une architecture internationale post-occidentale beaucoup plus coopérative, plurielle et ancrée dans la souveraineté de ses peuples. Enfin, l'Europe doit choisir entre rester un acteur subordonné, aligné inconditionnellement sur les intérêts américains, ou participer à la construction d'un monde nouveau, plus équilibré, où les peuples ont voix au chapitre, un rôle moteur et sont reconnus. La question est inévitable, et l'histoire nous apportera la réponse.
L'Europe doit prendre position, rompre avec sa subordination à l'atlantisme et s'affirmer comme acteur d'un monde en transition qui ne tourne plus autour de Washington, et encore moins de Bruxelles. Nous devons retrouver, si possible, l'esprit de Bandung, la conférence de 1955 qui réunit les pays afro-asiatiques nouvellement indépendants pour proclamer le droit des peuples à décider de leur destin dans un cadre international fondé sur la souveraineté, la paix et la coopération entre égaux. Cette rencontre historique a marqué l'émergence d'un sujet collectif sur la scène mondiale, l'annonce d'une géopolitique venue d'en bas qui revendiquait la dignité des peuples libérés du colonialisme. Plus d'un demi-siècle plus tard, l'Europe a la responsabilité historique d'assumer cet héritage et de définir sa place dans le monde. Revenir à Bandung signifie construire une relation différente avec le Sud global ; reconnaître comme interlocuteurs les peuples, de l'Amérique latine à l'Afrique en passant par l'Asie, qui réclament un nouvel ordre international fondé sur l'égalité, la durabilité et la justice sociale. En bref, participer activement au processus de transformation du monde, qui est la grande tâche de notre temps.
Le retour à Bandung n’est pas un signe de nostalgie du passé, mais plutôt un engagement envers l’avenir.
Héctor Illueca
Rosa Medel
Augusto Zamora
María Dolores Nieto
Manolo Monerero
Carmen Collado
Antonio Fernández Ortíz
Ramón Pérez Almodóvar
Javier Aguilera
Araceli Ortiz
César Lledó
Pedro Lorente