LEÇONS À TIRER DU TRACTORAZO
Alejandro Teitelbaum
I. Le grand capital est mondialisé et sa stratégie dominante sur tous les terrains pour augmenter ses profits est planétaire. Les victimes du système ne disposent pas des multiples moyens et instruments (pouvoir économique, politique et militaire, monopole des médias de masse et hégémonie idéologique et culturelle) dont dispose le grand capital, mais elles peuvent lui opposer deux armes formidables pour le vaincre: l'organisation des opprimés et des exploités et la projection internationaliste des luttes. Les luttes actuelles peuvent se consolider et s'amplifier si elles s'orientent dans ce sens, en commençant par établir des liens de solidarité, des échanges d'expériences et des activités communes à l'échelle mondiale, contre l'ennemi commun: le capitalisme financiarisé.
L'économie agricole en France est constituée de plusieurs strates différenciées, aux intérêts convergents pour certaines et antagonistes pour d'autres. Il est indispensable de les connaître en détail pour pouvoir orienter les luttes.
1) Comment est répartie la propriété de la terre ;
2) Qui la travaille directement : propriétaires, locataires, ouvriers agricoles, intérimaires, saisonniers et stagiaires.
3) Qui reçoit des aides institutionnelles (PAC et autres) et dans quelles proportions[1];
4) Les relations commerciales entre les producteurs et la grande distribution.
Le premier constat est qu'il y avait 2 500 000 agriculteurs en 1955 et qu'il y en a aujourd'hui 460 000. Le décile le plus riche des agriculteurs directs a un revenu annuel de 80 300. Les déciles suivants ont des revenus de plus en plus faibles jusqu'aux deux derniers déciles qui n'ont que des dettes [2].
A QUI APPARTIENNENT LES TERRES AGRICOLES EN FRANCE?
On le sait peu, mais les agriculteurs français ne sont pas majoritairement propriétaires de leurs champs. Sur les 25 millions d’hectares de la surface agricole utile (SAU) de l’Hexagone, 16 millions sont loués par leurs exploitants sous le régime du fermage et 9 millions appartiennent aux agriculteurs qui les travaillent. Pour environ 500.000 agriculteurs et agricultrices, on compte désormais 4,2 millions de propriétaires. "Aujourd’hui, un agriculteur dépend de 14 propriétaires différents, contre 3 ou 4 en 1980", dénonce Coline Sovran[3], responsable à l’association "Terre de liens".
Il y a eu une lente évolution aux effets délétères. Dans les années 1970, 63% des terres étaient encore la propriété des agriculteurs et de leurs familles. Les installations se faisaient donc en propriété directe ou familiale (avec les parents, frères et sœurs non exploitants mais possesseurs de parts d’héritage) à travers une location ou une mise à disposition gratuite. Le passage de générations en générations et la diminution drastique du nombre d’exploitations a complètement distendu les rapports entre la terre et ses propriétaires. Ces derniers détiennent en moyenne cinq hectares alors que la surface moyenne d’une exploitation est de 69 hectares. Ces propriétaires sont par ailleurs plutôt âgés, au point que la moitié de la SAU est détenue par des personnes de plus de 65 ans.
L’agrandissement de la surface moyenne des fermes par absorption des exploitations sans repreneurs a changé la façon d’exploiter la terre. L’agriculteur seul sur son exploitation est un schéma encore dominant mais qui recule devant l’augmentation des sociétés agricoles, qui représentent aujourd’hui 7,5% de la SAU, alors qu’elles étaient quasiment inconnues il y a trente ans. "L’agriculture s’est modernisée en augmentant la taille des exploitations, mais aussi en multipliant les investissements dans les machines et les intrants, rendus encore plus nécessaires par la spécialisation dans les cultures", poursuit Coline Sovran. Difficile pour une personne seule d’assumer des prêts de plusieurs centaines de milliers d’euros. Il a donc fallu s’associer.
Mais certains milliardaires français et de grandes entreprises étrangères investissent dans des exploitations agricoles, contribuant ainsi à la concentration de la propriété agricole et la rendant plus chère et inabordable pour les petits et moyens agriculteurs.
Cette évolution résulte du fait qu'une partie de la production agricole française depuis quelques décennies est destinée au marché mondial, exportant de grandes quantités à bas prix vers les pays périphériques, en concurrence avec la production locale. Un échange inégal vu du Sud[4].
Cet "avantage comparatif" de la production agricole française profite non seulement au grand capital local mais aussi au capital international.
Deux exemples :
1) La vallée des Esclans est le théâtre d'opérations immobilières menées par le groupe français LVMH, qui vise un domaine viticole. La Confédération paysanne dénonce un accaparement des terres agricoles menant à une inévitable spéculation du prix des terrains. 55 hectares d'un cru classé de Provence qui attirent la soif d'acquisitions de l'homme le plus riche de la planète: le milliardaire français et patron du groupe de luxe LVMH, Bernard Arnault.
2) Après les châteaux viticoles bourguignons et bordelais il y a déjà quelques années, la Chine s'intéresse aussi de plus en plus à d'autres produits et terres agricoles français: lait, viande, terres céréalières et percherons normands.
Dans le Finistère, en 2016, des Chinois ont investi dans une usine de lait, à Carhaix. L'entreprise Synutra transforme en poudre un million de litres de lait par jour, c'est la plus importante production d'Europe. Cette usine à 90 millions d'euros est la première implantation en France d'une entreprise spécialisée dans le lait pour enfants. L'ensemble de la production est destiné à la Chine, mais les employés de l'usine sont français. Un enjeux économique important donc, mais depuis quelques mois des tensions sociales apparaissent au sein de l'usine.
En 2017, des investisseurs chinois ont également acquis 900 hectares de terres agricoles dans l'Allier après en avoir déjà acheté 1700 dans l'Indre. Les Chinois ayant réussi à contourner les contrôles habituellement exercés par le "gendarme des terres agricoles" la SAFER (Société d'Aménagement Foncier et d'Etablissement Rural). (© PPfister/France 3 Bourgogne-Franche-Comté.
Ainsi, les changements dans la production agricole française visant à rivaliser avantageusement sur le marché mondial se sont traduits, entre autres, par la concentration de la propriété agricole et l'abandon des pratiques écologiques traditionnelles au profit d'une productivité accrue. C'est aussi dans cette dernière voie que se sont lancés les petits producteurs, croyant à tort pouvoir imiter les politiques des grands capitalistes[5].
C'est la crise du modèle de l'exploitation familiale.
Ce n'est pas la fin de l'agriculture, c'est la fin d'une forme de l'agriculture. Au fond, l'exploitation familiale avec deux personnes à plein temps, c'est-à-dire l'exploitation conjugale finalement, constitue un moment historique qui a succédé au modèle patriarcal de la Troisième République et qui voit aujourd'hui émerger des formes multiples et complexes.
D’après l’analyse du recensement général agricole (RGA) les chefs d’exploitation et actifs non salariés en agriculture sont aujourd’hui 460000 – c’est moins de 20% en 10 ans, soit 1,5% de la population active, et l’effondrement démographique est encore plus fort en tendance. A l’inverse, cela s’accompagne de l’augmentation des salariés et employés: les établissements de travaux agricoles (ETA) ont vu leurs effectifs augmenter de + 62 % sur ces mêmes dix années. 280 000 salariés travaillent dans les exploitations et 350000 dans les ETA – à quoi il faudrait encore ajouter les intérimaires, saisonniers, auto-entrepreneurs et stagiaires, non recensés.
Une grande partie des salariés, en particulier les intérimaires et les saisonniers, sont des migrants, souvent clandestins, soumis à une exploitation sans scrupules. Et invisibles dans les commentaires journalistiques et les déclarations politiques qui ont proliféré dans le sillage du tractorazo.
[1] https://www.francetvinfo.fr/replay-jt/france-2/20-heures/video-qui-s-enrichit-grace-a-la-politique-agricole-commune_2978165.html.
Le 80 % de la PAC va à 20 % des bénéficiaires et le 20 % à 80 % des bénéficiaires.
[2] Une enquête de l’INSEE réalisée en 2019 montre que le nombre d'exploitants agricoles a été divisé par quatre depuis 40 ans. Dans le même temps, le profil des agriculteurs a fortement évolué. Les agriculteurs qui sont désormais très majoritairement des hommes sont plus qualifiés qu'au début des années 1980. Agriculteurs en polyculture-élevage, éleveurs de bovins, céréaliers, viticulteurs, maraîchers... L'Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE) recensait, en 2019, 400 000 agriculteurs exploitants dont 7% ont des activités liées à l'exploitation de ressources naturelles sans posséder d'exploitations (exploitants forestiers, patrons pêcheurs...). Ils étaient 1,6 million en 1982, rappelle l'INSEE dans son étude sur les agriculteurs publiée le 23 octobre 2020.Les agriculteurs représentaient 7,1% de l'emploi total en 1982. En 2019, ce chiffre est passé à 1,5% de l'emploi total. L'INSEE met en rapport cette forte baisse avec l'augmentation de la taille des exploitations et les progrès réalisés en matière de productivité.La grande majorité des agriculteurs exploitants (69%) sont à leur compte et n'emploient aucun salarié. Lorsqu'ils sont employeurs, il n'ont, le plus souvent qu'un seul employé.Les conditions d'exercice du métier peuvent également expliquer cette érosion : un travail en continu, tous les jours de la semaine, pouvant se prolonger la nuit, avec une durée de travail hebdomadaire largement supérieure à la moyenne (55 heures contre 37 heures), des congés réduits...
[3] Coline Sovran & Fabrice Ruffier, Co-auteurs du rapport La propriété des terres agricoles en France. – 13 juin 2023
[4] En parallèle, soutenant des « fleurons » de l'agroalimentaire avec l'argent public, la PAC contribue aux prix artificiellement bas de nos exportations dans les pays du Sud dont elle sape l'agriculture vivrière, tout en ralentissant l'essor d'alternatives justes, saines et durables chez nous”.
(De la Lettre ouverte au Président de la République - Pour une autre PAC, vendredi 17 juillet 2020 ( https://france.attac.org/actus-et-medias/salle-de-presse/article/lettre-ouverte-au-president-de-la-republique-pour-une-autre-pac)
[5] Cette croyance des petits producteurs, aucun groupe politique ne se préoccupe, d'une manière ou d'une autre, de la démanteler. Car tous, sans exception, se gardent bien de leur dire que l'État réel fonctionne au service des objectifs du grand capital et ne s'occupe des classes populaires que pour les endormir avec des effets de communication. Ou pour les réprimer. En termes politiquement incorrects, il s'agit de l'État bourgeois ou dictature de la bourgeoisie.