BILAN IDEOLÓGIQUE ET CULTUREL
(Chapitre 15 du livre MAISON TERRE, ÉTATS DE LIEUX. Edit. Dunken. décembre 2024. Auteurs: Mirta SOFIA TEITELBAUM et Alejandro TEITELBAUM)
PREMIÈRE PARTIE
La situation actuelle en France est le résultat de décennies d'hégémonie idéologique, politique et culturelle des tendances les plus conservatrices qui ont intoxiqué les esprits par le biais de l'éducation et des monopoles médiatiques. Ceci, dans le cadre du système capitaliste existant, dont les bénéficiaires se sont enrichis jusqu'à l'obscénité en exploitant et en opprimant de manière incontrôlée les travailleurs nationaux et immigrés et les ressources humaines et naturelles des semi-colonies.
I . Le bilan est globalement négatif comme résultat d'un processus qui a commencé il y a presque un demi-siècle avec l'occupation progressive de l'espace idéologique et culturel par des courants qui ont adultéré l'histoire et enterré la pensée logique, rationnelle, humaniste et révolutionnaire.
Le passage progressif des Lumières aux ténèbres était bien résumé il y a déjà 44 ans dans la couverture du numéro 392 de la revue Critique de janvier 1980: L'année politico philosophique - le comble du vide. Où, à la page 52, on peut lire la phrase suivante du philosophe Jacques Bouveresse (1940-2021):
“Il y a eu une époque ou quelqu’un qui aurait utilisé a peu près exclusivement des catégories aussi relatives et subjectives que le plaisir ou l’ennui pour justifier ses adhésions et ses exclusions philosophiques aurait été pris pour un aimable plaisantin et invité poliment à s’occuper d’autre chose. Mais, Dieu merci, nous ne sommes plus là depuis longtemps. Il faut, d’ailleurs, être juste envers Benoist et reconnaître qu’il n’a rien inventé dans ce domaine. Cela fait déjà un certain temps que les voix les plus autorisées et les plus influents nous expliquent que la philosophie n’a pas de pires ennemis que l’esprit de sérieux, le désir du vrai, la logique, le goût de la précision et la volonté ridicule de justifier ce qu’on affirme par des véritables arguments… ».[1].
Alan Sokal et Jean Bricmont ont mis à nu certains aspects et manifestations de ces courants. En 1996, Alan Sokal, professeur de physique à l'université de New York et de mathématiques à l'University College, London, a publié un article intitulé "Transgresser les frontières : Vers une herméneutique transformative de la gravitation quantique" dans Social Text, une prestigieuse revue américaine postmoderne d'études culturelles, qui l'a accepté sans remarquer son contenu extravagant. L'article soutenait que la gravité et la physique quantique sont une "construction" sociale[2], c'est-à-dire que la gravité n'existe que parce que la société se comporte comme si elle existait. Par conséquent, si nous n'y croyions pas, cela ne nous affecterait pas. Le jour même de la publication, Sokal a annoncé dans un autre journal que l'article était une provocation. Alan Sokal a renforcé ses divagations par des citations de célèbres intellectuels français et américains. Son intention était de démasquer, a travers sa satire, l'usage immodéré de la terminologie scientifique et les extrapolations abusives des sciences exactes aux sciences humaines. Plus généralement, Sokal avait voulu que son article dénonce le relativisme postmoderne, pour lequel l'objectivité n'est qu'une convention sociale. M. Sokal a qualifié son article de "pastiche de jargon postmoderniste, de critiques flatteuses, de citations grandiloquentes hors contexte et de l'absurdité pure et simple", qui "s'appuyait sur les citations les plus stupides que j'ai pu trouver sur les mathématiques et la physique" par des spécialistes des sciences humaines postmodernes. Sokal a ensuite écrit, avec Jean Bricmont, professeur de physique théorique à l'université de Louvain, un livre intitulé Les impostures intellectuelles (1997). Dans ce livre, les auteurs rassemblent et commentent des textes qui illustrent les mystifications physicomathématiques d'auteurs tels que Jacques Lacan, Julia Kristeva, Luce Irigaray, Bruno Latour, Jean Baudrillard, Gilles Deleuze, Félix Guattari, Paul Virilio, Henri Bergson... autant d'auteurs qui jouissent d'une grande notoriété dans le monde entier.
Sokal et Bricmont montrent comment, derrière le jargon imposant et l'érudition scientifique apparente, le roi est nu. Le livre, qui impliquait des personnalités de l'establishment intellectuel, a suscité des répliques furieuses et des commentaires approbateurs.
En 2005, Sokal a publié Pseudosciences et postmodernisme (édition Odile Jacob). La phrase suivante est tirée de ce livre : "Dans ce livre, j'ai donné des exemples manifestes de convergence entre pseudoscience et postmodernisme: des cas où des pseudo-scientifiques ont recours à des arguments postmodernes ou bien où des postmodernes ont défendu des pseudosciences... Cependant, il est possible que le lien le plus inquiétant entre postmodernisme et pseudoscience soit celui qui n'a pas été abordé ici - un lien plus difficile à délimiter, mais bien plus insidieux. En se répandant dans notre culture, même sous une forme diluée, les idées postmodernes créent un climat intellectuel peu propice à une analyse rigoureuse des faits".
Plus récemment, le neurobiologiste Jean Pierre Changeux revient sur le sujet dans son texte L'homme neuronal , trente ans après (Editions Rue d'Ulm, Presses de l'Ecole Normal Supérieur, 2016) , où il cite à la page 127 le philosophe Louis Althusser qui dans son ouvrage Philosophie et philosophie spontanée des savants (1967) parle de la pratique des « tables rondes » ou de multiples participants administratifs, politiques et "éventuellement" scientifiques sans accès aux véritables découvertes "oscillent entre un vague spiritualisme et un positivisme technologique". Pour Changeux, en 2016, cela était plus que jamais d'actualité.
On peut mentionner, parmi d’autres « maîtres à penser » de ces courants idéologiques régressifs dominants, à Michel Foucault, Bernard Henry Lévy[3], Alain Finkelkraut, André Gluksman et Alain Badiou[4]. Tous inspirés par la philosophie heideggérienne.
Heidegger postula en finir avec l'humanisme hérité de la philosophie grecque par les Encyclopédistes français et ses bases philosophiques rationalistes. En revanche, il ne propose pas un nouvel humanisme, mais plutôt de passer d'un «animal rationnel» à un être qui pense être «là où l'être est capable d'être une pensée». Cela signifie un transit qui serait réservé à ceux qui sont capables de «penser l'être». En d'autres termes, les «purs aryens», à l'exclusion des «races inférieures»: juifs et autres. Il y a donc une cohérence dans tout le travail de Heidegger, entre son irrationalisme aux connotations théologiques et mystiques et ses idées élitistes et racistes, prêchées depuis la chaire du Recteur de l´Université de Freiburg en 1933/34, avec la carte du parti nazi en poche.
Un exemple en est le discours qu'il a prononcé lors de sa prise de fonction au rectorat de l'université de Fribourg le 27 mai 1933, intitulé "L'auto-affirmation de l'université allemande", don’t il expose clairement ses idées et annonce l'expulsion de la liberté académique de l'Université.
Il convient de rappeler que Heidegger a prononcé ce discours quatre mois après l'investiture d'Hitler - le 30 janvier 1933 - comme chancelier du Reich.
La publication en Allemagne en 2014, par le professeur Peter Trawny, des Carnets noirs de Heidegger, jusqu'alors inédits, confirma ce que l'on savait déjà: son nazisme et antisémitisme. Pour les philosophes analytiques, le jeu de mots de Heidegger n'est rien d'autre qu'un "charabia intraduisible" (selon les mots du philosophe et physicien Mario Bunge (1919-2020), professeur de philosophie à l'université McGill de Montréal. Selon le philosophe Nicholas Rescher, professeur à l'Université de Pittsburgh, le discours de Heidegger est un exemple d'un discours narratif typique d'une philosophie de la rhétorique, et son style refléterait mieux que tout autre le genre de philosophie à éviter, très éloignée de la logique et de la recherche scientifique.
L'un des philosophes les plus critiques à l'égard de Heidegger est Jonas Cohn, un professeur d'orientation néo-kantienne, qui a été l'assistant d'Edmund Husserl à l'université de Fribourg : "Il semble très profond que le temps se temporise, mais le seul sens qui puisse être contenu dans ceci est que le néant et le temps doivent être pensés en acte, car, étant abstraits dans l'acte, Heidegger lui-même ne prétendrait pas que le néant et le temps exercent activités d'exercice du néant et du temps". Pour Cohn, ces thèses ne sont rien d'autre que des tautologies vides et une déformation du discours.
Avec un style épique qui a fait école dans le Troisième Reich (cf. Victor Klemperer, Lingua Tertii Imperii,Lti, la langue du IIIème Reich) révèle ses idées élitistes, son racisme germanique et le rôle subalterne qu'il attribue à la science.
Sur le fond de la pensée d'Heidegger en relation avec son antisémitisme, on peut dire qu'il y a fondamentalement trois positions : a) celui de ceux qui considèrent que son antisémitisme est étranger à sa philosophie et que celle-ci est l'une des plus hautes expressions de la pensée du XXe siècle (Alain Badiou, Gérard Guest et autres) ; b) ceux qui considèrent que son antisémitisme fait partie de sa philosophie mais ne l'empêche pas d'être une contribution majeure à la réflexion philosophique (Peter Trawny) ; et c) ceux qui soutiennent que Heidegger, à travers son antisémitisme, exprime l'essence de ses idées philosophiques (Emmanuel Faye, Heidegger, l'introduction du nazisme dans la philosophie :Autour des séminaires inédits de 1933-1935.Albin Michel, 2005. Arendt et Heidegger: Extermination nazie et destruction de la pensée. Albin Michel, 2016.
Les fragments antisémites des Carnets noirs, par exemple, affirment que les Juifs sont atteints de Bodenlosigkeit - ils manquent de "terre" - et de Weltlosigkeit - ils sont privés du monde.....
Emmanuel Faye, dans Heidegger, le sol, la communauté, la race [Faye et autres auteurs, Éditions Beauchesne, 2014] rappelle la lucidité d'Alexandre Koyré, lorsqu'il caractérise, en 1946, le concept de Dasein de Heidegger : "Da-sein - comme je l'ai dit - est l'essence ou la structure essentielle de l'homme, ou plutôt d'un être tel que l'être humain. Mais quel être humain, est-ce l'être humain en général, l'être biologique que nous appelons homme ? L'actualisation du Dasein aurait alors lieu dans le genre humain, ou n'a-t-elle lieu que dans l'être humain "historique" ? L'actualisation de l'essence du Da-sein serait alors limitée à l'existence des porteurs de l'histoire. Si cette dernière interprétation est correcte, on peut comprendre comment Heidegger a pu, pas à pas, en réduisant la masse des "hommes historiques", en venir à identifier l'"homme historique" et donc Da-sein à la race aryenne, au "peuple allemand", à Hitler, et, sans tomber dans le biologisme, devenir un nazi". (Alexandre Koyré, publié en 1946 dans Critique, réédité dans Études d'histoire de la philosophie, Paris, Gallimard, 1971, p. 299).
Nous nous arrêterons sur Michel Foucault, qui est un personnage très représentatif et respecté des idéologues dominants en France[5].
C'est un personnage qui occupe actuellement une place privilégiée dans de nombreux programmes universitaires de sociologie. Notre tentative de faire une analyse critique de son œuvre s'explique par le fait que ses idées influencent les approches sociopolitiques de pas mal d'intellectuels de droite et d’autres qui se disent de gauche. Pas seulement en France.
Foucault est l'auteur d'ouvrages tels que Folie et civilisation (1960), dans lequel il critique le concept de "folie" et l'opposition entre raison et folie établie à partir du XVIIe siècle ; Les mots et les choses (1966), L'archéologie du savoir (1969), Surveiller et punir (1975), dans lesquels il traite de la manière dont les institutions disciplinent et "normalisent" les individus. L'histoire de la sexualité (1976), L'usage du plaisir (1984) et Le souci de soi (1984) sont ses derniers ouvrages. Il a également exposé ses idées dans de nombreux cours et conférences.
Il est difficile d'analyser de manière critique ses opinions et ses idées pour plusieurs raisons. Elles ont été exprimées de manière obscure, ont varié au cours de sa vie et ne sont pas systématiques. Ce dernier point est cohérent avec l'une de ses idées centrales (inspirée de Nietzsche) selon laquelle l'ordre logique et la systématisation rationnelle sont un élément essentiel du pouvoir pour discipliner et "normaliser" les êtres humains, les privant ainsi de leur liberté.
Cette somme de difficultés à suivre la pensée de Foucault a été expliquée par John Weightman, qui était professeur de langue et de littérature françaises au Kings College de Londres et au Westfield College de l'Université de Londres, dans un opuscule d'un peu plus de 30 pages intitulé Ne pas comprendre Michel Foucault, (en espagnol: http://www.arcadiespada.es/wp-content/uploads/2008/08/fuco.doc) où il se concentre sur l'analyse de Les Mots et les Choses.
Weightman commence par dire que dans la prose littéraire française et les écrits universitaires, il était rare qu'un penseur se permettrait de s'affranchir des règles de la logique ou à des pénombres dans la présentation de ses idées et que cette tradition "s'est poursuivie jusqu'à l'époque de Sartre et de Camus, mais que les maîtres à penser les plus en vue des deux ou trois décennies suivantes, Roland Barthes, Jacques Lacan, Michel Foucault et Jacques Derrida ont généré un changement dans le milieu qui a rapidement rattrapé leurs nombreux disciples… Dans certains domaines spéculatifs, la clarté française traditionnelle a disparu pour être remplacée, à des degrés divers, par l'obliquité, la préciosité et l'hermétisme, comme s'il s'agissait là, par définition, de modes de fonctionnement plus valables que le lucide et le rationnellement établi".
Weightman poursuit : "Mon but n'est pas ici d'enquêter sur les raisons possibles de cette flambée de glossolalie distinguée et profane. Les modes, vestimentaires ou intellectuelles, sont notoirement difficiles à expliquer, et bien qu'elle montre des traces évidentes d'une combinaison d'influences de la pensée allemande (en particulier la rhétorique philosophique de Nietzsche)."....
Weightman poursuit: "D'emblée, Les mots et les choses n'est pas un livre facile à aborder, car Foucault, plutôt que d'annoncer clairement ses intentions, aborde timidement son argumentation par des allusions raffinées et plutôt étranges à Jorge Luis Borges, aux surréalistes et à Raymond Roussel (un écrivain marginal, que Foucault exalte "sans explication dans ce contexte" au statut de magistral). Cependant, on sait en temps voulu qu'il tente d'aborder le vénérable problème du langage et de la perception, comme le titre l'indique…Il [Foucault] déclare dogmatiquement vers la fin de sa préface qu'au-delà de la culture de surface et du langage patent de chaque période, il existe un mode de perception caché qui les gouverne. C'est un "ordre muet", ou une "grille seconde", un deuxième réseau, auquel il donne le nom d'épistémè, ou champ épistémologique. C'est la base, "le socle positif", à laquelle se rattachent toutes les multiples manifestations extérieures. Curieusement, il ne donne aucune explication sur la manière dont ces épistémè prennent forme, ni sur les raisons de leur modification. De plus, il n'en propose que trois, ou peut-être quatre, pour les cinq derniers siècles : celui de la Renaissance, celui de "l'âge classique" (période qui semble s'étendre du milieu du XVIIe siècle à la fin du XVIIIe siècle, ou au début du XIXe), et celui de la "modernité", bien qu'il laisse parfois entendre que nous avons déjà dépassé ce stade pour aller vers la post-modernité. La découverte et l'étude de ces épistémès n'appartiennent pas à l'"histoire des idées", car cette discipline ne s'intéresse qu'aux opinions ou aux concepts ouvertement formulés. Foucault considère que le nom le plus approprié pour son activité est "archéologie", d'où le sous-titre du livre : une archéologie des sciences humaines. Foucault entreprend de montrer comment les sciences humaines ont été conditionnées dans leur évolution par le changement des épistémès qui régissent les rapports entre le langage et les choses.Un premier problème, du point de vue anglo-saxon, est qu'il n'a jamais précisé quels sujets relevaient des sciences humaines. En anglais, on distingue normalement la science proprement dite et les disciplines parfois abusivement appelées "sciences sociales", comme l'histoire, la politique, la psychologie, etc. par lesquelles l'homme tente de définir son propre fonctionnement mental et social. Ces disciplines ne sont pas scientifiques, ou ne le sont qu'à certains égards. Foucault semble ne pas être aussi clair sur la différence et, comme nous le verrons plus tard, mélange trois disciplines disparates "la linguistique, la biologie et l'économie" avec des confusions conséquentes".
Ce "chaos expositif foucaldien", comme l'appelle Weightman, est néanmoins cohérent avec l'idée de liberté de Foucault, qui doit consister à libérer la pensée de toutes les contraintes, y compris celles que lui impose le rationalisme.
Mais en la mettant en pratique, Foucault tombe dans une contradiction : en exposant, il n'explique pas, ne démontre pas et ne prouve pas ses affirmations. Ainsi, toute son argumentation, en plus d'être arbitraire, repose sur le principe d'autorité: c'est ainsi parce que je le dis. Le pôle opposé de ce que l'on peut comprendre comme une pensée libre, contraire à tout dogmatisme. Même si, pour tenter d'échapper à cette contradiction, Foucault dit que ses lucubrations sont des "jeux" ou des "fictions", comme dirait Borges, dont il dit qu'un des textes l'a inspiré. Il rejette donc le rationalisme des Lumières de l'intelligentsia bourgeoise révolutionnaire du XVIIIe siècle (qui a réfuté avec succès les conceptions mystico-religieuses qui prévalaient jusqu'alors, mais qui, ne parvenant pas à dépasser le déterminisme pur, est revenu à une sorte de dogmatisme métaphysique quasi mystique).
Dans la Préface des Mots et des Choses, Foucault commence par la phrase : " Ce livre est né d'un texte de Borges ". Il s'agit d'un court essai de ce dernier intitulé Le langage analytique de John Wilkins, où Borges, dans une partie, écrit que "Ces ambiguïtés, redondances et déficiences rappellent celles que le Dr Franz Kuhn attribue à une certaine encyclopédie chinoise intitulée Heavenly Emporium of Benevolent Knowledge". Borges poursuit en citant une classification des animaux totalement fantastique et absurde de cette "lointaine encyclopédie", que Foucault reproduit dans sa Préface.
À partir de cette référence à Borges - qui ne semble pas très pertinente si l'on lit l'ensemble de l'essai de l'écrivain argentin, notamment lorsqu'il parle d'"ambiguïtés, de redondances et de déficiences" - Foucault extrapole une série de considérations - qui ressemblent davantage à des digressions - jusqu'à ce qu'il entre dans le vif du sujet dans la dernière partie de la Préface. C'est là que Foucault commence à exposer sa propre version de l'épistémè qu'il développera plus tard dans l'Archéologie du savoir. Nous disons sa propre version car le mot et la notion d'épistémè remontent à l'antiquité grecque, dont les référents sont Platon et Aristote. Avec des approches différentes mais tous deux associés à l'idée de science.
Le Dictionnaire de l'Académie royale d'Espagne (23e édition, 2014) donne trois sens au terme épistème : 1) Connaissance méthodologiquement et rationnellement construite, par opposition aux opinions qui manquent de fondement ; 2) Connaissance exacte ; 3) Ensemble de connaissances qui conditionnent les manières de comprendre et d'interpréter le monde à certaines époques. Une définition plausible pourrait être : Ce qui a trait à la connaissance et aux conditions et formes de son acquisition. Ce qui est l'objet étudié par l'épistémologie, sujet dans lequel il existe différents courants et tendances.
Patrick Juignet écrit dans Michel Foucault et le concept d'épistémè (http://www.philosciences.com/Pss/index.php/philosophie-generale/la-philosophie-et-sa-critique/10-michel-foucault-episteme) :
"L'œuvre de Michel Foucault est discontinue. Nous nous concentrons ici sur la période comprise entre 1965 et 1975 environ, au cours de laquelle il a élaboré et utilisé le concept d'épistémè. Ce concept a eu une courte carrière puisque, apparu dans Les mots et les choses en 1966, il a été abandonné au bout de dix ans, Michel Foucault considérant que son utilisation aboutissait à une impasse.
On peut dire que l'épistémè d'une époque renvoie à une manière de penser, de parler, de représenter le monde, qui s'étendrait largement à l'ensemble de la culture.
Autrement dit : les idées des classes dominantes, dont Antonio Gramsci a écrit longuement introduisent le concept d'hégémonie.
Foucault se déclare héritier des idées de Heidegger et de Nietzsche :
"Tout mon développement philosophique a été déterminé par ma lecture de Heidegger. Mais je reconnais que c'est Nietzsche qui l'a emporté". (in Foucault, Dits et Écrits, Gallimard, Paris 1994, p. 1522. Cité par Aymeric Monville, Misère du nietzschéisme de gauche, Les Éditions Aden, Bruxelles 2007, p. 66).
Quant à ses idées politiques, l'activisme politique de Foucault a beaucoup varié. Pendant sa formation à l'ENS (École Normale Supérieure), il est communiste et a des affinités idéologiques avec Althusser. Il était proche du pouvoir gaulliste dans ses premières années universitaires. Après mai 68, il s'est converti à l'ultra-gauche maoïste et a ensuite dérivé vers une gauche non étatiste avec une approche des positions néolibérales (Rubén Crespo, Foucault y la política. Une politique combative à la portée de tous. Compte rendu du livre de José Luis Moreno Pestaña. CISOLOG).
L'allergie de Foucault à la raison, inspirée de Nietzsche, imprègne toute son œuvre.
Georges Lukacs a écrit L'assaut de la raison, Nietzsche, un livre consacré à l'analyse de la philosophie et de l'idéologie nietzschéennes, dans lequel il souligne que la fin de l'idée de système dans la pensée bourgeoise a donné naissance à un relativisme et à un agnosticisme débridés, comme si la nécessité qu'il avait de renoncer à une systématisation idéaliste impliquait en même temps pour lui de renoncer à l'objectivité de la connaissance, à l'enchaînement concret des choses dans la réalité et à leur reconnaissabilité. (p. 72 de l'édition française Delga 2006, La destruction de la raison. Nietzsche).
L'autre source de l'irrationalisme de Foucault est Heidegger, qui a dit des choses comme" l'événement arrive " et " la choséité de la chose ".
Le 4 avril 2008, le journal espagnol El País a publié une interview de le philosophe et physicien Mario Bunge.Bunge postule l'application de la méthode scientifique au domaine de la réflexion philosophique et s'est distingué par sa belligérance contre les pseudo-sciences.
En voici des extraits de l’interview :
Question : Laquelle de ces écoles te paraît la plus critiquable ?
Bunge : Par exemple, Heidegger consacre un livre entier à l'être et au temps.
Et que dit-il à propos de l'être ? "L'être est lui-même. Qu'est-ce que cela signifie ? rien ! Mais les gens, parce qu'ils ne le comprennent pas, pensent que cela doit être quelque chose de très profond. Voyez comment il définit le temps : " C'est la maturation de la temporalité ". Qu'est-ce que cela signifie ?
Les phrases de Heidegger sont celles d'un schizophrène. C'est ce qu'on appelle la schizophasie. C'est un trouble typique du schizophrène avancé.
Q : Pensez-vous que Heidegger était schizophrène ?
Bunge : Non, c'était un voyou qui a profité de la tradition académique allemande selon laquelle l'incompréhensible est profond. Et bien sûr, il a adopté l'irrationalisme et s'est attaqué à la science parce que plus les gens sont stupides, mieux ils peuvent être gérés d'en haut.C'est pourquoi Heidegger est le philosophe d'Hitler, son protégé. Mais en même temps, sa pseudo-philosophie est si absconse qu'elle ne peut pas être populaire. Le peuple reçoit donc une idéologie grossière, crasse, du sol, du tellurique, du sang, de la race.Et pour l'élite, la phénoménologie, l'existentialisme, ces choses abstruses que personne ne comprend mais si tu dis que tu ne comprends pas, tu passes pour un imbécile. Si tu veux faire une carrière universitaire, tu dois essayer d'imiter ces coquins, sinon tu es laissé pour compte...
Howard Richards, enseignant-chercheur en philosophie à Earlham College, Richmond, USA, dans une conférence qu'il a donnée à l'Université du Chili le 23 octobre 2010 sous le titre Michel Foucault aujourd'hui, a dressé un profil complet de Foucault.
Dans une partie de celle-ci, il a déclaré ce qui suit :
... »Je vais interrompre un instant mon résumé biographique de sa jeunesse, pour expliquer pourquoi je trouve que Foucault avait raison lorsqu'il a répondu à l'intervieweur depuis son lit de malade mourant, que la lecture de Heidegger, au même titre que celle de Nietzsche, a été une expérience fondamentale dans sa vie. Tout lecteur de l'œuvre de Foucault, à n'importe quelle étape de sa vie, et jusqu'à ses enquêtes ultérieures sur les formes d'autodiscipline chez les anciens Grecs et Romains, est, ou devrait être, surpris par son indifférence totale à l'égard de ce que nous appelons habituellement (avec une simplification vulgaire) la méthode scientifique. Il n'y a pas de données à trouver. Il n'y a pas d'hypothèse. Il n'y a pas de preuve expérimentale ou statistique. Il n'y a pas de modèle. Il n'y a pas de théorie qui postule des relations de cause à effet, ou des relations fonctionnelles, entre les variables indépendantes et dépendantes. Il n'y a pas de loi exprimée sous forme d'équation, et encore moins sous forme d'équation différentielle. Pourtant, Foucault est considéré par le monde universitaire comme un expert sur les différents sujets sur lesquels il a fait des recherches : la psychiatrie, la médecine, l'histoire des sciences, le système pénal, divers aspects de la politique, de la jurisprudence, de l'histoire, de l'économie, de la sexualité, et d'autres encore. Ses conclusions sont prises au sérieux dans les universités du monde entier. Foucault lui-même est l'auteur de plusieurs écrits sur la méthodologie de la recherche, notamment L'archéologie du savoir, publié en 1969.
L'explication de l'essor et du prestige de toute une série de sciences sans science, exemplifiée par Foucault à toutes les étapes de son développement intellectuel, remonte dans le cas de Foucault aux premiers écrits de Martin Heidegger, ceux de 1919, dont les principaux concepts devaient structurer son célèbre Être et Temps de 1927.
Heidegger souligne - avec plus de transparence en 1919 et avec plus d'impact en 1927 - qu'il existe un savoir pré-théorique et pré-scientifique. L'être est logiquement antérieur à toute investigation scientifique, et donc à l'épreuve de toute tentative de le réfuter à l'aide de théories, d'hypothèses, d'expériences, de résultats empiriques ou de données.
Michel Foucault s'appuie tout au long de sa carrière sur ce privilège méthodologique affirmé par Heidegger. Il étudie toujours une version ou une autre des "choses elles-mêmes", des "phénomènes eux-mêmes", des "textes eux-mêmes", bref quelque chose qui est "même", quelque chose qui est ce qu'il est. La recherche scientifique ordinaire, dans ses formes typiques inséparables de ses paradigmes galiléen et newtonien, peut compter, calculer, prédire, tester, modéliser, sonder, traiter des données avec des algorithmes ou avec des statistiques paramétriques ou non paramétriques, et faire tout ce que vous voulez sur la base de ce qui est. Mais l'enquête sur ce qui est, sur l'être, dit Heidegger, est antérieure ; elle est la base et non la conséquence des mathématiques et des sciences. Son disciple Michel Foucault ne va pas enquêter précisément sur ce qui est ; Foucault va enquêter plus précisément sur la possibilité historique d'avoir une certaine expérience …Quels que soient les différents sujets étudiés par Foucault, et quelles que soient ses différentes méthodes, il revendique toujours et ne renonce jamais au privilège heideggerien de produire des connaissances logiquement antérieures à celles produites par ce que l'on appelle habituellement la méthode scientifique. Il appelle souvent ses études des "archéologies" ou des "généalogies".
Richards a commencé sa conférence au Chili en disant que Foucault est une figure énigmatique, qu'il a été qualifié de penseur d'ultra-droite et de penseur d'ultra-gauche. Il a changé de cap plusieurs fois et nous a légué une œuvre pleine de contradictions et d'obscurités.
« Mon hypothèse -conclut Richards- est que ce qu'il voulait faire, c'était remettre en question l'autorité, mais pas la propriété ».
Il nous semble important de souligner que l'irrationalisme - caractérisé par un mépris pour l'analyse rigoureuse et systématique des faits - qui imprègne les idées foucaldiennes (mais aussi celles d’Heidegger et d'autres auteurs) a contaminé les orientations sociologiques et philosophiques d'une partie de la gauche politique.
La publication d'un inédit de Foucault a été commentée dans le journal Le Monde du 10/5/23 par Roger Pol Droit. L'ouvrage, inédit, de Foucault et les commentaires — dithyrambiques – de Pol Droit, confirment les approches précédents sur Foucault qui, pour paraphraser Lukacs sur Nietzsche, a contribué avec son œuvre à la destruction de la raison.----------------------------------------------------------------------------------------------------------
FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE
[1] Voir :Jacques Bouveresse, Prodiges y vertiges de l’analogie. Edition actualisée et augmentée.Edit.
Liber/Raisons d'agir.2022.
[2] Une construction sociale est, en psychologie, toute entité hypothétique difficile à définir dans le cadre d'une théorie scientifique. C'est quelque chose dont on connaît l'existence, mais dont la définition est difficile ou controversée. Mario Bunge le définit comme un concept non observationnel, par opposition aux concepts observationnels ou empiriques. Ces concepts ne sont pas directement manipulables, comme l'est quelque chose de physique, mais ils sont déductibles par le comportement. Est un phénomène non tangible qui, par un certain processus de catégorisation, devient une variable qui peut être mesurée et étudiée. Bunge, M. (1973). La ciencia, su método y filosofía. Buenos Aires. Siglo XX. La théorie des constructions personnelles (TCP) a été développée par George A. Kelly (1995/1991 ; 2001), qui se base sur le postulat philosophique de l'alternativisme constructif selon lequel le sens que nous attribuons à l'expérience est le résultat d'une construction personnelle. La réalité serait donc soumise à une variété de constructions personnelles, dont certaines peuvent être bénéfiques ou non pour l'individu.
[3] Bernard-Henri Lévy est sans doute l'un des exemples les plus parlants de ce que l'auteur Pierre Conesa appelle « Le complexe militaro-intellectuel». Bellicistes mais pas combattants, propagandistes actifs des «guerres justes», même si le remède s'avère pire que le mal. Les plateaux de télévision sont peuplés «d'experts», qui mandatent l'Occident en gendarme international, médiatisent telle ou telle crise, désignent le méchant, fustigent l'inaction des politiques et convainquent que telle guerre est légitime et gagnable. Dans le passé, des intellectuels, militants politiques, journalistes ou personnalités ont pris les armes pour défendre leurs idées. Aujourd'hui, les acteurs du complexe militaro-intellectuel ne se battent plus que par médias interposés (Pierre Conesa, Vendre la guerre: Le complexe militaro-intellectuel).
[4] A. Badiou, ancien maoïste et présumé ultra-gauchiste, qui affirme sans hésitation dans son livre Heidegger: Nazisme, femmes et politique, que «Heidegger est le plus grand philosophe du XXe siècle».
[5] Dans notre livre El papel desempeñado por las ideas y culturas dominantes en la preservación del orden vigente nous avons consacré 30 pages à l'analyse des idées de Foucault.