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Billet de blog 18 novembre 2024

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Álvaro García Linera sur « État, démocratie et socialisme ».

Ayant appris l'intervention d'Alvaro García Linera le 18 novembre 2024 à l'EHESS, il ne nous a pas semblé opportun de reproduire un texte que nous avions publié en 2015 à l'occasion d'une conférence donnée à la Sorbonne par l'ancien vice-président de la Bolivie

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Ayant appris l'intervention d'Alvaro García Linera le 18 novembre à l'EHESS, il ne nous a pas semblé opportun de reproduire un texte que nous avions publié en 2015 à l'occasion d'une conférence donnée à la Sorbonne par l'ancien vice-président de la Bolivie

À propos d'une communication d'Álvaro García Linera sur « État, démocratie et socialisme ».

- Alejandro Teitelbaum

27/03/2015

I. Il y a quelques jours, nous avons reçu la conférence d'Álvaro García Linera STATE, DEMOCRACY AND SOCIALISM http://rebelion.org/noticia.php?id=195607 prononcée à la Sorbonne à Paris en janvier 2015 lors d'un colloque en hommage à Nicos Poulantzas.

Il commence par dire qu'il va s'attarder sur deux concepts clés du marxisme poulantzien : l'État comme rapport social et la voie démocratique vers le socialisme.

AGL, pour se situer dans le sujet, commence par se référer au théorème de Godel (« L'Etat et le principe d'incomplétude gödelien »).

Peut-être AGL n'a-t-il pas lu « Impostures intellectuelles » (édition Odile Jacob 1997 et Paidos 1998) dans lequel les auteurs Alan Sokal (mathématicien) et Jean Bricmont (physicien) exposent la tendance de quelques penseurs « postmodernes » à s'appuyer arbitrairement sur des formules et des principes mathématiques pour donner une impression de rigueur à leurs théories philosophiques et sociales. Au chapitre 10 du livre (Quelques abus du théorème de Gódel et de la théorie des ensembles) , les auteurs commencent par citer Régis Debray (ce Français qui parle trop, comme l'a défini Ernesto Guevara) :

« Depuis le jour où Gódel a prouvé qu'il n'y a pas de preuve de la consistance de l'arithmétique de Peano formalisable dans le cadre de cette théorie (1931), les politologues pouvaient enfin comprendre pourquoi Lénine devait être momifié et exposé aux camarades “accidentels” dans un mausolée, au Centre de la Communauté nationale ».

Puis Sokal et Bricmont écrivent :

Le théorème de Gódel est une source presque inépuisable d'abus intellectuels. Nous en avons déjà trouvé des exemples chez Kristeva et Virilio, et un livre entier pourrait être écrit sur le sujet. Dans ce chapitre, nous donnerons quelques exemples vraiment extraordinaires, dans lesquels le théorème de Gódel et d'autres concepts tirés des fondements des mathématiques sont extrapolés avec un arbitraire absolu pour les appliquer à la sphère politique et sociale. Le critique social Régis Debray consacre un chapitre de son ouvrage théorique Critique de la raison politique (1981) à expliquer que « la folie collective trouve son ultime raison d'être dans un axiome logique lui-même dénué de fondement : l' »incomplétude"}.

Bricmont et Sokal ajoutent: Cet « axiome », appelé aussi « thèse » ou « théorème », est présenté sous une forme assezgrandiloquente....

Et ils affirment : « Il n'y a tout simplement aucun lien entre ce théorème et l'organisation sociale » (p. 175 ndlr). (p. 175 ed. en anglais et 159 ed. en français).

AGL écrit : « Un certain marxisme académique soutenait que les secteurs populaires vivaient perpétuellement trompés par l'effet de “l'illusion idéologique” organisée par les classes dominantes, ou que le poids de la tradition de domination était si fort dans le corps des classes populaires qu'elles ne pouvaient que reproduire volontairement et inconsciemment leur domination. Ce n'est absolument pas vrai. Penser le premier conduit inévitablement à supposer que les classes populaires sont muettes tout au long de leur vie et de leur histoire ; alors, presque par définition, ce qui constitue au moins une forme de domination biologisante, cela ferme toute possibilité d'émancipation. D'autre part, la tradition n'est pas non plus omniprésente, car si elle l'était, les nouvelles générations n'auraient qu'à reproduire ce qui a été fait par les générations précédentes, et donc l'histoire serait une répétition perpétuelle du début de l'histoire.

Nous ne savons pas si le « marxisme du professorat » auquel AGL se réfère est celui que Marx a lui-même exposé.

En tout cas, Marx ne pensait pas que de la persistance et de la reproduction de l'hégémonie idéologique des classes dominantes il fallait déduire que les classes populaires sont « stupides », que la domination finit par se « biologiser » et que, par conséquent, « toute possibilité d'émancipation serait fermée ».

Ce n'est pas le théorème de Gödel qui nous aidera à trouver une réponse au problème de savoir en quoi consiste et ce que signifie l'hégémonie idéologique des classes dominantes, et quelles sont les voies de son dépassement émancipateur par les classes subalternes.

Nous serons plutôt aidés par l'utilisation de la méthode matérialiste historique et dialectique, initialement formulée par Marx, toujours basée sur une analyse rigoureuse des faits.

Marx écrivait dans l'Idéologie allemande : « Les idées de la classe dominante sont les idées dominantes à chaque époque ; ou, en d'autres termes, la classe qui exerce le pouvoir matériel dominant dans la société est, en même temps, son pouvoir spirituel dominant. La classe qui dispose des moyens de production matérielle dispose en même temps des moyens de production spirituelle, ce qui signifie que les idées de ceux qui n'ont pas les moyens de production spirituelle lui sont en même temps, en moyenne, soumises. Les idées dominantes ne sont rien d'autre que l'expression idéale des rapports matériels dominants, ces mêmes rapports matériels dominants conçus comme des idées ; d'où les rapports qui font d'une classe donnée la classe dominante, c'est-à-dire les idées de sa domination. Les individus qui forment la classe dominante sont aussi, entre autres, conscients de cela et pensent en conséquence ; par conséquent, dans la mesure où ils dominent en tant que classe, et dans la mesure où ils déterminent toute la sphère d'une époque historique, il est compréhensible qu'ils le fassent dans sa totalité, et donc, entre autres, aussi en tant que penseurs, en tant que producteurs d'idées, qui règlent la production et la distribution des idées de leur temps ; et que leurs idées soient, par conséquent, les idées dominantes de l'époque. Par exemple, à une époque et dans un pays où le pouvoir est disputé entre la couronne, l'aristocratie et la bourgeoisie, et où la domination est donc divisée, la doctrine de la division des pouvoirs, aujourd'hui proclamée « loi éternelle », s'impose comme l'idée dominante.

Et dès la première page de l'Avant-propos de l'Introduction à la Critique de l'économie politique (1859), Marx écrit :

... « Le résultat général auquel je suis parvenu et qui, une fois obtenu, a servi de fil conducteur à mes études, peut se résumer ainsi : dans la production sociale de leur vie, les hommes établissent certains rapports nécessaires indépendants de leur volonté, rapports de production correspondant à un stade donné de développement de leurs forces productives matérielles. L'ensemble de ces rapports de production forme la structure économique de la société, la base réelle sur laquelle s'édifie la superstructure juridique et politique et à laquelle correspondent certaines formes de conscience sociale. Le mode de production de la vie matérielle conditionne le processus de la vie sociale politique et spirituelle en général. Ce n'est pas la conscience de l'homme qui détermine son être mais, au contraire, c'est son être social qui détermine sa conscience".

Cette explication ne peut être interprétée dans le schéma simpliste selon lequel la conscience d'un individu reflète automatiquement son statut d'ouvrier ou de bourgeois. En effet, l'« être social » auquel Marx fait référence comprend, entre autres, le rôle dominant joué par l'idéologie et la culture du système capitaliste dans la conscience des êtres humains.

Les faits ne sont pas perçus avec un esprit vierge, sans idées préconçues. La perception de la réalité est conditionnée chez tous les êtres humains par des concepts antérieurs, par des catégories inscrites dans l'esprit par l'éducation reçue, par l'environnement idéologique et socioculturel dominant dans lequel on vit, etc.

Un travailleur manuel ou intellectuel, parce qu'il est un travailleur, n'est pas toujours conscient qu'il est exploité et qu'il doit lutter pour abolir l'exploitation.

Et inversement, cet automatisme ne fonctionne pas non plus lorsqu'un individu ou un groupe, quelle que soit sa classe sociale, parvient à dépasser la conscience spontanée que lui impose l'idéologie et la culture capitaliste hégémoniques et prend conscience des contradictions inhérentes au système capitaliste et de son essence néfaste d'exploitation, non seulement des êtres humains mais aussi de leur habitat naturel.

L'idéologie et la culture du système capitaliste forgent et maintiennent leur hégémonie à travers ce que Grossi, à la suite de Hegel et de Marx, appelle la « société civile » : le grand capital, les médias qu'il contrôle, l'intelligentsia et les différentes organisations sociales au service du système dominant, fonctionnant aux côtés de l'État mais en dehors de lui comme des appareils de domination économique, d'hégémonie idéologique et de contrôle social. Hegel l'appelle tantôt société civile, tantôt, plus clairement, société bourgeoise (bürgerliche Gessellschaft).

II. L'idéologie et la culture dominantes

Les mass media ou les mass media d'intoxication mentale, auxquels nous ferons référence plus loin, sont l'instrument visible du maintien et de la consolidation de l'hégémonie de l'idéologie et de la culture du système capitaliste et de formidables vecteurs de neutralisation de l'esprit critique, de domestication et d'avilissement intellectuel, éthique et esthétique de l'être humain.

Ils sont la tribune privilégiée de journalistes obséquieux, de politologues, de sociologues, d'économistes, de philosophes des médias et autres « faiseurs d'opinion » qui justifient le système et le TINA (« There Is No Alternative »). Bref, d'illustres représentants de la « prestigieuse stupidité », comme le disait John Kenneth Galbraith.

Comme il faut sauver les apparences, les personnes intellectuellement respectables n'ont accès à ces médias que très brièvement et de temps en temps. Une goutte de rationalité dans un océan de médiocrité.

Cette hégémonie idéologico-culturelle est également maintenue et consolidée de manière plus subtile et moins visible à travers toutes les activités humaines, sociales, culturelles, idéologiques et même scientifiques, « formatant » la conscience de l'immense majorité des êtres humains.

Dans les milieux culturels, idéologiques, politiques et scientifiques, il existe une sorte de sélection ou de hiérarchisation - entre spontanée et provoquée - du prestige ou de la renommée de certaines personnes, où occupent presque toujours les premières places ceux qui (pour le dire très schématiquement) ont en commun certaines des idées suivantes : ne pas remettre en cause la propriété privée des moyens de production et d'échange ; attribuer au marché capitaliste la qualité d'être inhérente à la société humaine ; ne pas remettre en cause le système politico-social élitiste existant (la soi-disant « démocratie occidentale » ou « démocratie représentative ») et le rejet (explicite ou non) du matérialisme historique et dialectique comme méthode de recherche dans les sciences sociales et dans les sciences dites « dures ».

La raison du rejet du matérialisme dialectique dans l'étude de l'économie et des autres sciences sociales est évidente : le refus d'admettre que le capitalisme et le marché ne sont pas éternels et ne sont qu'une étape dans l'histoire de l'humanité.

Mais les cercles de « penseurs » fonctionnels à l'idéologie des classes dominantes ne s'arrêtent pas là, complétés par des figures médiatiques qui critiquent les effets dévastateurs actuels de l'économie de marché, ou se déclarent anti-mondialisation, anti-pauvreté, anti-« Empire », ou proposent - bizarrement - de changer le monde sans prendre le pouvoir.

Leur rôle est - délibérément ou non - de distraire par des théories sociopolitiques plus ou moins fantaisistes ceux qui s'indignent sincèrement, protestent, s'organisent et luttent contre les profondes injustices sociales existantes, et de les empêcher ainsi de prendre conscience de la véritable nature du capitalisme, qui les amènerait à comprendre que pour mettre fin à ces injustices, il n'y a pas d'autre moyen que de retirer le pouvoir aux élites dirigeantes et d'instaurer un véritable pouvoir démocratique et populaire visant à l'abolition du capitalisme.

Il en résulte l'absence d'une analyse rigoureuse des bases matérielles, de la dynamique et des tendances des processus sociopolitiques, y compris des rapports de force entre les classes impliquées.

Tout cela contribue également au fait qu'il n'y a guère de réponse argumentée et cohérente au discours néocolonialiste, raciste et xénophobe de l'extrême droite, qui prétend « expliquer » les graves problèmes socio-économiques (chômage, etc.) et que ce discours trouve une audience croissante dans les classes populaires, comme en témoignent les résultats électoraux de plusieurs pays. Bien que les majorités électorales (les majorités de ceux qui votent, car l'abstention électorale ne cesse de croître) choisissent généralement entre la poêle à frire et le feu (la droite traditionnelle ou la social-démocratie).

Cette idéologie et cette culture dominantes fonctionnent comme un écran qui opacifie et déforme la perception de la réalité de la grande majorité des gens et donne un contenu à leur conscience spontanée.

III. Les bases matérielles de l'expansion de l'idéologie capitaliste hégémonique

1. Dans la sphère de la production

Le taylorisme ou « organisation scientifique du travail » et son application pratique, le fordisme, (si bien illustré par Charles Chaplin dans Les temps modernes) reposaient sur l'idée de faire du travailleur un simple mécanisme de la chaîne de montage : le travailleur, au lieu de se déplacer pour accomplir sa tâche, reste à sa place et la tâche vient à lui sur la chaîne de montage. La vitesse de cette dernière impose inexorablement le rythme de travail au travailleur.

Le premier à l'avoir mis en pratique fut Henry Ford, au début du XXe siècle, pour la production de la fameuse Ford T. Ce travail abrutissant épuise le travailleur. Ce travail abrutissant épuise les travailleurs, dont beaucoup choisissent de démissionner. Face à un taux de rotation extrêmement élevé, Ford a trouvé la solution : augmenter verticalement les salaires jusqu'à 5 dollars par jour, ce qu'il a pu faire sans réduire les profits grâce à l'énorme augmentation de la productivité et à la forte baisse des coûts de production résultant de l'introduction du travail à la chaîne. Les nouveaux salaires dans les usines Ford ont permis aux ouvriers de devenir des consommateurs, y compris des voitures qu'ils fabriquaient.

Les ouvriers, qui n'étaient pas du tout intéressés par un travail répétitif ne laissant place à aucune initiative de leur part, retrouvaient leur condition humaine (ou pensaient la retrouver) en tant que consommateurs en dehors du travail, grâce aux salaires relativement élevés qu'ils percevaient.

Cette situation s'est généralisée dans les pays les plus industrialisés, surtout après la Seconde Guerre mondiale, et de façon très limitée et temporaire dans certains pays périphériques. C'est ce qu'on a appelé « l'État-providence ».

Lars Svendsen écrit : [les travailleurs] »...ont fini par accepter le rapport salarial et la division du travail qui en résulte. Contrairement aux attentes du marxisme révolutionnaire, ils ont cessé de remettre en question le paradigme capitaliste, se contentant de l'ambition plus modeste d'améliorer leur condition au sein du système. Cela signifie également que leur espoir de liberté et d'épanouissement réside dans leur rôle de consommateurs. Leur principal objectif était d'augmenter leur salaire afin de pouvoir consommer davantage"[1].

L'État-providence a pris fin plus ou moins brutalement avec la chute du taux de profit capitaliste et la baisse conséquente des salaires réels.

Afin de donner un nouvel élan à l'économie capitaliste et d'inverser la tendance à la baisse du taux de profit, l'application des nouvelles technologies (robotique, électronique, informatique) à l'industrie et aux services s'est généralisée[2].

L'introduction de nouvelles technologies exige une autre forme de participation des travailleurs à la production, qui ne peut plus être réduite à celle de simples automates. Le système d'exploitation doit être modifié, perfectionné, car les nouvelles techniques, y compris l'informatique, requièrent des niveaux de formation et de connaissance différents, ce qui brouille les frontières entre le travail manuel et le travail intellectuel.

Ces nouvelles technologies ont étendu le champ de l'hégémonie idéologique et culturelle des classes dominantes sur les classes laborieuses, car elles ont nécessité une autre forme de participation des travailleurs à la production, qui ne pouvait plus être réduite à celle de simples automates, typique du fordisme. Le système d'exploitation a dû être modifié et affiné, car les nouvelles techniques, y compris l'informatique, exigeaient différents niveaux de formation et de connaissances, ce qui a entraîné un effacement des frontières entre le travail manuel et le travail intellectuel.

C'est ainsi qu'est né le « management » dans ses différentes variantes, qui visent toutes essentiellement à faire sentir aux salariés qu'ils participent - avec leurs employeurs - à un effort commun pour le bien-être de tous.

Cela n'implique pas la disparition du fordisme, qui reste en vigueur pour les tâches non qualifiées et subsiste pour l'essentiel dans la nouvelle conception de l'entreprise : le contrôle du personnel - une des pierres angulaires de l'exploitation capitaliste - qui s'exerce physiquement dans la chaîne de production fordiste, se poursuit - s'accentue - dans l'ère post-fordiste par d'autres moyens. Grâce à la technologie informatique, écrit Lars Svendsen, la direction peut contrôler ce que font ses employés au cours de la journée de travail et leurs performances » (Lars Svendsen, p. 140).

La nouvelle gestion vise la psychologie du personnel. Les responsables du personnel (ou les directeurs des ressources humaines) parlent de « créativité » et d'« esprit d'équipe », d'« épanouissement personnel par le travail », du fait que le travail peut - et doit - être amusant (« le travail est amusant »), etc. et des manuels sont publiés sur les mêmes sujets. Des manuels sont publiés sur les mêmes sujets. On engage même des « funsultants » ou des « funcilitators » pour introduire dans l'esprit des travailleurs l'idée que le travail est amusant, qu'il s'agit d'un jeu (« gamification » du travail).

Si vous demandez aux employés s'ils sont satisfaits de leur travail, beaucoup vous répondront que oui, que s'ils ne travaillaient pas, leur vie n'aurait pas de sens. Et cela est vrai même pour ceux qui effectuent les tâches les plus simples.

Mais en réalité, seule une infime minorité - que l'on peut considérer comme privilégiée - réalise sa vocation au travail. Car ce que dit l'article 1 de la Convention 122 de l'OIT de 1964 sur l'emploi librement choisi est hors de portée de la grande majorité des travailleurs.

Dans la chaîne fordiste, l'entreprise s'empare du corps du travailleur, avec le nouveau « management », elle s'empare de l'esprit du travailleur. Svendsen écrit : « Les motivations et les objectifs de l'employé et de l'organisation sont supposés être en parfaite harmonie : le nouveau management pénètre l'âme de chaque employé. Au lieu d'imposer une discipline de l'extérieur, elle motive de l'intérieur.

Hans Magnus Enzensberger, poète et essayiste allemand, écrivait dans les années 1960 : « L'exploitation matérielle doit se cacher derrière l'exploitation immatérielle et obtenir le consensus des individus par de nouveaux moyens. L'accumulation du pouvoir politique sert de paravent à l'accumulation des richesses. Elle s'empare non seulement de la capacité de travailler, mais aussi de la capacité de juger et de s'exprimer. Ce n'est pas l'exploitation qui est supprimée, mais la conscience qu'on en a « (Hans Magnus Enzensberger, Culture ou mise en condition ? Collection 10/18, Paris 1973, pp. 18-19).

Certains - dont Svendsen déjà cité - reprochent à Marx d'avoir prédit qu'avec le progrès technologique et l'augmentation de la productivité, le capitalisme creuserait sa propre tombe, car en remplaçant les travailleurs par des machines, les premiers cesseraient d'être des salariés et, faute d'argent, cesseraient d'être des consommateurs. Mais la question n'est pas si simple.

Tout d'abord, il est indéniable qu'avec le progrès technologique appliqué à la production et l'augmentation conséquente de la productivité, le besoin de travail humain - en particulier de travail manuel - dans la production diminue, avec moins de salariés, il y aurait moins de consommateurs et le capitalisme creuserait sa propre tombe.

La contradiction entre l'augmentation de la productivité et le rétrécissement du marché de la consommation à long terme est inhérente au système capitaliste, car entre la production et la consommation se trouve l'appropriation de la plus-value par les propriétaires des instruments et des moyens de production et d'échange. Malgré l'augmentation de la productivité, le temps de travail ne diminue pas, les salaires réels sont gelés ou augmentent très légèrement, parce qu'un taux de chômage élevé permet de faire pression pour baisser les salaires des travailleurs employés, etc.

La majeure partie du profit résultant de l'augmentation de la productivité entre dans le revenu capitaliste et une petite partie est incorporée dans les salaires, mais pas toujours. Ainsi, une constante du système capitaliste est l'aggravation de l'inégalité dans la répartition du produit.

De même - et nous revenons ici à la question des bases matérielles de l'hégémonie idéologique et culturelle des classes dominantes - le temps social libéré par l'augmentation de la productivité est inégalement réparti : le temps consacré par les salariés au travail ne diminue pas, même approximativement, dans la même proportion que la productivité augmente.

Le but du « management » est de faire en sorte que le « col blanc », qui est - ou tend à être - majoritaire dans les pays les plus industrialisés, concentre sa vie de personne au sein de l'entreprise et occupe son temps « libre » hors de l'entreprise - guidé par la mode et la publicité - en tant que consommateur de produits nécessaires ou superflus, Ces derniers sont créés pour répondre à la nécessité de la reproduction élargie du capital et aussi comme consommateurs de divers types de divertissements aliénants, comme spectateurs de sports commercialisés, de séries télévisées, comme accros aux jeux électroniques (véritable fléau contemporain), etc. , dans la mesure où son revenu réel et les crédits qu'il peut obtenir (et qu'il ne peut pas rembourser en temps de crise) lui permettent de le faire.

En d'autres termes, le système capitaliste dans son état actuel tente de surmonter ses contradictions insolubles inhérentes à l'appropriation par les propriétaires des moyens de production d'une grande partie du travail humain social (la plus-value) en s'emparant de la majeure partie du temps de loisir social croissant (répartition inégale du temps de loisir social gagné grâce à l'augmentation de la productivité) afin de « mettre en œuvre le surtravail », comme l'écrit Marx dans les « Éléments fondamentaux de la critique de l'économie politique » (Grundrisse) et en s'emparant du rare temps de loisir privé laissé à ceux qui travaillent, en le transformant en objet de consommation et en exerçant sa domination idéologique et culturelle.

On peut donc dire que l'esclavage salarié caractéristique du capitalisme, qui ne se limitait qu'à la journée de travail et à une partie du « temps libre », s'étend désormais à TOUT LE TEMPS de la vie des salariés. Ainsi, le champ, le temps et les modalités d'exercice de l'hégémonie idéologique et culturelle des classes dominantes se sont également étendus.

2. Ce système de domination a également une base matérielle dans le contrôle oligopolistique de l'information.

Pour que les gens soient informés au-delà de leur environnement immédiat et sachent ce qui se passe dans le monde, ils doivent se tourner vers les fournisseurs d'informations, c'est-à-dire les médias.

Dans la transmission de l'information par les médias, il y a au moins deux niveaux de subjectivité. Le premier consiste en la sélection et la hiérarchisation de l'information : le communicateur décide d'abord quels faits sont des nouvelles et doivent être communiqués, puis lesquels sont importants et lesquels ne le sont pas, c'est-à-dire le lieu ou le moment attribué à chaque nouvelle dans les médias. Le deuxième niveau de subjectivité est l'interprétation de chaque nouvelle : le communicateur imprègne le fait de sa propre version. Ainsi, le droit d'être informé est médiatisé par la subjectivité (ou plus précisément par l'idéologie) du communicateur. Mais en outre, en règle générale, le communicateur est subordonné aux intérêts de ceux qui exercent un contrôle économique et/ou politique direct ou indirect sur les médias.

La propriété des médias est depuis longtemps soumise à un processus de concentration qui s'est accentué au cours des dernières décennies.

Avec le développement des technologies de la communication, de grands conglomérats transnationaux se sont formés, couvrant la production et l'utilisation des médias physiques : maisons d'édition, journaux, stations de radio, films, chaînes de télévision, vidéo, satellites, médias électroniques, etc. qui dominent également les réseaux de commercialisation et de diffusion.

Il est vrai que dans la plupart des pays, tout citoyen ou groupe de citoyens a théoriquement le droit de créer un média d'information. Mais si un tel média voit le jour, son champ d'action est limité et il finit par disparaître ou par être repris par les grands oligopoles. En tout état de cause, ils ne peuvent pas rivaliser avec les consortiums transnationaux, qui atteignent des centaines de millions de personnes avec leurs produits (informations et autres) et qui sont les véritables façonneurs (ou plutôt déformateurs) de l'opinion publique.

Aujourd'hui, la concentration oligopolistique des médias de masse (y compris la communication électronique) et des produits de divertissement de masse (séries télévisées, musique populaire, parcs d'attractions, jeux vidéo, films, etc. Les grandes entreprises exercent un contrôle mondial presque total sur ces produits, dictant aux êtres humains comment ils doivent penser, ce qu'ils doivent consommer, comment ils doivent utiliser leur temps libre, quelles doivent être leurs aspirations, etc. Elles standardisent les réflexes et les comportements humains à l'échelle planétaire, anesthésiant l'esprit critique des individus et détruisant l'originalité et la richesse de la culture de chaque peuple. Elles sont les vecteurs de l'idéologie du système dominant, qui filtre l'information et colore l'information déjà filtrée avec la même idéologie et en fonction de leurs intérêts particuliers.

Ces sociétés transnationales sont simultanément engagées dans les activités les plus diverses, de la fabrication d'équipements électroniques à usage militaire au traitement et à la distribution de l'eau potable, en passant par la collecte des déchets.

En d'autres termes, à partir de la communauté d'intérêts existant entre les médias et les grandes entreprises par le biais du capital financier et des budgets publicitaires, une communauté d'intérêts concrète s'est développée par le biais de la fusion de conglomérats industriels de différentes sortes, y compris les médias.

Il n'est pas rare que ces conglomérats médiatico-industriels incluent l'industrie militaire.

Le revers de la médaille de l'oligopole des médias privés, tout aussi préjudiciable au droit à l'information et à la liberté de communication, est le monopole ou le quasi-monopole des médias par l'État et la bureaucratie.

Le plein exercice du droit à une information véridique, à l'expression d'opinions et à la participation à la prise de décision exige une pluralité de sources, une pluralité de médias et leur gestion démocratique et transparente, exigences fondamentales qui ne sont pas satisfaites par la concentration monopolistique ou oligopolistique des médias décrite ci-dessus.

La manière dont les masses populaires parviennent à se détacher de l'idéologie dominante est une autre question.

IV- Ce qui nous amène à la conception de l'État de l'AGL, qui écrit (p. 3) :

« L'Etat comme processus paradoxal : matière et idée, monopolisation et universalisation".

L'Etat est donc un conglomérat d'institutions paradoxales. D'une part, il représente des relations matérielles et idéelles ; d'autre part, il est un processus de monopolisation et d'universalisation. Et c'est dans cette relation paradoxale que réside le secret et le mystère effectif de la relation de domination.

Nous disons que l'État est matière, parce qu'il se présente quotidiennement à tous les citoyens comme des institutions où s'effectuent des formalités ou des certifications, comme des lois qu'il faut respecter sous peine de sanctions, et comme des procédures à suivre pour obtenir une reconnaissance ou une certification, par exemple dans l'éducation, l'emploi, le territoire, etc. Par ailleurs, l'État se présente matériellement aussi comme des tribunaux, des prisons qui rappellent le sort réservé au non-respect de la légalité, des ministères où l'on revendique et où l'on réclame des droits, etc. Mais d'un autre côté, l'État est aussi une idée et un symbole. En fait, il est plus idée et symbole que matière, et c'est le seul endroit au monde où l'idée précède la matière [ nous soulignons] parce que l'idée-force, la proposition sociale, le projet de gouvernement, l'énonciation discursive triomphante dans le réseau de discours qui définit le champ social, deviennent matière d'État, loi, décret, budget, gestion, exécution, etc.

En l'affirmant lui-même, AGL nous dispense de souligner qu'il a une approche idéaliste, hégélienne et anti-matérialiste de l'Etat.

Marx écrivait :

« L'important est que Hegel fait constamment de l'Idée le sujet, et du sujet réel, authentique - par exemple la « conviction politique » - le prédicat, alors que le développement correspond toujours au prédicat."

"Une explication qui ne contient pas la différence spécifique n'est pas une explication. L'intérêt de Hegel se limite à reconnaître dans chaque élément « l'Idée » en tant que telle, « l'Idée logique », qu'il s'agisse de l'État ou de la nature. Les sujets réels - comme ici la « Constitution » - deviennent de simples noms de l'Idée et la connaissance réelle est remplacée par leur simple apparence ; au lieu d'être compris dans leur être spécifique, comme les réalités concrètes qu'ils sont, ils restent impénétrables ». (Karl Marx, Critique de la philosophie de l'État de Hegel, Editorial Biblioteca Nueva, Madrid, 2002. pp. 76 et 77).

AGL dit : « En ce qui concerne le premier point (l'Etat comme relation sociale), il ne fait aucun doute que l'une des principales contributions du sociologue marxiste français [Poulantzas] est sa proposition d'étudier l'Etat comme une “condensation matérielle de rapports de forces entre classes et fractions de classes [ii]. Certes, le pouvoir exécutif et législatif n'est-il pas élu avec les voix de la majorité de la population, des classes dominantes et dominées ? Et même si, en général, les secteurs populaires élisent au suffrage des représentants des élites dominantes, ces élus ne prennent-ils pas des engagements vis-à-vis de leurs électeurs ? N'y a-t-il pas des tolérances morales acceptées par les électeurs, qui marquent les limites de l'action des gouvernants et dont les transgressions engendrent des migrations vers d'autres candidats ou des mobilisations sociales ? » (p. 1).

Et plus loin (p.2) :

... « Il est donc clair que ni les classes populaires ne sont dupes, ni la réalité n'est qu'une illusion, ni la tradition omniprésente. Au milieu des tromperies, des impostures et des héritages supposés de domination, le peuple fait aussi des choix, il choisit, il apprend, il sait, il décide, et donc il choisit certains gouvernants et pas d'autres[3]; il réaffirme sa confiance ou révoque ses espoirs. Ainsi, dans ce mélange de domination héritée et d'action déterminée, les secteurs populaires constituent les pouvoirs publics, ils s'inscrivent dans la trame historique des rapports de force de ces pouvoirs publics, et lorsqu'ils se sentent bafoués, ils s'indignent, ils s'associent à d'autres indignés, et s'ils y voient une opportunité d'efficacité, ils se mobilisent ; de plus, si leur action parvient à se condenser dans l'espoir collectif d'un avenir différent, ils transforment leurs conditions d'existence.

Ces mobilisations se dissolvent souvent à la première adversité ou au premier succès ; d'autres fois, elles s'étendent, génèrent des adhésions, irradient les médias et génèrent l'opinion publique ; tandis qu'en certaines occasions, elles donnent naissance à un nouveau sens commun. Et lorsque ces demandes parviennent à se matérialiser dans des accords, des lois, des budgets, des investissements, des règlements, elles deviennent des questions d'État.

C'est précisément ce qu'est l'État : un tissu social quotidien entre gouvernants et gouvernés, dans lequel chacun, à différents niveaux d'influence, d'efficacité et de décision, participe à la définition du public, du commun, du collectif et de l'universel.

Que ce soit comme processus continu de monopolisation de la coercition, de monopolisation de l'usage du tribut, de monopolisation des communs, de monopolisation des universaux dominants, de monopolisation de l'élaboration et de la gestion du droit qui englobera le public, le commun, le collectif et l'universel, ou comme institution de droits (à l'égard de la société civile).

En tant qu'institution de droits (à l'éducation, à la santé, à la sécurité, au travail et à l'identité), l'État - qui est précisément tout ce qui précède en cours - est un flux, un réseau fluide de relations, de luttes, de conquêtes, de sièges, de séductions, de symboles, de discours qui se disputent les biens, les symboles, les ressources et leur gestion monopolistique. L'État est bien un processus, un conglomérat de relations sociales institutionnalisées, régularisées et stabilisées ( d'où le terme « État », qui a à voir avec la stabilité), mais avec la particularité suivante : il s'agit de relations et de processus sociaux qui institutionnalisent des relations de domination politico-économico-culturelle-symbolique pour la domination politico-économico-culturelle-symbolique. L'État est dans certains cas une institution, une machine procédurale, mais cette machine procédurale, cette matérialité, sont des relations, des flux de luttes réifiés qui objectivent la qualité des relations de pouvoir de ces flux et luttes sociales.

La société, l'État et ses institutions sont comme la géographie paisible d'une campagne. Ils semblent statiques, fixes, immuables. Mais ce n'est que la surface ; sous cette géographie, il y a des coulées de lave intenses et chaudes qui circulent d'un endroit à l'autre, se chevauchant l'une l'autre et modifiant la topographie elle-même par le bas. Et quand on regarde l'histoire géologique, avec des phases qui durent des millions d'années, on voit que cette surface a été travaillée, a été le résultat de coulées de lave ignée qui ont fait éruption à la surface, balayant toute la physionomie antérieure sur leur passage, créant dans leur flux des montagnes, des vallées, des falaises ; qui, avec le temps, se sont solidifiées, donnant naissance à la géographie actuelle. Les institutions sont exactement comme la géographie : des solidifications temporaires de luttes, de corrélations de force entre différents secteurs sociaux, et d'un état de cette corrélation de force qui, avec le temps, se refroidit et se pétrifie en tant que norme, institution, procédure. En soi, elles sont des luttes objectivées, mais elles servent aussi ces luttes, elles expriment la corrélation dominante des forces de ces luttes passées et maintenant, avec leur oubli, elles fonctionnent comme des structures de domination sans apparaître comme telles. Il s'agit d'une double efficacité de la domination : elles sont le fruit de la domination pour la domination ; mais elles dominent, au fil du temps, sans apparaître comme de telles structures de domination ».

A la page 5, AGL écrit : « Pour exister, l'Etat doit représenter tous, mais il ne peut se constituer comme tel que s'il le fait comme monopole de quelques-uns ; et en même temps, s'il veut consolider ce monopole, il ne peut qu'étendre la conservation des choses communes, matérielles, idéelles ou symboliques, de tous ».

Le soulignement est de nous.

Cette description idyllique, idéaliste, poétiquement tordue et en tout cas anachronique de l'Etat n'a rien à voir avec l'Etat réel tel qu'il est aujourd'hui.

C'est pourquoi AGL préfère citer Poulantzas, qui a écrit que l'État doit être étudié comme une « condensation matérielle des rapports de forces entre classes et fractions de classes », et non Lénine qui a défini l'État comme un appareil spécial de répression des classes dominantes. Précisons que la répression n'est pas seulement une violence physique, c'est aussi une domination et une manipulation idéologique et culturelle.

En 2007, à l'occasion du 90e anniversaire de la publication de « L'État et la révolution » de Lénine (Lénine aujourd'hui, http://ciberpatriotas.net/politica-mainmenu-57/1992-lenin-hoy.html), nous écrivions :

« ...pendant ces 90 ans, le système capitaliste a fait ce qu'il a pu pour préserver sa domination : l'intervention armée de 22 États contre les jeunes républiques soviétiques entre 1918 et 1922, les innombrables coups d'État, la promotion et le soutien de dictatures terroristes, les guerres d'agression, les assassinats de dirigeants populaires, toujours au nom de la liberté et de la démocratie, de la défense de la “civilisation occidentale”, de la “lutte contre le terrorisme” et même de la défense des droits de l'homme ».

"Ce recours du système capitaliste à la violence est relativement sporadique : lorsqu'il dispose du consensus des majorités populaires, c'est-à-dire tant qu'elles acceptent la délégation de la direction de l'Etat aux classes exploiteuses et à leurs agents politiques, le système peut se permettre des régimes dits démocratiques, voire “progressistes”, qui sont de meilleurs garants de la continuité et de la stabilité du système que les régimes ouvertement dictatoriaux.

"La lecture de Lénine à la lumière des expériences de ces 90 années révèle l'actualité de sa réflexion théorique, de son analyse du fonctionnement du système capitaliste et des bases et conditions nécessaires pour qu'un projet de transformation socialiste de la société se réalise et n'aboutisse pas à l'échec, à l'effondrement ou à la dégénérescence progressive.

"Lénine, contrairement aux théoriciens bourgeois de l'Etat qui considèrent que l'Etat est au-dessus des classes et agit comme un arbitre entre elles, affirme que l'Etat est un produit de la société de classes et fonctionne comme un appareil de domination et de répression des classes dominantes sur les classes subalternes. Toutes ses strates jouent ce rôle : les élites dirigeantes et la bureaucratie, l'armée, la police, la justice, le système éducatif, etc.

"A travers l'Etat, une minorité exploiteuse exerce sa dictature sur les majorités exploitées. Même s'il prend la forme d'une démocratie représentative.

« Lénine écrit : “Selon Marx, l'État est un organe de domination de classe, un organe d'oppression d'une classe par une autre, c'est la création de l” »ordre« qui légalise et renforce cette oppression, en amortissant les chocs entre les classes ».

« Et plus loin, il cite Engels, qui écrivait en 1891 : “Dans la république démocratique, la richesse exerce son pouvoir indirectement, mais d'une manière plus sûre”, et l'exerce, d'une part, par la “corruption directe des fonctionnaires” (Amérique), et, d'autre part, par “l'alliance du gouvernement avec la Bourse” (France et Amérique) ».

« Et Lénine de poursuivre : “A l'heure actuelle, l'impérialisme et la domination des banques ont ”développé » en un art extraordinaire ces deux méthodes propres à défendre et à mettre en pratique la toute-puissance de la richesse dans les républiques démocratiques, quelles qu'elles soient... A la page suivante, Lénine cite à nouveau Engels :

"L'État n'a donc pas existé éternellement. Il y a eu des sociétés qui se passaient de lui, qui n'avaient pas la moindre notion de l'État ou du pouvoir de l'État. Lorsqu'un certain stade de développement économique a été atteint, qui était nécessairement lié à la division de la société en classes, cette division a fait de l'État une nécessité. Aujourd'hui, nous approchons rapidement d'un stade de développement de la production où l'existence de ces classes non seulement cesse d'être une nécessité, mais devient un obstacle direct à la production. Les classes disparaîtront aussi inévitablement qu'elles ont existé. Avec la disparition des classes, l'Etat disparaîtra inévitablement. La société, réorganisant la production d'une manière nouvelle sur la base d'une association libre et égale des producteurs, renverra toute la machine étatique à sa place légitime : au musée des antiquités, à côté de la quenouille et de la hache d'airain.

"Lénine conclut de cette caractérisation de l'État bourgeois que la première tâche d'une révolution socialiste est de DÉTRUIRE l'appareil d'État de la bourgeoisie et d'ériger ce qu'il appelle un “semi-État prolétarien” dont les caractéristiques sont absolument différentes de celles de l'État capitaliste.

"Un tel semi-État est aussi une dictature, car par nature, l'État est la forme sous laquelle une classe exerce sa dictature sur une autre ou d'autres.

"Mais à la différence de l'Etat bourgeois, le “semi-Etat prolétarien” est la dictature des majorités exploitées sur les minorités exploiteuses et doit exercer la violence contre ces dernières dans la mesure où elles tentent par la violence de rétablir le système capitaliste.

"Dès son instauration, le semi-État prolétarien entame un long processus vers son extinction, qui progresse dans la mesure où, à mesure que les bases économiques (propriété collective des moyens de production) sont établies, les classes, et donc l'antagonisme entre elles, s'éteignent.

"Ce processus d'extinction progressive des classes et donc de l'antagonisme entre elles est le résultat de l'extinction progressive des classes et donc de l'antagonisme entre elles.

"Ce processus d'extinction progressive de l'État ne peut avoir lieu que si les changements économiques visant à l'abolition complète de l'exploitation capitaliste sont approfondis. L'expérience montre que lorsque cette voie n'est pas suivie, la régression et la restauration du capitalisme et de l'exploitation qui lui est inhérente sont inévitables.

"De même, comme le montre l'expérience historique, la stagnation et la régression peuvent se produire si la démocratie socialiste n'est pas durablement approfondie. L'approfondissement de la socialisation de l'économie et l'approfondissement de la démocratie socialiste sont interdépendants, ce sont les deux faces d'une même médaille : il ne peut y avoir de démocratie socialiste sans économie socialiste, pas plus qu'il ne peut y avoir et perdurer une économie socialiste sans démocratie socialiste.

"La démocratie est, selon la définition courante, le système politique de gouvernement dont l'autorité émane du peuple, ou comme Lincoln l'a défini de façon quelque peu lyrique : le gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple.

"Mais qu'est-ce que la démocratie concrètement dans le contexte du système capitaliste et que devrait être la démocratie socialiste ?

"Lénine écrit : »Nous sommes en faveur de la république démocratique en tant que meilleure forme d'État pour le prolétariat sous le capitalisme, mais nous n'avons pas le droit d'oublier que l'esclavage salarié est le sort réservé au peuple même sous la république bourgeoise la plus démocratique. En outre, chaque État est une « force spéciale pour le prolétariat ». Tout État est une « force spéciale de répression » de la classe opprimée. Par conséquent, tout État n'est ni libre ni populaire ».

"Les principes de base d'une démocratie socialiste sont expliqués par Lénine au paragraphe 2 (Par quoi remplacer la machine étatique une fois qu'elle a été détruite ?) du chapitre III (L'expérience de la Commune de Paris de 1871. L'analyse de Marx).

"Lénine écrit :

« En 1847, dans le « Manifeste communiste », Marx a donné à cette question une réponse encore totalement abstraite, ou, plus exactement, une réponse qui indiquait les tâches, mais pas les moyens de les résoudre. Remplacer la machine étatique, une fois détruite, par « l'organisation du prolétariat comme classe dirigeante », « par la conquête de la démocratie » : telle est la réponse du « Manifeste communiste ». Sans se perdre en utopies, Marx attendait de l'expérience du mouvement de masse la réponse à la question de savoir quelles formes concrètes devait prendre cette organisation du prolétariat en classe dirigeante et comment cette organisation devait être coordonnée avec la « conquête de la démocratie » plus complète et plus cohérente. Dans sa « Guerre civile en France », Marx soumet l'expérience de la Commune, aussi brève soit-elle, à l'analyse la plus minutieuse. Citons les passages les plus importants de cet ouvrage : Au XIXe siècle, « le pouvoir centralisé de l'État, avec ses organes omniprésents : l'armée permanente, la police, la bureaucratie, le clergé et la magistrature » s'est développé à partir du Moyen-Âge. Avec le développement de l'antagonisme de classe entre le capital et le travail, « le pouvoir étatique a acquis de plus en plus le caractère d'une puissance publique d'oppression du travail, le caractère d'une machine de domination de classe ». Après chaque révolution, qui a marqué un pas en avant dans la lutte des classes, le caractère purement oppressif du pouvoir d'État est devenu de plus en plus prononcé. Après la révolution de 1848-1849, le pouvoir d'État devient une « arme nationale de guerre du capital contre le travail ». Le Second Empire le consolide. "L'antithèse directe de l'Empire est la Commune. « C'était la forme définitive de cette république qui devait abolir non seulement la forme monarchique de la domination de classe, mais la domination de classe elle-même... » En quoi avait consisté, concrètement, cette forme « définitive » de la république prolétarienne et socialiste ? Quel était l'État qu'elle avait commencé à créer ? La Commune remplace la machine étatique détruite, apparemment « seulement » par une démocratie plus complète : suppression de l'armée permanente et complète éligibilité et révocabilité de tous les fonctionnaires. Mais, en réalité, ce « seulement » représente un gigantesque échange de certaines institutions contre d'autres, d'un type différent par principe. Il s'agit précisément d'un de ces cas de « transformation de la quantité en qualité » : la démocratie, mise en pratique de la manière la plus complète et la plus cohérente possible, se transforme de démocratie bourgeoise en démocratie prolétarienne, d'un Etat (une force spéciale pour la répression d'une certaine classe) en quelque chose qui n'est plus un Etat à proprement parler. Il est toujours nécessaire de réprimer la bourgeoisie et de vaincre sa résistance. C'était particulièrement nécessaire pour la Commune, et l'une des causes de sa défaite réside dans le fait qu'elle ne l'a pas fait de manière suffisamment décisive. Mais ici, l'organe de répression est désormais la majorité de la population et non plus une minorité, comme cela a toujours été le cas, aussi bien sous l'esclavage et le servage que sous l'esclavage salarié. Et, à partir du moment où c'est la majorité du peuple qui réprime elle-même ses oppresseurs, il n'y a plus besoin d'une « force spéciale » de répression ! En ce sens, l'État commence à disparaître. Au lieu d'institutions spéciales d'une minorité privilégiée (la bureaucratie privilégiée, les chefs de l'armée permanente), c'est la majorité qui peut s'en charger directement, et plus le peuple tout entier est impliqué dans l'exécution des fonctions du pouvoir d'État, moins il est nécessaire d'avoir un pouvoir d'État. À cet égard, l'une des mesures décrétées par la Commune, sur laquelle Marx insiste, est particulièrement remarquable : l'abolition de tous les frais de représentation, de tous les privilèges pécuniaires des fonctionnaires, la réduction des salaires de tous les fonctionnaires de l'État au niveau du « salaire d'un ouvrier ». C'est précisément là que s'exprime le plus clairement le passage de la démocratie bourgeoise à la démocratie prolétarienne, de la démocratie de la classe opprimante à la démocratie des classes opprimées, de l'État comme « force spéciale » pour la répression d'une classe particulière à la répression des oppresseurs par la force conjointe de la majorité du peuple, des ouvriers et des paysans. Et c'est précisément sur ce point le plus évident - peut-être le plus important, en ce qui concerne la question de l'Etat - que les enseignements de Marx ont été le plus négligés ! Dans les commentaires de vulgarisation -- qui sont innombrables -- on n'en parle pas. Il est « d'usage » de le passer sous silence, comme s'il s'agissait d'une « naïveté » démodée, un peu comme lorsque les chrétiens, après que le christianisme soit devenu la religion d'Etat, ont « oublié » la « naïveté » du christianisme primitif et de son esprit révolutionnaire-démocratique. La réduction des salaires des hauts fonctionnaires semble être « simplement » la justification d'un démocratisme naïf et primitif. L'un des « fondateurs » de l'opportunisme moderne, l'ancien social-démocrate E. Bernstein, s'est plus d'une fois consacré à répéter ces bromes bourgeois triviaux sur le démocratisme « primitif ». Comme tous les opportunistes, comme les kautskystes actuels, il n'a pas du tout compris, premièrement, que le passage du capitalisme au socialisme est impossible sans un certain « retour » au démocratisme « primitif » (car sinon, comment passer à l'exécution des fonctions de l'Etat par la majorité de la population, par toute la population en bloc ? ) ; et deuxièmement, que ce « démocratisme primitif », basé sur le capitalisme et la culture capitaliste, n'est pas le démocratisme primitif des temps préhistoriques ou précapitalistes. La culture capitaliste a créé la grande production, les usines, les chemins de fer, la poste et le téléphone, etc., et sur cette base, une énorme majorité des fonctions de l'ancien « pouvoir d'Etat » ont été tellement simplifiées et peuvent être réduites à des opérations si simples d'enregistrement, de comptabilité et de contrôle, que ces fonctions sont entièrement accessibles à tous ceux qui savent lire et écrire, qu'elles peuvent être exercées pour le « salaire ordinaire d'un travailleur », qu'elles peuvent (et doivent) être dépouillées de toute ombre de quelque chose de privilégié et de « hiérarchique ». L'éligibilité totale et la révocabilité à tout moment de tous les fonctionnaires sans exception ; la réduction de leur rémunération aux limites du « salaire ordinaire d'un ouvrier » : ces mesures démocratiques simples et « évidentes », tout en unifiant absolument les intérêts des ouvriers et de la majorité des paysans, servent de pont pour passer du capitalisme au socialisme. Ces mesures concernent la réorganisation de l'Etat, la réorganisation purement politique de la société, mais il est clair qu'elles n'acquièrent toute leur signification et leur importance qu'en liaison avec l'« expropriation des expropriateurs » déjà réalisée ou en préparation, c'est-à-dire avec la transformation de la propriété capitaliste privée des moyens de production en propriété sociale."

"Voilà pour la citation de Lénine (le soulignement de la dernière phrase nous appartient).

"Quelques pages plus loin, Lénine précise :

"Nous organiserons la grande production nous-mêmes, les travailleurs, à partir de ce qui a déjà été créé par le capitalisme, en nous appuyant sur notre propre expérience ouvrière, en établissant une discipline de fer des plus rigoureuses, maintenue par le Pouvoir d'Etat des travailleurs armés ; nous réduirons les fonctionnaires d'Etat à n'être que les exécutants de nos directives, des “inspecteurs et comptables” responsables, amovibles et modestement rémunérés (en union, naturellement, avec des techniciens de toutes sortes, de tous types et de tous grades) : C'est là notre tâche prolétarienne, c'est là que nous pouvons et devons commencer à réaliser la révolution prolétarienne. Ce début, sur la base de la grande production, conduit de lui-même à l'« extinction » progressive de toute bureaucratie, à la création progressive d'un ordre - ordre sans guillemets, ordre qui ne ressemblera en rien à l'esclavage salarié - d'un ordre dans lequel les fonctions de contrôle et de comptabilité, de plus en plus simplifiées, seront exercées par tous à tour de rôle, finiront par devenir habituelles, et, enfin, disparaîtront comme fonctions spéciales d'une couche spéciale de la société."

"Plus loin, au paragraphe 2 du chapitre VI, Lénine insiste :

"Les travailleurs, après avoir conquis le pouvoir politique, détruiront le vieil appareil bureaucratique, le démantèleront jusqu'à ses fondements, n'en laisseront pas une pierre sur une pierre, le remplaceront par un nouvel appareil, composé des ouvriers et des employés eux-mêmes, contre la transformation en bureaucrates desquels les mesures analysées en détail par Marx et Engels seront prises immédiatement : 1) non seulement l'éligibilité, mais l'amovibilité à tout moment ; 2) un salaire qui ne soit pas supérieur au salaire d'un ouvrier ; 3) il sera immédiatement changé que tous auront des fonctions de contrôle et d'inspection, que tous seront des « bureaucrates » pendant un certain temps, de sorte que, de cette façon, personne ne puisse devenir un « bureaucrate ».

« Et Lénine d'ajouter dans l'une des dernières pages: « Sous le socialisme, chacun participera à tour de rôle à la gestion et s'habituera rapidement au fait que personne ne dirigera ».

V. Les idées de Marx et de Lénine sur l'Etat sont encore pleinement actuelles parce qu'elles ne consistent pas en une représentation idéaliste, anhistorique, statique et schématique de celui-ci, mais, partant de ses multiples aspects, elles en dégagent, dans un processus de synthèse, les traits essentiels qui perdurent, car il ne s'agit pas d'un Etat abstrait, mais d'un Etat capitaliste, qui s'adapte aux conditions changeantes du système dominant, comme nous le verrons plus loin. C'est la méthode d'analyse exposée par Marx, entre autres dans son ouvrage « Introduction à la critique de l'économie politique, 1857, Ch. III, La méthode ».

Il convient donc d'analyser l'État contemporain par rapport à l'état actuel du système capitaliste, caractérisé - très schématiquement - comme un système totalement transnationalisé en crise quasi permanente.

L'État moderne répond à la nécessité de gérer les relations sociales dans un système productif donné dont les caractéristiques essentielles sont la propriété privée des moyens de production et l'économie de marché, c'est-à-dire l'échange de marchandises entre propriétaires et producteurs par le biais de son équivalent général, l'argent. Parmi ces marchandises échangées, il y a la force de travail, pour laquelle il n'y a pas d'échange d'équivalents.

C'est ce qu'avait déjà constaté - à sa manière - Jacques Necker, il y a près de deux siècles et demi, qui écrivait dans son livre Sur la législationet le commerce des grains (1775) : « Le propriétaire foncier voit dans le blé un produit qui n'a pas de valeurmarchande:

« Le propriétaire ne voit dans le blé que le fruit de ses soins et le produit de la terre qui lui appartient et il veut en disposer comme de ses autres revenus. (...) Le marchand ne voit dans cette denrée qu'une marchandise à acheter et à vendre, et veut pouvoir l'acheter et la revendre suivant ses intérêts. Le Peuple (...) voit dans le blé un élément nécessaire à sa conservation, il veut vivre de la terre qui est sous ses pieds et assurer sa subsistance par son travail (...) Le Propriétaire invoque les droits de la propriété ; le Marchand les droits de la liberté ; le Peuple les droits de l'humanité (...) C'est au milieu de ce choc continuel d'intérêts, de principes et d'opinions que le Législateur doit chercher la vérité ».

L'Etat apparaît comme un appareil administratif médiateur entre des groupes et des classes aux intérêts contradictoires (le propriétaire garde le surplus - la plus-value - produit par le producteur) afin de préserver « l'intérêt général » qui n'est autre que la reproduction - de préférence pacifique - du système existant.

Cette fonction médiatrice de l'Etat est relativement réelle dans les premières étapes de l'évolution et de la consolidation du système capitaliste. Nous disons « relativement réelle » parce que l'Etat a toujours fonctionné comme garant - par des moyens pacifiques ou violents - de la reproduction du système.

Mais cette fonction médiatrice, écrit Hirsch, « change avec la pénétration progressive des rapports capitalistes, où le “pouvoir des seules conditions économiques” (Marx, Capital) installe l'organisation de la domination comme instrument de l'établissement des rapports capitalistes, où le capital se reproduit lui-même et où finalement la “soumission complète de l'organisme de l'Etat” (Marx, Grundrisse) au capital détermine la forme et la fonction de l'Etat »[4].

Cette autonomie relative de l'État et son rôle de médiateur (tant des États nationaux que des organisations internationales interétatiques) ont cessé et sa soumission complète au capital a culminé dans la transnationalisation de l'économie au cours des dernières décennies. Cette soumission est accentuée par la crise quasi permanente du système.

Un groupe d'économistes français l'a décrit en 1983 avec une précision remarquable :

« L'aboutissement de la régulation monopolistique privée à l'échelle mondiale conduira à une restructuration drastique et sans doute irréversible des États-nations. Ceux-ci deviendront des territoires amorphes dont les fonctions économiques seront déterminées de l'extérieur par des oligopoles internationaux. Ces territoires seront à la fois de grands espaces ouverts et des espaces fragmentés. Une structure dualiste s'imposera, composée d'un secteur « moderne » et d'un secteur « traditionnel ». Dans le premier, largement internationalisé, seront concentrés les sièges des grands groupes, les industries de pointe, les grandes institutions d'enseignement, les cadres et ingénieurs les mieux formés, eux-mêmes très mobiles et parlant la même langue, les laboratoires et tout l'ensemble des médias internationaux. Le secteur « traditionnel » regroupera la masse de la population, peu rémunérée et peu qualifiée, vouée aux tâches sous-traitées par le secteur moderne dans lequel, peut-être, la réduction du temps de travail sera compensée par la réduction de la couverture des besoins sociaux, qui sera préférée au chômage, dont le taux sera élevé « [5].

Tant que prévalait un système d'économies nationales, dans lequel la production et la consommation se déroulaient principalement sur le territoire, le « pacte social » de fait entre capitalistes et salariés consommateurs dans le cadre de l'Etat-nation était possible. Mais dans le système « globalisé » d'aujourd'hui, la production est destinée à un marché mondial de « clients solvables » et le pouvoir d'achat de la population du lieu de production n'a plus d'intérêt. Et l'État-nation tend à devenir une entité amorphe au sein d'un État mondial de facto composé de diverses institutions et traités mondiaux, régionaux et bilatéraux (Fonds monétaire international, Banque mondiale, Organisation mondiale du commerce, OCDE, « Groupe des 8 », Commission européenne, Banque centrale européenne, traités de promotion et de protection des investissements, etc.) dominés - politiquement, économiquement, militairement et culturellement - par le grand capital transnational et ses gestionnaires, les dirigeants politiques.

À cet égard, il convient de noter un cas actuel vraiment grotesque (dont nous avons confirmé la véracité auprès d'un membre du Parlement européen) de fermeture de ce qui restait d'espaces formellement démocratiques pour débattre de décisions qui affectent l'ensemble de la population.

écrit un journaliste espagnol :

L'arbitraire fasciste de la Commission européenne s'est fait connaître avec les députés européens et le traité de libre-échange et d'investissement (TTIP)... que l'Union européenne et les États-Unis négocient très secrètement. L'UE n'autorise les députés européens à lire le texte négocié du traité que pendant deux heures ! Pour ne rien arranger, elle interdit aux députés d'en parler à qui que ce soit. Le court temps de lecture de l'obscur traité doit se dérouler dans une salle sécurisée, sans magnétophone, ni enregistreur ou autre appareil électronique. Pas même un stylo et du papier, et sous surveillance. Nous ne savons pas si les gardes sont armés, mais nous savons que les représentants légitimes des citoyens européens sont traités comme des suspects criminels (Xavier Caño Tamayo, Impedir el tratado entre Estados Unidos y Europa, CCS - Centro de Colaboraciones Solidarias, 20/03/15).

Dans les conditions du capitalisme monopoliste et impérialiste et des crises répétées, de nouvelles formes d'intervention étatique et interétatique sont produites pour assurer la reproduction du système et le taux de profit : en plus des formes institutionnelles mentionnées ci-dessus, l'État participe à certaines industries et services (en particulier ceux qui ne sont pas rentables), aux secteurs de la recherche scientifique et technologique, à la constitution de coalitions militaires pour attaquer des pays au nom des « droits de l'homme », mais en réalité pour les soumettre à sa sphère géoéconomique et géostratégique. Dans certains cas, elle va jusqu'à les désintégrer en tant qu'États, comme cela s'est produit en Libye et, dans une large mesure, en Irak. Avec pour résultat collatéral des situations chaotiques d'où ont émergé des organisations terroristes très puissantes et extrêmement sauvages.

Depuis les origines du capitalisme jusqu'à aujourd'hui, l'État a été et est « une machine essentiellement capitaliste, l'État des capitalistes » (Engels, Anti-Dühring, cité par Hans Joachim Hirsch, op. cit.).

Un cas paradigmatique montrant le fonctionnement de l'État capitaliste contemporain est le conflit entre le gouvernement grec actuel et la Troïka et les dirigeants européens.

En Grèce, une dette énorme s'est accumulée en raison de la mauvaise gestion de gouvernements corrompus, de paiements d'intérêts très élevés sur les dettes et d'achats d'armes disproportionnés. La Grèce a été le cinquième acheteur mondial d'armes conventionnelles au cours de la période 2005-2009. Elle a acheté 31 % de ces armes à l'Allemagne, 24 % aux États-Unis et 24 % à la France, qui sont aujourd'hui ses principaux créanciers. La « troïka » impose à la Grèce des « conditionnalités » qui consistent à privatiser les actifs nationaux, à exiger le gel et, dans de nombreux cas, la baisse des salaires et des pensions et, de manière générale, à réduire considérablement les dépenses sociales.

Le nouveau gouvernement grec veut renégocier la dette, en grande partie illégitime, avec l'Union européenne, tout en respectant au minimum ses promesses électorales et le mandat reçu du peuple grec.

La « Troïka » (la Commission européenne, la Banque centrale européenne et le Fonds monétaire international) - qui n'a aucune légitimité institutionnelle - et les dirigeants européens se montrent intraitables : ils font du chantage et de l'extorsion au gouvernement grec, exigeant sa reddition inconditionnelle, qu'il renonce à son mandat et soumette son peuple à une cure d'austérité extrême. Tout cela pour rembourser une dette qui est le résultat de la corruption passive des précédents gouvernants grecs, de la corruption active des grandes puissances et des banques internationales et de l'usure pratiquée à grande échelle par ces dernières.

Le 29 avril 2010, Eric Woerth, alors ministre du gouvernement français, expliquait cyniquement sur France Inter : « En aidant la Grèce, nous nous aidons nous-mêmes. Les 6 milliards d'euros [prêtés par la France à la Grèce] ne viennent pas des caisses de l'Etat. Ils sont empruntés [sur les marchés financiers] à un taux d'intérêt de 1,4 ou 1,5 % et prêtés aux Grecs à un taux d'environ 5 %. Nous profitons donc de l'opération. C'est bon pour le pays, c'est bon pour la Grèce et surtout c'est bon pour la zone euro. Nous devons rassurer les marchés. C'est toujours comme ça, il faut rassurer les marchés [...] il faut mettre en place un filet de sécurité public.

Mario Draghi, l'un des bourreaux actuels du peuple grec en tant que président de la Banque centrale européenne, était vice-président pour l'Europe chez Goldman Sachs International et, à ce titre, a travaillé avec les gouvernements grecs précédents pour dissimuler une partie de la dette grecque.

La « Troïka », qui devrait plutôt s'appeler « Triade » car elle agit comme une organisation mafieuse, ainsi que les élites dirigeantes européennes, pratiquent l'extorsion et le chantage afin de voler au peuple grec ce qui lui appartient.

Telle est la réalité de l'État capitaliste, totalement étrangère à la vision quelque peu idyllique d'Álvaro García Linera.

Dans les conditions du capitalisme contemporain, monopoliste et impérialiste, en état de crise permanente, il n'y a plus d'espace pour la participation populaire à la prise de décision, puisque les institutions étatiques et interétatiques sont totalement fonctionnelles à la reproduction du système et à la préservation du taux de profit du grand capital.

Aujourd'hui, plus que jamais, la phrase de Lénine reste valable : tout État est une « force spéciale de répression » de la classe opprimée. C'est pourquoi tout État n'est ni libre ni populaire « (Lénine, L'État et la révolution, 1917).

Il ne s'agit donc pas d'« améliorer » l'État, mais de le démanteler (de le détruire, disait Lénine) et de le transformer en des formes institutionnelles totalement différentes, qui donnent le pouvoir de décision à ceux qui travaillent (ce qui n'est pas la même chose qu'une « participation » formelle aux décisions prises par les « dirigeants ») et constituent une barrière infranchissable à la formation de bureaucraties (mandats courts, révocables et non-renouvelables à tous les niveaux). Dans le même temps, les rapports de production capitalistes sont abolis, en socialisant les instruments et les moyens de production et d'échange.

En d'autres termes, un socialisme démocratique et participatif consistant en un système basé sur la propriété sociale ou collective des instruments et des moyens de production et d'échange et sur l'implication active et consciente des individus et des collectivités dans la prise de décision à tous les niveaux et à toutes les étapes, depuis la détermination des objectifs et des moyens pour les atteindre jusqu'à leur mise en œuvre et l'évaluation des résultats.

Ce devrait être le projet de ceux qui veulent réellement un changement radical de la société conduisant à la libération et à la réalisation de l'être humain en tant qu'être humain.

Ceux qui devraient le préfigurer dans leurs propres organisations.

[1] Lars Svendsen, Le travail. Gagner sa vie, à quel prix ? Editions Autrement, Paris, septembre 2013, p. 140.

[2] « ...Tout au long de l'histoire du capitalisme, depuis la grande révolution industrielle de la fin du XVIIIe siècle jusqu'à nos jours, le système économique s'est développé par des mouvements successifs d'investissement et d'innovation technologique. Ces mouvements semblent principalement liés aux difficultés inhérentes au processus d'accumulation du capital : à un moment donné, le capital se bloque et tout est remis en cause : la régulation, les salaires et la productivité. L'innovation technologique est une sortie de crise, mais elle ne vient pas seule : elle affecte directement, parfois le niveau de l'emploi, toujours l'organisation du travail et le contrôle exercé par les travailleurs sur leur métier et leur outil de travail et par leurs organisations sur le niveau des salaires, sur la discipline de travail et la sécurité de l'emploi... ». Alfred Dubuc, Quelle nouvelle révolution industrielle ? in : Le plein emploi à l'aube de la nouvelle révolution industrielle. Publication de l'École des relations industrielles de l'Université de Montréal, 1982. https://papyrus.bib.umontreal.ca/jspui/handle/1866/1772

[3] C'est ce qu'on appelle le « vote pendulaire », toujours pour les candidats du système. Comme nous l'avons dit plus haut, les majorités électorales (les majorités de ceux qui votent, car l'abstention électorale ne cesse de croître), outre une tendance croissante à voter pour l'extrême droite, choisissent généralement entre la poêle à frire et le feu, c'est-à-dire la droite traditionnelle ou la social-démocratie.

[4] Hans Joachim Hirsch, « Elementos para una teoría materialista del Estado », publié en espagnol dans Críticas de la Economía Política, édition latino-américaine, n° 12/13, Mexico, El Caballito, 1979, pp. 3-75 et en français dans L'Etat contemporain et le marxisme, Critiques de l'économie politique, Ed. François Maspero, Paris, 1975.

[5] Michalet, Delapierre, Madeuf et Ominami, Nationalisations et Internationalisation...., La Découverte/Maspero, Paris, 1983, p. 147. Citation tirée de notre livre « The Armour of Capitalism. El poder de las sociedades transnacionales en el mundo contemporáneo ». Editorial Icaria, Espagne, 2010.

https://www.alainet.org/es/articulo/168506

Extrait du livre : El papel desempeñado por las ideas y culturas dominantes en la preservación del orden vigente (Le rôle joué par les idées et les cultures dominantes dans la préservation de l'ordre actuel). Editorial Dunken, Buenos Aires, 2015. Publié en Colombie sous le titre El colapso del progresismo y el desvarío de las izquierdas. La Carreta Editores, Medellin 2017. Sur Internet : https://www.surysur.net/teitelbaum-el-colapso-del-progresismo-y-el-desvario-de-las-izquierdas.

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