HUMANISER LE TRAVAIL ET DISPOSER DE PLUS DE TEMPS LIBRE
Une approche globale, c'est-à-dire correcte, de la question de l'âge de la retraite nécessite de tenir compte du fait qu'avec les progrès technologiques (rév. industrielle, robotique, informatique, IA), la productivité augmente et diminue le besoin de travail humain nécessaire pour satisfaire les besoins de tous (actifs ou non). L'argument démographique (augmentation du nombre de retraités) est incohérent face à cette réalité. En fait, c'est le contraire qui se produit : le temps de travail et la pénibilité, physique et mentale, augmentent. En d'autres termes, augmente l'exploitation capitaliste.
Livre MAISON TERRE, ÉTATS DE LIEUX- Novembre 2024
Fragmentos del par.III (L'exploitation capitaliste) del Chap. I ( LE SYSTÈME CAPITALISTE: LÉTAL, INHUMAIN ET BARBARE).
Auteurs: Mirta SOFIA TEITELBAUM et Alejandro TEITELBAUM
L'exploitation capitaliste (III)
Le travail théorique de Marx et d'autres chercheurs marxistes permet de comprendre l'essence et les particularités du système capitaliste, dernier stade d'une période de l'histoire humaine (en fait de la préhistoire) qui a commencé avec l'esclavage, caractérisé par l'appropriation par une minorité de la plus grande partie du produit du travail de l'immense majorité, avec des réajustements périodiques d'accentuation ou de diminution de l'exploitation selon le rapport de forces entre les classes en conflit.
Bien que les crises et les " remèdes d'austérité " imposés par les classes dirigeantes confirment amplement la thèse marxiste sur le système capitaliste, les idéologues "conservateurs" ou "réformistes" et ceux qui sont "revenus" du socialisme, continuent à affirmer, sans aucun fondement, que la situation actuelle est temporaire ou que, au pire, elle n'est pas inhérente au capitalisme, mais au fonctionnement des "marchés", qu'ils estiment être, pour l'instant, laissés aux tendances "ultra-libérales". Il suffirait de "réguler" ou d'"humaniser" les marchés pour résoudre le problème.
Nous souhaitons ajouter quelques éléments qui montrent concrètement l'exploitation capitaliste, qui est maintenant dans une période de forte accentuation en raison d'un rapport des forces actuellement défavorable aux exploités.
Dans les pays périphériques, mais également dans les pays centraux, la mobilité des grandes entreprises (la possibilité de changer rapidement de lieu d'implantation d'un pays à l'autre) limite le pouvoir de négociation des travailleurs : l'entreprise menace de se retirer du lieu d'implantation ou de segmenter sa production en différents endroits si elle juge les demandes des travailleurs excessives, ou les entreprises "délocalisent" tout simplement leurs usines dans des pays où les salaires sont plus bas. Et, dans l'espoir d'éviter les délocalisations et de préserver les emplois, les travailleurs acceptent la dégradation de leurs conditions de travail en termes de salaires, d'heures de travail, de stabilité, de sécurité sociale, etc.
Cela arrive parce que les écarts de salaires entre les pays "centraux" et les pays "périphériques" d'Asie, d'Afrique, d'Amérique latine et d'Europe de l'Est sont de l'ordre de 10 à 1 et parfois même de 20 à 1 et, par contre, les niveaux de productivité ont tendance à s'égaliser. Mais ces processus de délocalisation n'ont pas seulement lieu des pays riches vers les pays pauvres, mais également entre les pays pauvres: les entreprises délocalisent leurs usines des pays où les salaires sont très bas vers d'autres pays où les salaires sont encore plus bas (par exemple, de la Chine vers le Vietnam).
Dans d'autres conditions (un rapport de force favorable aux travailleurs), l'augmentation de la productivité du travail devrait logiquement s'accompagner d'une réduction du temps de travail (quotidien, hebdomadaire et annuel) et d'une réduction de l'intensité du travail. C'était généralement le cas jusqu'aux années 1920, lorsque les luttes des travailleurs, aidées par la crainte des capitalistes à la propagation de l'exemple de la révolution d'Octobre en Russie, ont abouti à la journée hebdomadaire de travail de 48 heures.
Depuis lors, la journée de travail est restée stable, bien que la journée de travail annuelle ait diminué en raison de l'allongement des vacances et que, dans certains pays, la journée de travail hebdomadaire ait également diminué. Mais ces dernières années, bien que la productivité ait continué à augmenter, la tendance à la réduction du temps de travail s'est inversée, l'intensité du travail a également augmenté et le travail flexible, qui est une façon de garder le travailleur toujours à la disposition de l'employeur, même s'il ne travaille pas, s'est généralisé. L'augmentation du temps de travail c´est en fait accentuée par la nécessité pour de nombreuses personnes de travailler plus longtemps (dans le même emploi ou dans un emploi supplémentaire) afin de gagner le minimum nécessaire pour survivre.
Le taylorisme ou "organisation scientifique du travail" et son application dans la pratique, le fordisme, (si bien illustré par Charles Chaplin dans le film Les Temps modernes) reposaient sur l'idée de faire du travailleur un simple mécanisme de la chaîne de montage: le travailleur, au lieu de se déplacer pour accomplir sa tâche, reste à sa place et la tâche vient à lui sur la chaîne de montage. La vitesse de cette dernière impose inexorablement le rythme de travail au travailleur.
Le premier à l'avoir mis en pratique fut Henry Ford, au début du 20ème siècle, pour la production de la fameuse Ford T. Ce travail abrutissant épuise les travailleurs, dont beaucoup ont choisi de démissionner. Face à un taux de rotation extrêmement élevé, Ford a trouvé la solution : augmenter verticalement les salaires jusqu'à 5 dollars par jour, ce qu'il a pu faire sans réduire les profits étant donné l'énorme augmentation de la productivité et la forte baisse du coût de production qui ont résulté de l'introduction du travail à la chaîne. Les nouveaux salaires des usines Ford ont permis à ses ouvriers de devenir des consommateurs, y compris des voitures qu'ils fabriquaient.
Les ouvriers, qui n'étaient pas du tout intéressés par un travail répétitif ne laissant place à aucune initiative de leur part, retrouvaient leur condition humaine (ou pensaient l'avoir retrouvée) en tant que consommateurs en dehors du travail, grâce aux salaires relativement élevés qu'ils percevaient.
Cette situation s'est généralisée dans les pays les plus industrialisés, surtout après la Seconde Guerre mondiale, et de façon très circonscrite et temporaire dans certains pays périphériques. C'est ce que l'on a appelé "l'État providence".
"L'État-providence n'est pas, comme on le dit souvent, un État qui comble les lacunes du système capitaliste ou qui guérit les blessures infligées par le système grâce à des prestations sociales. L'impératif de l'État-providence est de maintenir un taux de croissance, quel qu'il soit, tant qu'il est positif, et de distribuer des compensations de manière à toujours assurer un contrepoids au rapport salarial".
Lars Svendsen écrit : [les travailleurs] " [...] en vinrent à accepter le rapport salarial et la division du travail qui en résultait. Contrairement aux attentes du marxisme révolutionnaire, ils ont cessé de remettre en question le paradigme capitaliste, se contentant de l'ambition plus modeste d'améliorer leur condition au sein du système. Cela signifie également que leur espoir de liberté et d'épanouissement réside dans leur rôle de consommateurs. Leur principal objectif était d'augmenter leur salaire afin de pouvoir consommer davantage[1].
Une variante du fordisme dans les années 50 était le toyotisme, qui consistait à rendre la production plus flexible en fonction de la demande afin d'éviter l'accumulation de stocks (just in time).
La généralisation du télétravail et de l'intelligence artificielle ont achevé le contrôle de l'employeur sur l'esprit et le corps des travailleurs[2].
La majeure partie du profit résultant de l'augmentation de la productivité entre dans le revenu capitaliste et une petite partie est incorporée dans les salaires, mais pas toujours. Ainsi, une constante du système capitaliste est le creusement des inégalités dans la répartition du produit.
Et de la même manière, le temps social libéré par l'augmentation de la productivité est inégalement réparti : le temps que les salariés passent au travail ne diminue pas dans les mêmes proportions que l'augmentation de la productivité.
Le but du "management" est de faire en sorte que le "col blanc", qui est - ou tend à être - majoritaire dans les pays les plus industrialisés, concentre sa vie personnel au sein de l'entreprise et remplisse son temps "libre" hors de l'entreprise - guidé par la mode et la publicité - en tant que consommateur d'objets nécessaires ou superflues et de différents types de divertissements aliénants, en tant que spectateur de sports commercialisés, de séries télévisées, en tant qu'addict aux jeux électroniques (véritable fléau contemporain), etc..., dans la mesure où son revenu réel et les crédits qu'il peut obtenir (et qu'il ne peut pas rembourser en temps de crise) lui permettent de le faire.
En d'autres termes, le système capitaliste dans son état actuel tente de surmonter ses contradictions insolubles inhérentes à l'appropriation par les propriétaires des moyens de production d'une grande partie du travail humain social (la plus-value) en s'emparant de la plus grande partie du temps de loisir social croissant (répartition inégale du temps de loisir social gagné grâce à l'augmentation de la productivité) afin de "mettre du surtravail", comme l'écrit Marx dans les "Éléments fondamentaux pour la critique de l'économie politique" (Grundrisse) et en s'emparant également du peu de temps libre privé laissé à ceux qui travaillent, en le transformant en objet de consommation.
On peut donc dire que l'esclavage salarié caractéristique du capitalisme, qui aurait pu être compris comme limité à la seule journée de travail, s'étend désormais à TOUT LE TEMPS de la vie des salariés. D'une certaine manière, la différence entre l'esclavage en tant que système prévalant dans l'Antiquité (l'esclave au service du maître de façon permanente) et l'esclavage salarié moderne a disparu.
Outre Lars Svenden, plusieurs autres auteurs ont traité cette question sous des perspectives et des angles différents.
Marx a déjà abordé le sujet dans les Manuscrits de 1844.
Dominique Meda commente : "Marx cite deux [formes d'aliénation] dans les Manuscrits de 1844 ; la première concerne le rapport du travailleur à son produit : le travailleur a le même rapport au produit de son travail qu'à un objet qui lui est étranger : il travaille pour recevoir un salaire. D'ailleurs, presque toujours un salaire qui n'est pas suffisant pour vivre. Il produit pour quelqu'un d'autre qui le paiera. La seconde [forme d'aliénation] renvoie à la relation du travailleur à la production : dans le travail, le travailleur ne s'affirme pas, il se nie lui-même, son travail n'est pas volontaire, mais forcé. Marx voit l'origine de cette défiguration du travail dans l'existence de la propriété privée et accuse l'économie politique de la traiter comme un fait naturel"[3].
Parallèlement, André Gorz, entre autres, mérite d'être mentionné.
Gorz, après avoir constaté que les nouvelles technologies appliquées à la production permettent d'économiser du temps de travail, critique ceux qui soutiennent que le chômage croissant qui en est la conséquence peut être résolu par l'invention de nouvelles activités, en particulier les services de loisirs. Il admet que l'idée n'est pas absurde du point de vue de la rationalité économique capitaliste, mais qu'elle implique une société économiquement duale, en raison d'une répartition très inégale des économies de temps de travail : certains, de plus en plus nombreux, continueront à être expulsés de la sphère des activités économiques ou resteront à sa périphérie. D'autres travailleront autant ou plus qu'aujourd'hui, en raison de leurs performances ou de leurs compétences, et auront des revenus croissants.
La division de la société - dit Gorz - en classes hyperactives dans la sphère économique d'une part et une masse exclue ou marginalisée d'autre part, permet le développement d'un sous-système dans lequel une élite économique achète du temps libre en faisant travailler d'autres personnes à bas prix à leur place[4].
A ce sujet, Roger Sue affirme que les nouvelles activités de service censées lutter contre le chômage sont des emplois marginaux, non qualifiés, intermittents, qui mettent à mal le discours démagogique selon lequel on peut lutter contre le chômage en améliorant la formation. Et il ajoute : "La marchandisation croissante des échanges humains, outre qu'elle ne résout pas le problème du chômage, implique une régression de la convivialité et de l'autonomie des personnes... Comme l'a bien vu Ivan Illich, le risque est réel de voir la société de services se transformer en société de serviteurs"[5].
Gorz conclut : Nous nous trouvons alors dans un système social qui ne sait ni distribuer, ni administrer, ni utiliser le temps libéré... et qui ne lui trouve d'autre destination que de chercher à le monétiser par tous les moyens, à le transformer en emplois, à l'intégrer dans l'économie sous forme de services marchandisés de plus en plus spécialisés, englobant des activités jusqu'alors libres et autonomes qui pourraient leur donner un sens.
NOTES
[1] Lars Svendsen, Le travail. Gagner sa vie, à quel prix ? Éditions Autrement, Paris, septembre 2013, p. 140.
[2] Dominique Méda : « Les outils d’intelligence artificielle peuvent désormais surveiller et analyser les performances physiques au travail »
Une étude du département de la recherche de l’Organisation internationale du travail parue en août 2023 montre qu’à certaines conditions (notamment un dialogue social renforcé), la diffusion de l’IA pourrait créer des emplois, mais que des risques non négligeables pèsent sur l’emploi des femmes dans les pays à revenus élevés.
Mais ce sont sans nul doute les effets du développement de l’IA sur le travail humain lui-même, plus que sur l’emploi, qui méritent la plus grande attention. Depuis plusieurs années, de nombreuses recherches ont mis en évidence la diffusion à grande vitesse d’un « management algorithmique », c’est-à-dire d’une gestion des conduites humaines et des relations de travail à l’aide d’instructions encapsulées dans un logiciel. Par exemple, les chauffeurs VTC ou les livreurs à vélo qui utilisent les applications des plates-formes numériques voient leur parcours guidé et analysé par un algorithme, qui incite à l’adoption de certains comportements et peut générer des sanctions telles que la déconnexion”.
[3] Dominique Meda, Le travail, une valeur en voie de disparition. Aubier, Paris, 1995, p. 135.
[4] André Gorz, Métamorphoses du travail. Critique de la raison économique, Gallimard, Paris, 2004.
[5] Roger Sue, Temps et ordre social. Sociologie du temps social. Presses Universitaires de France, 1994, p. 191.