
Les images que j'ai vu aujourd'hui sont émouvantes. L'Histoire de ce pays s'est écrite sous mes yeux. Depuis 8 heures du matin, jusqu'à 19 heures, des millions de tunisiens se sont déplacés pour mettre leur bulletin de vote dans l'urne. Hommes, femmes, vieillards, jeunes et handicapés... le peuple est bien venu dans toute sa diversité. La participation a dépassé toutes les espérances. Elle est de près de 90 % selon les premières informations pour ceux qui s'étaient inscrits préalablement. Mais, même ceux qui ne l'avaient pas fait pouver également voter aujourd'hui. En tout, reporté à toute la population, il semble que près de 70 % des électeurs potentiels dans le pays se sont déplacés. La conséquence de ce succès, et des ligues files d'attentes qu'il a produit, est qu'il aura fallu attendre 2 ou 3 heures, parfois même plus pour accomplir son simple devoir de citoyen. Dans tous les bureaux de votes où nous nous sommes rendus, les choses se sont déroulées dans le calme et avec une réelle dignité. Une fierté d'être citoyen tunisien. Qu'importe d'attendre debout pendant des heures, le peuple avait envie ce jour d'écrire une des belles pages de son histoire.

Bien sûr, ici ou là, il y a eu quelques problèmes. Mais, franchement, comment les éviter ? D'ailleurs, quel peuple serait capable d'organiser des scrutins sans aucun problème après n'avoir connu que des régimes sans « vraies élections » même sous Habib Bourguiba, père de l'indépendance tunisienne et grand réformateur. Je souligne donc pour ceux qui l'auraient oublié, que la Tunisie n'a jamais connu la moindre élection libre et qu'elle a subi depuis 1987 une dictature policière qui a étouffé toute vie civique. Le journal tunisien La presse magazine parle de "23 ans de fer et de baillon". Dans ces conditions, ce à quoi j'ai pu assister aujourd'hui force le

respect. Bien sûr, la délégation du PG que nous sommes n'a pas une vision globale sur l'ensemble des votes qui se sont produit dans le pays, notamment hors des grands centres urbains. Des fraudes restent possibles. Il est important que chaque effraction soit mentionnée à l'ISIE qui veille sur le bon déroulement du vote, et que des sanctions éventuelles soient prises. Mais, les réseaux sociaux qui rapportaient au milieu de l'après midi ces incidents, leur ont donné parfois une dimension plus importante que leurs conséquences réelles. Attention, je reste prudent, je ne nie pas toutefois qu'elles soient exactes. Ici, la trêve électorale du samedi (demandant qu'il ny ait plus de banderoles, plus d'affiches, plus de campagne électorale, etc..), n'a pas été bien respectée, à la différence du centre de Tunis. Là, dans certains bureaux de votes, mal couverts par les superviseurs des autres formations politiques, il semble que le parti religieux Ennahda a fait sentir lourdement sa pression sur des électeurs, jusque dans le bureau.

On raconte que dans deux bureaux, le président du bureau de vote fesait ouvertement camapgne pour Ennahda. Il sfurent rapidement remplacés. Dans beaucoup de quartiers populaires, ce parti a promis une légère somme d'argent à tout ceux qui voteront pour lui. Pour éviter de généraliser cette « vente du vote » d'ailleurs, les téléphones portables dans lesquels il y a un appareil photo, ont été interdits afin que l'électeur ne prenne pas en photo son bulletin pour attester qu'il a "bien voté" en échange de quelques pièces. On rapporte encore que, dans certains villages, ses partisans ont déplacés des électeurs dans des transports collectifs afin de s'assurer qu'ils « votent bien ». Dans d'autres lieux, les hommes et les femmes ont votés séparément en deux files distinctes sur décision du président du bureau. Sur ce dernier point, certains observateurs s'en inquiètent, mais d'autres considèrent que c'est peut être la meilleure façon d'éviter que des femmes subissent la pression de leur mari ou leur père.

Pour ma part, je considère que toutes ces pressions et distorsions ponctuelles des votes, totalement condamnables, n'auront pas de conséquences significatives sur les résultats globaux. A l'heure où j'écris ces lignes, je ne connais pas les rapports de forces qui sortiront des urnes. Les résultats qui devaient être officiellement proclamés lundi midi, le seront finalement mardi 25 octobre dans la journée. Mais, ce qui me frappe, et surplombe toute cette journée, c'est surtout la démonstration de sérieux des organisateurs de ce vote. Je ne veux pas le sous estimer. C'est un tour de force incroyable qui peut et doit servir de modèle pour tous les peuples de la région qui ont chassé leur dictateur. Ce que j'ai vu est exemplaire. Le peuple tunisien a démontré qu'il aime la démocratie. Il dispose de capacités indiscutables pour la mettre en œuvre et la faire vivre. Il dispose de compétences qui doivent lui permettre de regarder vers le futur avec confiance.

En écrivant cela, je ne veux pas minimiser les difficultés. Elles sont nombreuses et immenses. Le résultat potentiel du mouvement religieux Ennahda n'est pas sans poser des problèmes pour toutes consciences laïques et de gauches. Dans quelques heures nous connaîtrons son poids électoral réel. Hélas, il sera conséquent, n'en doutons pas, vraisemblablement autour d'un tiers des votes, peut être plus de 35 %. J'espère moins. Le fort taux de participation de ce jour va-t-il faire reculer le vote religieux ? Ou au contraire le faire bondir ? Je n'ai pas réponse. Là où j'écris ces lignes, au Média center où l'ISIE donnera une conférence de presse, l'avis général est plutôt que c'est le premier scénario le plus crédible. Nous verrons. Mais, de toute manière, comment est-il possible, alors qu'un peuple est tenu pendant plus de 25 ans par une poigne de fer étranglant toute vie politique, de croire que ce peuple se tournera unanimement vers des formations politiques laïques et progressistes ? Si Ennahda obtient un résultat substantiel lors de ce vote, fondamentalement, ce n'est pas parce qu'il aura triché (même si il peut l'avoir fait ici ou là). Les raisons sont nombreuses. C'est d'abord parce qu'il dispose de moyens financiers comme aucun autre parti, ce qui lui permet notamment de diffuser des messages à la télévision et d'entretenir un clientélisme électoral redoutable dans les quartiers les plus modestes. D'où vient d'ailleurs cette puissance financière ? L'aide matérielle provenant de certains régimes étrangers est une première explication. Elle n'est pas suffisante pour expliquer son influence. Si les religieux réalisent un résultat conséquent, c'est aussi hélas parce qu'ils disposent d'une base sociale bien réelle, qu'ils apparaîssent pour certains comme le parti des martyrs du régime antérieur, et que beaucoup d'électeurs sont encore maintenus dans un obscurantisme révoltant et qu'ils choisissent un vote qui ne "fâchera pas Dieu". Enfin, près de 1,8 millions d'électeurs sont illettrés (soit près de 20 % du corps électoral), et cela produit bien sûr de terribles effets négatifs. L'émancipation est un long chemin intellectuel qui nécessite de disposer d'une instruction élémentaire. On le sait, l'obscurantisme religieux et l'ignorance font toujours bon ménage. C'est une règle universelle.

Ennahda , dont le principal dirigeant Rached Ghannouchi se dit proche de l'AKP de Turquie mais reste très influencé par les frères musulmans d'Egypte, est aussi fort de la faiblesse de ses contradicteurs. Car, le problème à mes yeux est aussi, que pour l'affronter, les autres formations n'ont pas vraiment réussi à mettre la question sociale au cœur de la campagne électorale. Ainsi, les religieux ont peut être gagné une première manche de la bataille idéologique, car ils ont réussi à faire en sorte que le principal clivage de cette élection (du moins le plus perceptible pour les catégories sociales les plus modestes) soit la question religieuse, le rapport à l'islam, et non l'organisation sociale de la future société tunisienne. Le débat sur la laïcité, engagé dans les premiers mois de la Révolution, a vite été mis sous l'étouffoir. Tous les principaux partis ont fait la campagne vers le centre, portant des programmes sociaux bien vagues et bien timides. Voilà une première leçon que je tire ce soir en attendant les résultats : en politique, quand on contourne la question sociale, d'autres débats secondaires viennent « pourrir » le débat citoyen. C'est vrai en Tunisie, ce sera vrai dans tous les autres pays, qu'on se le dise.

Quoiqu'il en soit, Ennahda ne sera pas majoritaire seul, j'en suis convaincu. Les premiers éléments, bien imcomplets, qui me parviennent estiment qu'il sera à 35 %. La surprise viendra peut être du Congrès Pour la république (CPR) de Moncef Marzouki, (dont je n'avais pas parlé, à tort, dans mon billet précédent) qui semble faire dans certains bureaux de votes plus que prévu. M. Marzouki, un médecin né en 1945, est un opposant historique à Ben Ali. Il a longtemps un des principaux défenseurs des libertés démocratiques. Désormais, il est candidat à l'élection présidentielle et semble être prêt à s'allier avec Ennahda. Je n'en dit pas plus, car je ne dipose d'aucun élément global. J'ai par contre une conviction. Une vie civique et politique est en train de naître. La Tunisie a fait une belle démonstration qu'elle approuvait une société dont le premier acte est que chaque citoyen, quelle que soit sa condition sociale, et surtout son sexe, puisse voter. Ce n'est pas un acte innocent. J'ai vu beaucoup de femmes très investies dans l'organisation de ce vote, même si ces dernières ne représentaient que 7 % des têtes de listes. Ces femmes instruites et courageuses sont souvent pointe avancée de la résistance contre Ennahda. J'en ai rencontré beaucoup qui ont passé la journée entière, de 5 heures du matin à minuit, à être mobilisées pour que ce vote ait lieu. De son coté, l'ISIE, présidé par Kamel Jendoubi peut être fier de son travail. Bien des choses mises en oeuvre étaient inédites et nécessitaient une technologie complexe. J'ai par exemple découvert une utilisation surprenante du téléphone portable. En appelant à un numéro précis, on pouvait avoir immédiatement par SMS gratuit, en indiquant sur numéro de carte nationale d'indentité, le bureau de vote où l'électeur devait se rendre, son muméro de salle, et son rang sur la liste électorale. Et cela a fonctionné, malgré l'affluence de près de 3 millions de personnes qui ont téléphoné au même moment à ce numéro dimanche matin !

J'informe au passage pour tous ceux qui veulent voir comment se sont déroulés les opérations de dépouillements dans un bureau de vote tunisien, de consulter le site Blogtrotters.fr animé notamment par nos amis Tristan mendès-France et Alban Fischer (ici en photo avec Raquel Garrido qui conduit notre délégation) que nous avons retrouvés avec plaisir samedi sur place. Ces deux journalistes débrouillards et inventifs font un travail magnifique et sont sans doute les seuls à avoir filmé en streaming (c'est à dire diffusé en direct) les opérations de dépouillements. Plus de 16 000 personnes les ont suivi. Allez sur leur site. C'est un témoignage précieux de cette journée.

Malgré toutes les déceptions qui viendront peut être demain à l'annonce des résultats, je fais donc le pari ce soir, qu'il sera très difficile de faire disparaitre cette joie collective et ce goût nouveau pour la liberté et les élections démocratiques. Avec mes camarades de la délégation du Parti de Gauche, nous sommes venus en fin de journée attendre au Média center les résultats de ce vote. Sitôt arrivés, nous apprenons qu'ils seront finalement proclamés mardi en raison de la forte participation et de la longueur des dépouillements. Prenant connaissance de notre présence, une des principales chaînes de télévision tunisienne demande à l'un d'entre nous de répondre à une interview. La grande majorité des responsables politiques et des journalistes connaissent Jean-Luc Mélenchon et le PG. Nous sommes d'ailleurs le seul parti politique français a avoir envoyé une telle délégation. C'est pour moi étonnant quand on connait les liens profond qui unissent nos deux pays. C'est donc Alain Billon, responsable de notre Commission Maghreb-Machrek, qui ira répondre aux questions. Ancien député de Paris et spécialiste du monde arabe, Alain se sortira à merveille de cet exercice toujours délicat. Cette interview insolite sera l'occasion de dire combien le Parti de Gauche est sensible à cette révolution tunisienne et à la mise en place de cette Assemblée constituante.
D'ores et déjà que les hommes et les femmes qui ont une petite tâche sur le doigt ce soir, peuvent collectivement être fiers. Bravo le peuple tunisien !