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Billet de blog 16 février 2023

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Bien sûr qu'ils sont des assassins

L'Assemblée a mis les points sur les « i ». On ne rompt pas, dans le sanctuaire de la démocratie bourgeoise, l'entente tacite bourgeoise par excellence : celle de ne jamais nommer la violence de la bourgeoisie.

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Le Lundi 13 février 2023, le député Saintoul a appelé le ministre Dussopt, ministre du travail, "assassin". — Il mettait en cause la responsabilité du gouvernement dans une spectaculaire hausse du nombre de morts dus à des accidents du travail, imputant cette hausse à la suppression des Comités d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT).

Grand mal lui en avait pris ! Le député Saintoul venait de rompre, dans le sanctuaire même de la démocratie bourgeoise, l'entente tacite bourgeoise par excellence : celle de ne jamais nommer la violence de la bourgeoisie.

La bronca fut immédiate, et tous les groupes parlementaires, dans la plus belle des unanimités bourgeoises (du Parti communiste au Front national) se succédèrent à la tribune afin de désavouer le député Saintoul, d'exprimer leur franche solidarité avec l'éploré ministre Dussopt, et d'appeler à ce que soit restaurée la dignité des débats. Le député Saintoul, lâché jusque par les siens, n'eut d'autre choix que d'aplatir sa personne et présenter ses excuses.

Pourtant, qu'y a-t-il d'excessif à appeler assassins des responsables politiques qui, l'âme claire et d'un trait de plume, font adopter des mesures qui détruiront des corps et qui écourteront des vies humaines ? Qui exigent de faire travailler plus longtemps des gens usés, donc d'augmenter (parmi les plus pauvres d'abord) le nombre de ceux qui mourront au travail ? Qui aggraveront les décotes, et feront vivre avec moins des gens qui déjà vivent avec peu ? Tout cela, sans autre nécessité que de dégager de quoi baisser les impôts de production pour offrir davantage de profits au Capital... qui, pour l'essentiel, les dilapidera en énièmes « dividendes records » — dites-moi que vous aussi, vous voyez d'ici les gros titres ?

Qu'y a-t-il d'excessif à les appeler assassins, eux qui se félicitent de coupes dans le financement de l'hôpital public (et trinquent même pour fêter cela à la buvette de l'Assemblée, nous apprend Nicolas Framont), alors que ces coupes, à l'autre bout de la chaîne, vont faire mourir des gens sur des brancards dans des couloirs d'urgences débordées ?

De quel autre mot désigner des gens qui désarment l'inspection du travail, diminuent les droits syndicaux, détruisent les instances de contrôle salarié des conditions de travail, et propulsent le pays en position de champion européen du nombre de morts au travail ? Qui autorisent les usines de l'agroalimentaire à mener leurs propres inspections sanitaires, pour en bout de course voir des enfants mourir contaminés par Escherichia coli pour avoir mangé une pizza mal faite ? Qui trouvent sensé de venir jusque devant la Fondation Abbé Pierre soutenir le bien fondé de jeter des squatteurs à la rue (où certains mourront) pour défendre le droit des multipropriétaires ?

Tant d'autres choses... Et d'abord, donc, celle qui nous occupe ces temps-ci : ces politiciens exigent, la bouche pleine d'éloges pour les vertus d'un travail dont ils n'ont jamais connu les peines, d'envoyer marner des gens déjà cassés jusqu'à un âge supérieur à l'espérance de vie en bonne santé. Dit plus nettement : d'envoyer marner des gens en mauvaise santé.

Comment ne pas éprouver une forme aiguë d'exaspération et, disons-le, de haine devant le ministre Dussopt de passage sur France Inter, lorsqu'un auditeur lui demande avec angoisse : "Je voudrais savoir ce que vous pouvez répondre à cette question : quand le corps ne suit plus, voilà. On est usé, on est fatigué. Je ne me vois pas aller plus loin. Si je vais plus loin, je crois bien que je vais... je finirai bien avant, comme on dit, dans le cercueil." — Et le ministre Dussopt, ne trouvant pour réponse que d'inviter cet homme à "trouver du sens et du plaisir dans le travail que l'on occupe".

Décidément, oui : "assassin" convient.

Le mot n'est excessif qu'aux oreilles des dominants. Leur domination consiste précisément en ceci que leur violence, institutionnelle et feutrée, ne leur apparaît jamais comme violente. Dans le même temps, le moindre haussement de ton venu d'en bas est tenu d'emblée pour une sauvagerie sans nom, comme l'ont encore attesté ces chamboule-tout organisés par des inspecteurs du travail en grève avec un ballon à l'effigie d'Olivier Dussopt, immédiatement converti par la majorité, dans un chœur de glapissements outrés, en un appel déguisé à la décapitation. L'inénarrable Karl Olive (que l'on sait certes coutumier de la bêtise et du mauvais goût) trouve même judicieux de comparer ce chamboule-tout à l'assassinat de Samuel Paty.

Venant d'eux, rien n'est grave. Même jouer avec la vie des gens, rien n'est grave. Tout se fait dans les formes, tout est républicain. Venant de nous, attention ! Tout est suspect, tout est inacceptable !

Le scandale n'est pas que des ministres soient appelés "assassins" pour des mesures qui ont coûté ou qui coûteront plusieurs centaines et milliers de vies humaines ; le scandale, c'est les mesures qui coûtent des vies humaines.

Qu'est-ce que ce monde renversé, où indisposer un ministre est réputé plus grave qu'acter des décisions qui tuent des gens ? Après tout, hein ! c'est que les pauvres, ça crève comme les pluies tombent et comme les marées passent. Ça ne compte pas vraiment. En tout cas on n'embête pas un ministre à lui lancer de vilains mots pour si peu de chose !

Dieu sait pourtant que la politique peut être une chose tragique, exigeant du décisionnaire qu'il arbitre le moindre mal entre des alternatives toutes haïssables. Mais qu'en est-il d'un gouvernement qui de façon systématique sacrifie l'intérêt des petits à celui des dominants ? Qui persiste, par pur fanatisme bourgeois, dans une réforme dont même le service ministériel dédié ne perçoit pas la nécessité ? Qui balbutie jour après jour enlisé dans des justifications qui insultent la raison et des mensonges cyniques sur "une retraite minimum de 1200€ pour tous" dont il a été démontré depuis qu'elle n'existerait pas.

On ne s'étendra pas sur le cas des bourgeois hallucinés venant sur les plateaux expliquer à de pauvres gens au dos broyé que : "Le travail c'est la santé !" — Ceux-là méritent l'indifférence gênée mêlée d'indulgence qu'on réserverait à des aliénés mentaux.

Et à la députée Le Pen qui lance dans l'hémicycle : "En politique, on n'a pas d'ennemis mais des adversaires", il faut répondre à tout prix : non, Madame, vous n'êtes pas nos adversaires, car pour nous ça n'est pas un jeu ! C'est de nos corps, de notre santé, de notre temps libre et de notre substance vitale que nous payons les décisions d'une bourgeoisie qui sacrifie nos vies à ses intérêts de classe. Vous êtes nos ennemis. Nos ennemis de classe.

Il me serait loisible de dire encore longtemps la révulsion et la colère dont ce spectacle m'a empli. Voir y compris des camarades se joindre au concert des indignations du bloc bourgeois a décidément été un moment pénible. (Ne parlons pas d'André Chassaigne, pose outrée, couplet d'hyperboles à la bouche, se baignant sous les applaudissements unanimes de la droite telle une onction républicaine ; le mot de "camarade" ici ne vaut même plus. Mais Usul, même Usul, posant un j'aime aux jérémiades indignées du ministre... quelle tristesse.)

Toutefois il me paraît plus délicat et plus beau de m'arrêter ici pour relayer plutôt un passage du livre d'Édouard Louis, Qui a tué mon père, dans lequel l'auteur met en vis-à-vis la décrépitude d'un homme, d'un corps, d'une vie, et face à elle l'irresponsabilité criminelle des décisions prises par des politiciens toujours trop peu conscients du mal qu'ils font :

Lecture d'un extrait de Qui a tué mon père, d'Édouard Louis (Seuil, 2018) © Édouard LOUIS

Qui a tué mon père, publié aux éditions du Seuil en 2018, disponible ici. Il existe également une version audio de l'ouvrage, lue par l'auteur, disponible sur Audiolib.

À toutes fins utiles, pour ceux qui ne le connaîtraient pas, on recommandera l'admirable compte "Accident du travail : silence, des ouvriers meurent", tenu par Matthieu Lépine, un professeur d'histoire-géographie qui s'est proposé de recenser quasi quotidiennement les morts au travail depuis plusieurs années maintenant, afin leur redonner un nom et un âge.

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