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éducateur avec des adolescents, je vis à Paris depuis près de 40 ans, avec dans la tête un paysage de campagne.

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Billet de blog 2 avril 2017

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Assumer la responsabilité du monde - Hannah Arendt

Un large extrait du texte d'Hannah Arendt, écrit en 1958, La Crise de l'éducation, où la philosophe indique la position fondamentale de l'acte d'éducation, assumer la responsabilité du monde. En affirmant que celle ou celui "qui refuse d’assumer cette responsabilité du monde ne devrait ni avoir d'enfant, ni avoir le droit de prendre part à leur éducation." Un texte éclairant aujourd'hui.

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"Dans la mesure où l'enfant ne connaît pas encore le monde, on doit l'y introduire petit à petit ; dans la mesure où il est nouveau, on doit veiller à ce que cette chose nouvelle mûrisse en s'insérant dans le monde tel qu'il est. Cependant, de toute façon, vis-à-vis des jeunes, les éducateurs font ici figure de représentants d'un monde dont, bien qu'eux-mêmes ne l'aient pas construit, ils doivent assumer la responsabilité, même si, secrètement ou ouvertement, ils le souhaitent différent de ce qu'il est. Cette responsabilité n'est pas imposée arbitrairement aux éducateurs ; elle est implicite du fait que les jeunes sont introduits par les adultes dans un monde en perpétuel changement. Qui refuse d’assumer cette responsabilité du monde ne devrait ni avoir d'enfant, ni avoir le droit de prendre part à leur éducation.

Dans le cas de l'éducation, la responsabilité du monde prend la forme de l'autorité. L'autorité de l'éducateur et les compétences du professeur ne sont pas la même chose. Quoiqu'il n'y ait pas d'autorité sans une certaine compétence, celle-ci, si élevée soit-elle, ne saurait jamais engendrer d'elle-même l'autorité. La compétence du professeur consiste à connaître le monde et à pouvoir transmettre cette connaissance aux autres, mais son autorité se fonde sur son rôle de responsable du monde. Vis-à-vis de l'enfant, c'est un peu comme s'il était un représentant de tous les adultes, qui lui signalerait les choses en lui disant : « Voici notre monde. »

Or nous savons tous ce qu'il en est aujourd'hui de l'autorité. Quelle que soit l'attitude de chacun envers ce problème, il est évident que l'autorité ne joue plus aucun rôle dans la vie publique et politique ou du moins ne joue qu'un rôle largement contesté, car la violence et la terreur en usage dans les pays totalitaires n'ont bien sûr rien à voir avec l'autorité. Cela cependant veut, au fond, simplement dire qu'on ne veut plus demander à personne de prendre ni confier à personne aucune responsabilité, car, partout où a existé une véritable autorité, elle était liée à la responsabilité de la marche du monde. Si l'on retire l'autorité de la vie politique et publique, cela peut vouloir dire que désormais la responsabilité de la marche du monde est demandée à chacun. Mais cela peut aussi vouloir dire qu'on est en train de désavouer, consciemment ou non, les exigences du monde et son besoin d'ordre ; on est en train de rejeter toute responsabilité pour le monde : celle de donner des ordres, comme celle d'y obéir. Dans la disparition moderne de l'autorité, il n'y a pas de doute que ces deux intentions jouent chacune un rôle et qu'elles ont souvent travaillé simultanément et inextricablement.

Dans le cas de l'éducation, au contraire, une telle ambiguïté en ce qui concerne l'actuelle disparition de l'autorité n'est pas possible. Les enfants ne peuvent pas rejeter l'autorité des éducateurs comme s'ils se trouvaient opprimés par une majorité composée d'adultes – même si les méthodes modernes d'éducation ont effectivement essayé de mettre en pratique cette absurdité qui consiste à traiter les enfants comme une minorité opprimée qui a besoin de se libérer. L'autorité a été abolie par les adultes et cela ne peut que signifier une chose : que les adultes refusent d'assumer la responsabilité du monde dans lequel ils ont placé leurs enfants.

Il existe bien sûr un lien entre la disparition de l'autorité dans la vie publique et politique et sa disparition dans les domaines privés et prépolitiques de la famille et de l'école. Plus la méfiance envers 1'autorité devient systématique dans la sphère publique, plus il devient naturellement probable que la sphère privée en soit affectée. A cela s'ajoute le fait – et c'est probablement le point décisif – que depuis des temps immémoriaux notre tradition de pensée politique nous a habitués à considérer l'autorité des parents sur les enfants, des professeurs sur les élèves, comme le modèle qui permet de comprendre l'autorité politique. C'est justement ce modèle que l'on trouve déjà chez Platon et Aristote, qui rend si extraordinairement ambigu le concept d'autorité en politique. Il se fonde d'abord sur une supériorité absolue, telle qu'il ne peut jamais en exister parmi les adultes et qui, du point de vue de la dignité humaine, ne doit jamais exister. En second lieu, suivant le modèle de la petite enfance, il se fonde sur une supériorité purement temporaire et par suite se contredit lui-même si on l'applique à des relations qui, par nature, ne sont pas temporaires, telles que les relations de gouvernés à gouvernants. Ainsi la nature du sujet – c'est-à-dire à la fois la nature de la crise actuelle de l'autorité et la nature de notre pensée politique traditionnelle – implique que la disparition de l'autorité qui se manifesta d'abord dans le domaine politique s'achève dans le domaine privé ; et ce n'est pas un hasard si l'endroit où l'autorité politique a d'abord été ébranlée, à savoir l'Amérique, est aussi celui où la crise actuelle de l'éducation se fait le plus fortement sentir.

En fait, cette disparition générale de l'autorité ne pouvait guère se manifester de façon plus radicale qu'en s'introduisant dans la sphère prépolitique, où l'autorité semblait prescrite par la nature elle-même, indépendamment de tous les changements historiques et de toutes les conditions politiques. Par ailleurs, l'homme moderne ne pouvait exprimer plus clairement son mécontentement envers le monde et son dégoût pour les choses telles qu'elles sont qu'en refusant d'en assumer la responsabilité pour ses enfants. C'est comme si chaque jour les parents, les éducateurs disaient : « En ce monde, même nous nous ne sommes pas en sécurité chez nous. Comment s'y mouvoir, que savoir, quel bagage acquérir, sont pour nous aussi des mystères. Vous devez essayer de faire de votre mieux pour vous en sortir. De toutes façons, vous n'avez pas de compte à nous demander. Nous sommes innocents, nous nous lavons les mains de votre sort. »

Cette attitude n'a bien sûr rien à voir avec le désir révolutionnaire d'un nouvel ordre du monde – Novus Ordo Saeclorum – qui anima jadis l'Amérique : elle est plutôt symptomatique de l'actuelle aliénation du monde que l'on peut observer partout, mais que les conditions d'une société de masse font apparaître sous une forme particulièrement radicale et désespérée. Il est vrai que ce n'est pas seulement en Amérique que les expériences modernes d'éducation ont pris des allures tout à fait révolutionnaires, ce qui, jusqu'à un certain point, a augmenté la difficulté d'avoir une vue nette de la situation et amené un certain degré de confusion dans la discussion du problème ; car, contrairement à tous les comportements de ce type, demeure ce fait indiscutable : tant que l'Amérique a été vraiment animée par cet esprit, elle n'a jamais songé à introduire le nouvel ordre dans l'éducation, mais elle est, au contraire, restée conservatrice dans ce domaine.

Évitons tout malentendu : il me semble que le conservatisme, pris au sens de conservation, est l'essence même de l'éducation, qui a toujours pour tâche d'entourer et de protéger quelque chose – l'enfant contre le monde, le monde contre l'enfant, le nouveau contre l'ancien, l'ancien contre le nouveau. Même la vaste responsabilité du monde qui est assumée ici implique bien sûr une attitude conservatrice. Mais cela ne vaut que dans le domaine de l'éducation, ou plus exactement dans celui des relations entre enfant et adulte, et non dans celui de la politique où tout se passe entre adultes et égaux. En politique, cette attitude conservatrice – qui accepte le monde tel qu'il est et ne lutte que pour préserver le statu quo – ne peut mener qu'à la destruction, car le monde, dans ses grandes lignes comme dans ses moindres détails, serait irrévocablement livré à l'action destructrice du temps sans l'intervention d'êtres humains décidés à modifier le cours des choses et à créer du neuf. Les mots d'Hamlet : « Le temps est hors des gonds, ô sort maudit que ce soit moi qui aie à le rétablir » sont plus ou moins vrais pour chaque génération, bien que depuis le début de notre siècle ils aient acquis une plus grande valeur persuasive qu'avant.

Au fond, on n'éduque jamais que pour un monde déjà hors de ses gonds ou sur le point d'en sortir, car c'est là le propre de la condition humaine que le monde soit créé par des mortels afin de leur servir de demeure pour un temps limité. Parce que le monde est fait par des mortels, il s'use et parce que ses habitants changent continuellement, il court le risque de devenir mortel comme eux. Pour préserver le monde de la mortalité de ses créateurs et de ses habitants, il faut constamment le remettre en place. Le problème est tout simplement d'éduquer de façon telle qu'une remise en place demeure effectivement possible, même si elle ne peut jamais être définitivement assurée. Notre espoir réside toujours dans l'élément de nouveauté que chaque génération apporte avec elle ; mais c'est précisément parce que nous ne pouvons placer notre espoir qu'en lui que nous détruisons tout si nous essayons de canaliser cet élément nouveau pour que nous, les anciens, puissions décider de ce qu'il sera. C'est justement pour préserver ce qui est neuf et révolutionnaire dans chaque enfant que l'éducation doit être conservatrice ; elle doit protéger cette nouveauté et l'introduire comme un ferment nouveau dans un monde déjà vieux qui, si révolutionnaires que puissent être ses actes, est, du point de vue de la génération suivante, suranné et proche de la ruine."

Hannah Arendt, La Crise de l'éducation, 1958.

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