Cette fiche, éditée conjointement par le Ministère des Droits des Femmes et celui de l’Éducation, s’appelle La figure de la belle.
Elle propose de lutter contre le stéréotype de la belle qui serait véhiculé par les contes. « La belle se définit par les critères de beauté énoncés par le système des personnages à travers des récits canoniques issus de l’amour courtois (la conquête de l’amour de la princesse, soit à travers des épreuves physiques, soit à travers les jeux de l’esprit) et des contes merveilleux (la beauté comme don des fées), ou plus généralement extraits des grands mythes (la beauté comme don divin). La beauté permet à la jeune fille/femme d’être aimable, au sens premier du terme, et charmante. Elle a un rôle passif de faire-valoir du héros. Elle est en position d’attente d’une situation sociale, la seule enviable et légitime au regard des codes littéraires : « Ils se marièrent, vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants. » Ainsi en est-il de la figure de la belle, image féminine très prégnante dans les récits et contes pour enfants dès le plus jeune âge. »[1]
Pour illustrer ces propos, les auteurs utilisent une image de Frédéric Théodore Lix représentant La belle au bois dormant sur son lit, au moment où le prince charmant la rejoint. Et ils donnent en référence le conte des frères Grimm, ainsi que celui de Perrault.
Or, que lisons nous dans le conte des frères Grimm ? D’une part, la belle n‘est en rien « faire-valoir du héros », mais bien le personnage central de l’histoire. Et d’autre part, dans le petit passage du conte qui lui est consacré, le prince ne traverse ni « épreuve physique », ni « jeux de l’esprit » pour conquérir sa belle. Pas plus que dans la version de Perrault, d’ailleurs. Dans les deux contes, on ne le voit rien faire d’autre que s’avancer, tandis que la forêt s’écarte. « Et quand le prince s’approcha de la haie d’épines, il ne trouva rien que de belles et grandes fleurs qui s’ouvrirent d’elles-mêmes, le laissèrent passer sans dommage et se refermèrent en formant une haie derrière lui. »[2]
Lorsque j’en ai discuté avec ma femme, elle m’a suggéré que peut-être les auteurs de la fiche faisaient référence à… l’adaptation du conte par Walt Disney, où effectivement, croit-elle se souvenir, le prince doit traverser une forêt hostile et affronter une méchante sorcière avant de pouvoir rejoindre sa belle. Immédiatement, une question a surgi, pour ma femme comme pour moi : se pourrait-il qu’effectivement en matière de conte, les auteurs de la fiche – ces puits de savoir universitaire – soient davantage imprégnés des dessins animés de Walt Disney que de l’œuvre des frères Grimm ?…
Mais ce n’est pas tout.
Ce qui est amusant, également, dans cette fiche, c’est qu’elle ne se contente pas de tordre le cou à sa référence pour faire entendre son propos. Elle propose à la suite de cela des moyens pour lutter efficacement contre les stréréotypes qu’elle a ainsi pu si rigoureusement identifier.
Pour cela, les auteurs prennent appui sur des versions parodiques des contes, « réécritures qui font la part belle à l’émancipation du personnage féminin. » Ils prennent ainsi appui sur un album jeunesse de Lisbeth Renardy et Dominique Maes dénommé Chéri et Mirabelle. « Construit sur le modèle du conte, dont la trame est une histoire d’amour entre un prince et une simple cuisinière, le récit prend très rapidement un tour épique. L’intrépide cuisinière se trouve lancée dans une expédition maritime dangereuse qui peut faire penser au voyage de Marco Polo. C’est elle qui se trouve confrontée à des matelots affamés, des pirates assoiffés de sang et des brigands barbares, et échappe à tous les dangers grâce à son ingéniosité et à ses bons plats. » nous explique brillamment la fiche.
Par curiosité (encore, oui), je suis allé lire cet album.
Alors effectivement, la cuisinière Mirabelle part à l’aventure pour trouver des épices, afin de guérir son prince Chéri qui est malade.
Essayons de passer discrètement sur le stéréotype plutôt pesant de la femme qui montre son amour à un garçon en lui faisant à manger, et sur ce qu’il suggère davantage d’une relation mère/fils avec une assignation de la femme aux fourneaux, que d’une relation amante/amant… pour nous intéresser à cette aventure.
Qu’y découvre-t-on ? Après avoir affronté quelque périls dont elle se sort chaque fois en faisant à manger, la cuisinière Mirabelle se trouve prisonnière d’une bande de brigands qui se moque de sa cuisine, préférant manger des lézards bouillis. Réduite alors à l’impuissance, enfermée dans sa geôle, la Mirabelle éperdue envoie un message désespéré à son prince Chéri.
Et que fait-il, le bougre, lorsqu‘il reçoit la missive pleine de larmes de sa dulcinée ? Je vous le donne en mille : « le prince Chéri rugit de colère. Il ouvrit grand la porte de sa chambre et courut dans les couloirs du château en appelant ses soldats : - Que l’on selle mon cheval, que l’on prépare mes armes, que trente de mes meilleurs guerriers soient prêts dans une heure : nous partons délivrer Mirabelle ! (…) Ils envahirent le pays barbaresque et, dans un nuage de poussière qui traversait le désert comme une tempête de sable, fondirent sur l’oasis où se cachait le repaire des bandits. À la vue de cette troupe si déterminée et de son jeune chef qui se battait comme un lion enragé, la plupart fuirent à toute allure, abandonnant leur trésor mal acquis. Et le prince Chéri délivra la vaillante Mirabelle. »
Et voilà donc comment ce que les frères Grimm avaient su éviter il y a près de deux cent ans – dans le conte de La belle au bois dormant, comme dans de nombreux autres, avec tant de talent[3] – ce gros poncif Disney du prince conquérant sa belle, prisonnière et impuissante, à la pointe de son épée et au péril de sa vie ; voilà que le conte « parodique » – sélectionné par les ministères pour faire « la part belle à l’émancipation du personnage féminin » – nous le ressert dans une version lourdement stéréotypée, tentée pour l’occasion d’une sorte de colonialisme triomphant.
Je ne suis pas spécialiste de la préhistoire, mais quand on me parle de la femme cuisinière et de l’homme guerrier, je songe davantage à Néandertal qu’au XXIème siècle. Ce conte « émancipateur » nous présente pourtant bien ces modèles en guise d'identification.
Les auteurs de cette fiche « ABCD de l’égalité » ne seraient-ils pas mieux avisés de commencer par réfléchir aux stéréotypes qui les animent, plutôt que de les refourguer ainsi à nos écoles ?
Les études sur le genre ne méritent-elles pas meilleur traitement ?
[1] Parcours : La figure de la belle. Fiche ABCD de l’égalité.
[2] Grimm, Contes, Gallimard 1973, p. 141.
[3] Se souvenir par exemple du conte Celui qui partit en quête de la peur, et qui ne la rencontra effectivement que dans le lit de sa belle pas passive du tout : « Oh ma chère femme, comme j’ai le frisson, comme j’ai le frisson ! Oui, à présent, je sais ce que c’est ! » Qu’on est loin ici du moralisme des fiches ministérielles…