Je suis éducateur en milieu ouvert et je travaille sur ordre du magistrat, principalement dans le cadre de l'ordonnance du 2 février 1945, relative à l'enfance délinquante. Cette ordonnance, qui fut écrite au sortir de la deuxième guerre mondiale, affirme que l'éducation des enfants et des adolescents, même lorsqu'ils se rendent coupables d'infractions, engage la responsabilité de la société. Cela signifie que lorsque des enfants ou des adolescents transgressent la loi, la société ne doit pas seulement les punir, mais elle doit aussi veiller aux conditions sociales et familiales de leur relèvement éducatif, elle doit leur donner la possibilité d'intégrer la loi et de la respecter, pour ne plus commettre d'infraction.
La sanction de la loi et le travail éducatif.
Lorsque l'adolescent passe devant le juge, lorsqu'il est mis en examen ou lorsqu'il est jugé, si les faits sont relativement graves, ou si la situation des adolescents paraît un peu confuse, le magistrat ordonne une mesure qui demande l'intervention du service éducatif. Il existe des mesures qui privilégient le côté éducatif, et d'autres, davantage du côté de la peine ou du contrôle. Même lorsqu'un jugement rend une décision plutôt du côté de la peine, il implique forcément une dimension éducative. C'est une des marques du traitement spécifique de la délinquance juvénile, prévu par l'ordonnance du 2 février 1945.
Le juge peut, par exemple, prononcer une peine de prison à l'égard d'un adolescent, et l'assortir d'un sursis, avec mise à l'épreuve. Le suivi de cette mesure de mise à l'épreuve sera alors confié à un service éducatif comme celui où je travaille. La mise à l'épreuve consistera souvent en une obligation de rencontrer un éducateur et d'entreprendre des démarches d'insertion. C'est une des formes (plutôt sévère – il s'agit, au départ, d'une peine de prison) que peut prendre la dialectique instituée par l'ordonnance du 2 février 1945 entre, d'une part, la nécessité de signifier la limite de la loi à ceux qui commettent une infraction, et d'autre part, la reconnaissance de la responsabilité qui incombe à la société française d'éduquer ses enfants.
Un travail éducatif dans le cadre d'un sursis avec mise à l'épreuve.
Je rencontre comme cela un adolescent qui a été condamné à six mois de prison, peine assortie d'un sursis avec mise à l'épreuve pour une durée de deux ans. Si cet adolescent respecte ses obligations pendant deux ans, il n'aura pas à exécuter sa peine. Dans le cas contraire, il pourrait prendre le chemin de la maison d'arrêt. Lorsque nous démarrons ce suivi, l'adolescent a beaucoup de mal à venir au service éducatif. Ne le voyant pas arriver lorsque nous le convoquons, plutôt que de signaler au magistrat le non-respect des obligations, comme le ferait un commissariat dans le cadre d'un contrôle judiciaire, nous tentons d'aller le voir chez lui pour lui expliquer qu'il prend le risque d'aller en prison s'il ne vient pas au service éducatif. Il entendra nos arguments et se décidera finalement à venir me voir. Je me souviens de notre premier rendez-vous, de la façon dont il est arrivé dans notre petit bureau d'entretien. Il a pris place devant moi la tête baissée, comme recroquevillé sur lui-même, prêt à subir. (Combien d'adolescents ai-je vu arriver ainsi, dans cette posture qui nous invite si évidemment, nous en face d'eux, à endosser le rôle aussi détestable qu'inutile de l'éducateur palabreur, moraliste et censeur ?) Il est venu, donc, il a gardé la tête baissée et il m'a dit "ça sert à rien". Mais il est venu.
Et il est venu seul, cet adolescent. Sans ses parents que nous avions pourtant convoqué avec lui. La loi veut que nous recevions les adolescents en concertation avec leurs parents, titulaires de l'autorité parentale jusqu'à leur majorité. Mais celui-ci est pratiquement majeur et ne souhaite pas que ses parents viennent. J'ai même senti poindre une certaine dose d'irritation à fleur de peau lorsque j'ai tenté d'évoquer avec lui ses relations familiales. Je n'insiste pas. Je vois que j'ai quelques éléments sur sa famille dans le dossier. S'il était majeur, la loi me permettrait de respecter son souhait et de le recevoir seul. Je choisis de faire comme s'il était plus vieux de quelques semaines et ne cherche pas à avoir de contact avec ses parents. Plus tard, il m'en parlera, spontanément, de sa famille. Bien plus tard. Lorsque nous nous connaîtrons mieux.
Et alors, nous nous voyons, comme cela, régulièrement, tous les quinze jours. Nous parlons d'abord un peu de son obligation de formation, il va à la mission locale, je m'entretiens de temps en temps avec sa conseillère, ça bouge doucement de ce côté-là. Oh, pas beaucoup… Mais tout de même suffisamment pour que je puisse considérer qu'il respecte son obligation. Je m'appuie sur cette obligation pour maintenir la pression sur lui. Et nous continuons à nous voir et à parler ensemble. Nous parlons de plus en plus, de tout un tas de trucs, de la fête, de l'importance de célébrer les réussites, de la famille, des amis, de l'argent, d'un métier, d'un salaire et des facilités que peut offrir la délinquance pour obtenir un peu de liquidité sans trop se fatiguer. Vraiment ? On en discute, de ça aussi. C'est qu'il faut en trouver, des arguments pour maintenir que si, ça vaut le coup de se faire suer dans un boulot mal payé, plutôt que de vendre tranquillement de la drogue en bas de chez soi… Sur le terrain strictement économique, ce n'est pas sûr qu'on gagne… Alors oui, il y a la menace du séjour en prison, ce coup d'arrêt… Moi, j'évite de trop en parler, de la prison, parce que certains adolescents, quand on croit qu'on va leur faire peur avec ça, on obtient plutôt l'effet inverse. Ça leur donnerait presque envie d'essayer… et pouvoir dire en sortant "je l'ai fait", comme s'ils avaient perdu leur pucelage… Ils le savent bien, ces adolescents, que la plupart en sortent, de prison[1], et une fois qu'ils en sont sortis, elle est un peu démystifiée, la taule… Ça peut créer plus d'ancrage dans la marginalité et dans délinquance… Bien sûr, après être passés par la prison, ils sont plus connus dans leur secteur, alors il faut peut-être changer de secteur, ou de position, c'est une forme d'économie de vie, et je suis payé pour savoir que certains adolescents la choisissent plutôt consciemment, ayant à leur manière pesé le pour et le contre et testé les possibles qu'ils voyaient s'offrir à eux. Ceux-là, le discours éducatif leur passe à côté. Ils ont fait leur choix. Ils nous écoutent tranquillement, avant de retourner à leurs petites affaires, et nous les revoyons au prochain coup d'arrêt, s'ils sont encore mineurs…
Alors, plutôt que d'agiter la menace de la prison, j'essaie d'inventer d'autres raisons, d'autres moyens, d'aller sur d'autres terrains… Cet adolescent-là, je me souviens qu'un jour, au détour d'une de nos conversations, il m'a même parlé d'inconscient. Il en avait plus ou moins entendu causer, et il avait envie de savoir ce que c'était. "Comme ça, vite fait…" Alors nous en avons parlé. J'ai essayé de lui expliquer ce que cela signifiait et comment certaines personnes choisissaient d'essayer d'aller y voir, du côté de leur inconscient. Et puis nous sommes passés à autre chose. Et nous avons continué nos entretiens réguliers. J'ai été impressionné de voir comment cet adolescent s'est peu à peu déployé devant moi. Il était tout recroquevillé en arrivant, et puis, au fil de nos entretiens, il a commencé à prendre davantage de place dans la pièce, à ne plus choisir systématiquement la chaise collée au mur, à sourire, à plaisanter, à rire, même. Et je lui demandais, de temps en temps, si en plus de l'obligation liée au sursis, il pensait que ça lui servait un peu à quelque chose, de venir au service éducatif. Et il a fini par me répondre "oui, quand même, vous êtes derrière moi."
Un chemin qui peut commencer à faire sens…
Je me souviens de sa curiosité que je voyais se développer au fil des entretiens, et chaque fois que je tentais de lui indiquer un endroit, ailleurs, où il pourrait aller voir, étancher un peu la soif de connaissance qu'il me manifestait, il répondait non merci. Il était comme ça ici parce qu'on parlait. Il venait parce qu'il était obligé, mais autrement, franchement, il préférait rester chez lui. Un jour, il m'avait raconté comment il s'était senti mal de se trouver dans un quartier de Paris qu'il ne connaissait pas, ne sachant comment se tenir, gêné dans son corps par le regard qu'il imaginait que les parisiens qu'il croisait portaient sur lui. Alors je le croyais. Ça se passait là, entre nous, comme ça. Une chose tout de même que je savais : il s'appuyait sur moi pour avancer.
Cet adolescent-là, j'ai eu petit à petit le sentiment qu'il en sortait, de la délinquance. J'ai eu l'impression qu'il s'imaginait un peu la vie qu'il aimerait vivre, et les étapes à suivre, rapport à sa famille, celle qu'il avait et celle qu'il commençait à voir qu'il pourrait se construire, rapport à la société, aussi, et à la place qu'il pourrait y prendre, dans ce département particulier qu'est la Seine-Saint-Denis, si proche et si loin de tant de choses…
Je me souviens qu'un jour il m'a simplement dit "c'est dur, la vie." Et j'ai cru sentir, lorsqu'il m'a dit cela, tout le chemin qu'il avait parcouru. Ce n'était pas une plainte, juste une constatation. Il me disait comme cela qu'il réalisait la part d'effort et de souffrance que la vie implique au long cours. Alors j'ai acquiescé. Oui, c'est vrai que c'est dur, je ne vais pas dire le contraire. D'où l'importance de célébrer ses réussites, non ? À ce moment-là, cet adolescent-là et moi, nous nous parlions, et nous nous entendions.
Finalement, mon travail consiste souvent en une tentative à faire comprendre ce qu'est la loi, et comment elle permet de faire société. Comment elle délimite notre espace commun. J'essaie de faire entendre à ces adolescents qu'être dans la délinquance, c'est se situer en dehors de ce projet de communauté. Au cours des entretiens, nous discutons à notre manière du pacte et du contrat social, pour ce que j'en sais. Mon boulot, ce serait peut-être d'encourager ces adolescents que j'accompagne, à approuver la nécessité d'un contrat social. De les encourager à devenir des citoyens, quoi. Un peu.
… ou pas.
Et parfois, évidemment, ça rate. Les adolescents connaissent alors la prison. Et ils rencontrent la violence qui s'y exerce. L'incarcération d'un adolescent nous renvoie forcément à un échec, nous autres éducateurs. Nous n'avons pas pu, pas su lui éviter cela. C'est d'ailleurs, il me semble, un échec qui concerne l'ensemble de la société, chaque fois qu'un adolescent est incarcéré. C'est bien sûr un échec qui est ressenti par sa famille, par le service éducatif qui le suit, mais plus que cela, c'est aussi un échec qui renvoie la société à sa difficulté de convaincre l'adolescent de la place qu'il pourrait y prendre. Cela se rejouera, bien sûr, et heureusement, nombre d'adolescents incarcérés ne connaissent qu'une fois la prison.
Je me souviens de ce que j'ai éprouvé la première fois qu'un adolescent que je suivais s'est fait incarcéré. Ce que j'ai mesuré à ce moment-là est assez difficile à exprimer. Nous luttons beaucoup – nous autres éducateurs de milieu ouvert qui agissons sur ordre du magistrat – contre ces adolescents, pour qu'ils ne connaissent pas la prison. Nous nous opposons à eux. Nous essayons de faire barrage entre eux et la prison. Le mur qui oppose résistance et qui soutient, plutôt que celui qui enferme. Je commence à voir un peu ce que la prison enseigne en termes de dépendance, de passivité, d'absence de réflexion, de violence… La prison est une zone d'ombre de l'état de droit, où, pour répondre aux crimes, pour marquer l'obligation du respect de la loi, l'état s'autorise à faire usage de la force. La prison se doit "de maintenir un rapport de force qui permette aux responsables de la sécurité de garder le contrôle de la population carcérale". "On attend du détenu « qu'il fasse sa peine tranquillement ». Celui qui ne se soumet pas est rappelé à l'ordre par la punition et par la force."[2] C'est une expression de cette violence qu'on peut qualifier de légale, autorisée, permise par la société.
Le temps éducatif, un choix de notre société.
Eh bien finalement, ce que j'ai réalisé, le jour où cet adolescent s'est fait incarcérer, c'est que ma fonction d'éducateur aux ordres du magistrat était peut-être en partie justement de travailler à retenir l'exercice de cette violence légale. La société française accorde du temps et des moyens aux services éducatifs comme le mien pour que des adolescents évitent de rencontrer cette violence. C'est très important. Les adolescents que j'accompagne rencontrent beaucoup la violence. Ils agissent souvent cette violence contre eux-mêmes et contre d'autres. Le chemin qu'ils ont à parcourir de l'enfance vers la société est loin d'être un petit sentier de verdure. C'est plutôt du bitume en mauvais état, avec de nombreux nids-de-poule, et les risques de sortie de route que cela implique… surtout lorsqu'on n'a pas appris à conduire. C'est pourquoi ce temps éducatif que la société française accorde aux adolescents qui commettent des actes de délinquance est si nécessaire. J'essaie à ma façon, avec mes collègues, de donner du sens à ce temps éducatif. C'est un travail délicat, de plus en plus délicat, dans une société en crise comme la nôtre, que de convaincre ces adolescents que la loi permet de faire société – une société dans laquelle ils pourront trouver une place, vivable pour eux et acceptable pour les autres. Il me semble pourtant que c'est à cette condition qu'ils pourront reconnaître cette loi et l'accepter comme la leur.
Denis Darzacq, La chute n°17, 2005/2006.
Nota bene : Je parle dans ce billet d'un travail plutôt personnel, que je réalise au cours d'entretiens seul à seul avec les adolescents. Mais nous sommes une équipe – des équipes, même – constituées d'éducateurs, de psychologues, d'assistants de service social, de secrétaires, de directeurs… J'ai justement envie, dans un prochain billet, de raconter comment certains adolescents que j'accompagne nous demandent – à nous intervenants sociaux auprès d'eux – de leur montrer que nous pouvons faire société.
[1] Il y a des adolescents qui y meurent chaque année en prison. La plupart du temps, ils se suicident. Un adolescent s'est pendu à la maison d'arrêt de Tours, à la mi-décembre.
[2] Chauvenet, Rostaing et Orlic, La violence carcérale en question, Paris, Le Lien Social, PUF, 2008, p. 20-22.