à Farida, qui m'y a mené
… en sortant du train, à la gare, là-bas, le quai, les couloirs, le hall, la rue. J’ai eu un peu mal à me décider sur la bonne direction à prendre, une fois dehors, pour marcher vers la maison. J'hésitais à faire confiance à ce que m'indiquait ma mémoire vieille de quarante ans. Et puis une fois que je l'eusse eue trouvée pour sûre, vérifiée sur ce plan que je ne lâche jamais, partout où je vais, cette nécessité, toujours, de me situer en permanence avec précision, cette bonne direction, je m'y suis mis malgré mes doutes quant à ma démarche même, et je n’ai alors plus eu qu’à marcher. Ce n’était pas si loin. Quelques kilomètres. Pas beaucoup. Les jambes un peu flageolantes sous mes scrupules, un grand ciel bleu plein de ce beau soleil de novembre, j’ai retiré ma veste pour marcher en chemise. Un adolescent me dépasse qui a l'âge de mon fils. Je me dis qu'il est celui de celles et ceux qui sont restés. Peu à peu, le chemin devint plus familier. J'y étais. Sur la grande route. Au bout de la ville, j’ai reconnu le panneau qui en fixait la limite et le tournant montant dans ma rue. J’ai pris le tournant montant dru en regardant le bitume. J'avançais sans vouloir voir devant moi. La maison de la grand-mère de ma petite voisine était toujours là, à droite juste au coin de ma rue. Un homme aux cheveux gris, une bonne dizaine d'années de plus que moi, était accroupi dans le gravier et bricolait devant la porte du garage que nous empruntions souvent pour entrer chez elle, pour aller dans sa chambre et nous étendre sur son lit. Je crois bien que ce monsieur ne m’a pas entendu passer, concentré qu'il était sur ses affaires. Ma petite voisine. Elle et moi. Deux gamins de dix ans qui avaient hâte de se retrouver pour jouer ensemble au papa et à la maman. Nous mimions la journée à toute vitesse, déjeuner-travail-repas-hop-hop-hop, pour qu'enfin vienne le soir, et la nuit. Nous nous couchions sur son lit. Je m'allongeais sur elle et je la regardais, et elle me regardait, et nous ne bougions plus. Nos corps pressés l'un contre l'autre dans ce plaisir diffus n'avaient encore l'idée de rien. Pas même d'un baiser. Juste ses yeux dans les miens, longtemps. Je les revois sans cesse. Un peu plus haut derrière sa maison, il y en avait une autre, qui n’y était pas du temps de nos sensuelles expériences enfantines. Elle avait aujourd'hui mangé le jardin potager régulièrement fleuri de sa grand-mère. J’ai continué à avancer en songeant à ces premiers moments d'ouverture sur le monde… et je me suis dit brusquement que ma maison devait être juste-là, pas loin, de l'autre côté de la rue. J’ai tourné la tête en levant les yeux, un peu intimidé... Et je ne l’ai pas vue. Alors je me suis arrêté. Je suis sorti de ma rêverie et j’ai regardé bien attentivement. D’un coup, elle était là, comme une évidence devant moi, plus proche que je le croyais. Ma maison. Une masse de pierre douce et grise, couverte d'un crépis comme elle ne l’était pas, quarante ans plus tôt. Je me souviens de ses losanges de métal gris sur lesquels la pluie glissait. Il en restait encore un peu, sur le bout du mur, du côté droit, vers le jardin. Elle était là, ma maison. Devant moi. La présence, toujours, de cette maison, comme un être. Elle était là devant moi, massive et sans reproche, tranquille malgré que j'en aie de l'avoir abandonnée trente six ans auparavant. Je suis resté un moment près d’elle. J'ai regardé la fenêtre de ma chambre qui donnait sur la rue. Et puis j’ai continué ma route sans réfléchir. J’ai repris le chemin de l’école. Aucune hésitation. Tout était là, silencieux et intact. Parfois vieilli. Le petit escalier, en haut de la rue. L’immeuble de mon pote. Rue de la fraternité. Plein ciel. Où j'avais senti la terre se refroidir sous mes pieds un matin que j'en descendais seul avec mon cartable d'écolier. Un peu plus bas, la maison du pote à mon grand frère. J’ai pensé : il avait trouvé un ami riche, avec une famille, des grandes soeurs, une grande maison, et moi, un ami pauvre, vivant tout seul avec sa mère dans un tout petit appartement. Curieux contraste qui reviendra dans notre relation. J’ai continué à marcher le long de cette route qui descendait de la forêt où nous trouvions parfois des trompettes de la mort. Je ne croisais personne en descendant. Tout était comme endormi par ce début d'après-midi ensoleillé. Je voyais le terrain de foot en terre battue sur lequel nous jouions jusque très tard en été. Quelques constructions récentes ne permettaient plus de le rejoindre en se laissant glisser le long de la pente de terre ravineuse qui partait de la route, comme nous le faisions alors pour nous éviter le détour. Plus loin, l’église Sainte Thérèse à l'architecture si particulière, avec son vaste toit arrondi en parabole au-dessus de ses grandes verrières. Même la boulangerie y était toujours, où j’achetais régulièrement des bonbons avec l’argent que je volais dans le porte-monnaie de ma mère. Et mon école. J'y avais fait toute ma maternelle et ma primaire. J'entendais les enfants dans les classe et la voix des maitresses. J’ai même pu apercevoir le préau en dur pour le foot, au fond de la cour, en regardant au travers des vitres d'une salle de classe vide. J’ai fait le tour par derrière, où se trouvait la petite maison de ma maitresse, chez qui j'avais habité un temps à la naissance de ma sœur. Et j'ai continué jusque devant l’IUT. Ma petite amoureuse de l’époque y habitait avec ses parents, dans leur appartement de fonction. Nous nous blottissions délicieusement l'un contre l'autre sur le canapé du salon. J'étais toujours seul dans ces rues paisibles que je retrouvais comme si je marchais dans un grand livre de contes. Et j’ai continué à marcher en regardant de temps à autre les noms des boites aux lettres des maisons. D’un coup, un nom m’a frappé. C’était celui de mon ami Christophe. Lui et moi, nous étions amoureux de cette même fille aux cheveux courts et clairs. Anne. On aimait parler d'elle ensemble, gravement, sensiblement, du haut de nos dix ans, en nous promenant dans la forêt. Et puis donc, j'étais parti très loin avant que nos sentiments s'avouent, avant que notre amitié tourne en rivalité. Je me suis un peu arrêté devant sa maison. Pas longtemps. J’ai cru la reconnaître, avec son entrée par derrière qu’on ne voyait pas depuis la rue et qui allait bien avec la discrétion de ce garçon. Lui non plus n’était pas très riche, dans mon souvenir. J'échangeais mes petits jouets contre son goûter. Curieux troc, en y repensant. J'y repense souvent. Quand je suis passé devant, ça donnait l’air qu’il y avait quelqu’un. Je me suis dit que j’aurais bien aimé qu’une vieille dame en sorte juste là. Je l’aurait saluée et je lui aurais demandé si elle n’avait pas un fils qui s’appelait Christophe. Et si elle m’avait dit oui, je lui aurais simplement demandé s'il allait bien, si elle pouvait lui transmettre mon bonjour, celui d’Alexis, peut-être qu’il se souviendrait de moi, de l’école des Barres. Mais personne n’est sorti. Alors j’ai passé mon chemin. Je n’avais vraiment pas envie de sonner, de déranger quelqu’un autrement que de cette façon un peu impromptue qui convenait bien à ce soleil d'automne et au calme du quartier. J’éprouvais l'impression bizarre d'être dans ce paysage hors du temps, intime et étranger. Alors quand j’ai eu dépassé la maison de mon ami, je n'eus plus qu’une idée en tête : partir. Quitter cette ville sans attendre, en gardant précieusement en moi cette chose étrange qui n’était pas encore de l’angoisse. Et c'est ce que j’ai fait. J'ai repris le train avec cette sensation bizarre, l'impression fictive que contrairement à ces gens qui vivaient toujours là dans leurs maisons, qui y faisaient grandir leurs enfants, dans ce lieu préservé du temps où j'avais été petit, je n'étais parvenu, moi, à m'installer nulle part. Je n'avais pas réussi à creuser mon trou dans la terre et à m'y sentir bien. Et comme j'en avais envie, dans ce train qui m'en éloignait ! Au lieu de cela, j'étais toujours resté en ville, à Paris. Cocon si pratique à délayer l'angoisse dans sa pollution métaphysique et festive, par toujours plus d'enrichissement culturel. Un train express régional me ramenait vers le bel appartement que j'avais loué dans le centre historique d'une petite ville voisine. Assis dans le sens de la marche, regardant le soleil couchant caresser une forêt d'automne, le beau visage fatigué d'une voisine de voyage rentrant probablement chez elle après une journée de travail, j'ai réalisé que cet après-midi-là, en arpentant les rues de mon enfance, mes poches d'homme adulte m'étaient apparues brusquement vides.
Voilà que donc je suis de retour dans le vaste salon de cet appartement de la Grande Rue, que je quitterai demain pour rentrer finalement chez moi. Je bois une bière belge extra-forte, une “Tripel Hop" dont j'aime tant l'amertume, en regardant par une des hautes fenêtres, dans la rue en bas, les gens qui attendent le bus. J'aime beaucoup les regarder, tous ces gens qui attendent le bus, certains debout, d'autres assis, le regard souvent dans le vague, ne faisant rien qu'attendre, comme le tableau d'une humanité un instant suspendue, pourtant sans cesse renouvelée par la ronde perpétuelle du passage des bus. Je songe qu'une femme est là parmi eux. Elle lève la tête et me sourit, petit geste de sa main.
Je vais faire ma valise.
Dormir.
Et demain j'irai moi aussi prendre le bus.
Un train à grande vitesse me ramènera vers Paris.
Dis-moi, ton coeur parfois s'envole-t-il, Agathe,
Loin du noir océan de l'immonde cité,
Vers un autre océan où la splendeur éclate,
Bleu, clair, profond, ainsi que la virginité ?
Dis-moi, ton coeur parfois s'envole-t-il, Agathe ?
Charles Baudelaire, Moesta et errabunda (extrait)
