Alexis Flanagan (avatar)

Alexis Flanagan

éducateur avec des adolescents, je vis à Paris depuis près de 40 ans, avec dans la tête un paysage de campagne.

Abonné·e de Mediapart

94 Billets

2 Éditions

Billet de blog 9 février 2012

Alexis Flanagan (avatar)

Alexis Flanagan

éducateur avec des adolescents, je vis à Paris depuis près de 40 ans, avec dans la tête un paysage de campagne.

Abonné·e de Mediapart

Quelques réflexions sur nos réponses à la délinquance adolescente.

Ces réflexions, je les entends comme un geste dans le sens d’une discussion que je souhaite, sur un sujet qui me touche, comme professionnel travaillant auprès d’adolescents qui commettent des actes de délinquance, bien évidemment...

Alexis Flanagan (avatar)

Alexis Flanagan

éducateur avec des adolescents, je vis à Paris depuis près de 40 ans, avec dans la tête un paysage de campagne.

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Illustration 1
La parabole des aveugles - 1568 © Bruegel l'Ancien

... mais avant tout comme citoyen convaincu que par la manière dont nous traitons la délinquance adolescente se dit beaucoup du choix de société que nous opérons, et dont nous devrons assumer la responsabilité.

D’abord, un principe, celui-là même qui inaugure l’exposé des motifs de l’ordonnance du 2 février 1945 relative à l’enfance délinquante : « Il est peu de problèmes aussi graves que ceux qui concernent la protection de l’enfance, et, parmi eux, ceux qui ont trait au sort de l’enfance traduite en justice. La France n’est pas assez riche d’enfants pour qu’elle ait le droit de négliger tout ce qui peut en faire des êtres sains. »
Autres temps, autres mœurs, dit-on. Pourtant je ne crois pas qu’on puisse décemment transiger sur ce principe, sauf à dire que nous sommes aujourd’hui trop riches d’enfants. Et alors se repose la question : trop riche de combien, et comment se défaire du surplus ?


Ce que cet exposé des motifs de cette ordonnance affirme, ce n’est pas la primauté de l’éducatif sur le répressif, car ces deux termes ne s’opposent pas. Comme le rappelle Pierre Joxe, à l’occasion de la sortie de son livre Pas de quartier ? Délinquance juvénile et justice des mineurs, « Est-ce qu’on est dans un système de politique criminelle et de répression, ou est-ce qu’on est dans un système d’éducation ? C’est les deux. On est dans un système social mixte, hybride où et la partie judiciaire, juridictionnelle, pénale, criminelle existe ; et la partie éducative, sociale, tournée vers l’avenir existe aussi. Et si on abandonne cette mixité, on abandonne le principe que De Gaulle posait en 45. » La délinquance adolescente, si elle renvoie nécessairement les adolescents à leur responsabilité pénale, renvoie également la société à sa responsabilité quant à l’éducation de cette jeunesse en difficulté.


Lors d’une conférence qui avait pour titre «Y a-t-il des punitions utiles ?», j’ai entendu cette réflexion d’Alain Cugno, philosophe préoccupé par les questions de justice. Il parlait de l’abolition de la peine de mort et de ce que cet évènement modifiait au niveau du système pénal  : « croyez bien que je m’en félicite sans réserve - et que je salue en elle le plus grand évènement qui se soit produit dans le domaine de la justice pénale. Mais je pense que cette abolition n’a pas été comprise. Normalement, elle aurait dû ouvrir sur une refonte complète du système pénal. Car le lien à la transcendance exige qu’il y ait une coupure dans l’échelle des peines qui témoigne de l’absolu (du séparé.) Il faut une peine excessive et rare qui permette aux autres peines d’exister. La prison aurait dû devenir cette peine excessive et rare, ce qu’elle est dans les textes, mais pas du tout dans les esprits. À la place s’est installé un continuum. »


Alain Cugno avait entamé cette conférence en définissant ce qu’était selon lui la punition : « d’une manière tout à fait générale [la punition] consiste à infliger volontairement une souffrance à celui qui a désobéi. La punition (douloureuse) a vocation à restaurer l’autorité qui a été bafouée. Il ne peut en aller autrement, car c’est l’autorité même qui disparaît en l’absence de conséquence. » J’ai pu remarquer, dans ma pratique auprès d’adolescents qui commettent des actes de délinquance, qu’il est parfois nécessaire, pour que la loi soit entendue, que la justice se montre absolument et peut-être brutalement intransigeante. Je l’ai dit dans un autre billet : nous luttons beaucoup – nous autres éducateurs, en milieu ouvert et ailleurs, qui agissons sur ordre du magistrat – contre ces adolescents, pour qu'ils ne connaissent pas la prison. Nous nous opposons à eux. Nous essayons de faire barrage entre eux et la prison. Le mur qui oppose résistance et qui soutient, plutôt que celui qui enferme et contient totalement. La prison est une zone d'ombre de l'état de droit, où, pour répondre aux crimes, pour marquer l'obligation du respect de la loi, l'état s'autorise à faire usage de la force. En prison, celui qui ne se soumet pas, qu’il soit adulte ou enfant, est rappelé à l'ordre par la punition et par la force. Comme le rappelle Alain Cugno, c’est au prix de cette intransigeance que la loi existe.


Il est également très important de considérer que la loi ne peut être entendu par ces adolescents que dans la mesure où ils perçoivent que le respect des règles qui fondent l’état de droit peut leur permettre d’intégrer la société à une place qui leur convienne un tant soi peu. C’est loin d’être une évidence aujourd’hui, particulièrement en Seine Saint Denis, où je travaille, territoire qui cumule les difficultés, où le chômage des jeunes est très important, où chaque année des centaines, des milliers de places manquent dans les écoles, les collèges et les lycées, où le logement est plus souvent qu’ailleurs massivement délabré, où les services sociaux municipaux sont débordés, où les Centres Médicaux Psychologiques affichent des listes d’attente de plusieurs mois, où les services éducatifs ne parviennent plus à répondre dans un délai raisonnable aux ordonnances des juges prises dans le cadre de l’enfance en danger, où les hôpitaux… etc, etc… Cette question des moyens donnés aux services sociaux paraît aujourd’hui incontournable. Une réflexion sur leur meilleure utilisation ne pourra probablement pas faire l’économie de leur nécessaire augmentation.


Pour en revenir au système pénal, aujourd’hui, les réponses données par les tribunaux pour enfants aux actes de délinquance commis par des adolescents sont multiples. La palette est importante, qu’on se situe avant le jugement ou après. On peut ainsi dire qu’avant jugement, les mesures vont de l’alternative aux poursuites (pas de mise en examen) à la mise en détention provisoire. Après jugement, ces réponses, en cas de culpabilité établies, vont de la dispense de peine (simple reconnaissance de culpabilité) à la peine d’emprisonnement ferme, avec exécution immédiate. Entre ces extrémités, de multiples mesures, d’abord des mesures à forte connotation éducative, des sanctions éducatives, des mesures de contrôle, de probation et de sursis à la détention, puis des peines effectives, pouvant là aussi aller du petit stage, à la peine de travail d’une durée plus importante, et enfin, à la peine d’emprisonnement.


L’établissement Pénitencier pour Mineurs (EPM) fut créé récemment dans un climat de durcissement des réponses pénales, pour afficher une sévérité à l’égard des délinquants mineurs, mais aussi pour répondre à une préoccupation concernant les conditions d’incarcération de ces adolescents. La France a plusieurs fois été condamnée pour les conditions de détention exécrables de certaines prisons. En maison d’arrêt, les adolescents peuvent côtoyer des détenus majeurs parfois installés dans la délinquance. L’EPM tente de répondre à cela en donnant du contenu à la détention, en isolant les mineurs, en leur offrant de conditions de détention saines.


Je crois pourtant qu’en ce qui concerne la prison, plus on éclaire cette zone d’ombre, plus on en fait un endroit qui existe sous le regard du citoyen, plus on le contrôle, ce qui paraît indispensable vu ce qui est parfois dénoncé, plus, dans un même mouvement, on atténue sa force symbolique. Comment la société pourrait-elle contrôler sa prison tout en maintenant sa puissance symbolique, qui va avec un certain mystère ? C’est une question particulièrement épineuse. Cornélienne ?


Gilles Chantraine a mené récemment une étude sur les Etablissements Pénitenciers pour Mineurs. Selon lui, « si le nombre d’enfants prisonniers n’a pas augmenté, l’idée qu’on pouvait éduquer entre quatre murs, elle, s’est imposée : «Les placements dans des dispositifs d’hébergement contraint ont augmenté : centres éducatifs fermés, centres d’éducation renforcée… L’EPM est un progrès pénitentiaire et une régression éducative.» (Libération, 13/11/2011).  J’entends là quelque chose qui me rappelle ce continuum évoqué par Alain Cugno. La notion de détention et celle de travail éducatif se sont interpénétrées, provocant une certaine confusion, une certaine indifférenciation, faisant disparaître le signifiant de la limite entre les deux.


Que se passe-t-il dans l’esprit d’un adolescent qui va d’une exclusion scolaire à une autre, à un placement en Établissement de Réinsertion Scolaire1 , d’un placement pénal en foyer à un centre éducatif renforcé, à un centre éducatif fermé, à un établissement pénitentiaire pour mineurs, pour arriver finalement au quartier mineur, puis, ayant soufflé sa 18ème bougie, au grand quartier d’une maison d’arrêt ? Comment un adolescent perçoit-il cette augmentation progressive de la sanction ? À quel moment sent-il qu’effectivement, la sanction tombe et le marque ? À quel moment permet-on cette irruption symbolique de la loi qui peut, j’en ai acquis la conviction, l’aider à se construire ?
En effet, je crois constater, dans ma pratique d’éducateur, que la brusque irruption du symbolique de la loi dans son parcours peut venir faire sens pour un adolescent pris dans la délinquance, et l’interpeller avec justesse.


Fort heureusement d’ailleurs, pour nombre d’adolescents, le simple fait d’être convoqué au tribunal est un choc qui suffit à le remobiliser avec ses parents, pour que l’acte délinquant demeure marginal dans sa trajectoire. La fonction symbolique de la loi joue alors immédiatement, et ce rappel de son existence suffit. Mais pour d’autres, c’est parfois un peu, ou beaucoup plus compliqué. Et ils peuvent aller ainsi, progressivement, d’exclusion scolaire en garde-à-vue, jusqu’à la prison.

Je crois constater que lorsque intervient quelque chose de l’ordre de la coupure dans les réponses pénales - cela permet une brusque manifestation du symbolique de la loi. Cette coupure peut intervenir à différents moments du parcours de l’adolescent qui commet de façon répétée des actes de délinquance. En tant qu’éducateur, je la conçois comme un moyen de marquer pour l’adolescent des moments clés où il pourra travailler à aménager différemment son existence. Je repère des exemples concrets de cette coupure dans ma pratique d’éducateur. Il faut pour cela que cette coupure soit suivie d’un temps conséquent où le travail éducatif d’accompagnement pourra se déployer avec les moyens correspondants. Cette interpellation symbolique sur le mode de la coupure provoque en réaction un mouvement de l’adolescent avec lequel il est possible de travailler.

Ainsi tel adolescent qui, au premier fait de délinquance pas particulièrement grave, se trouve brusquement suivi par un éducateur du ministère de la justice, car le juge est alerté par sa situation. Cette aide contrainte imposée par le juge l’impressionne, il peut y obéir sans avoir à dévoiler d’emblée ses fragilités. S’ouvre alors un espace d’élaboration qui jusque-là faisait défaut.

Encore, tel adolescent qui n’était jamais passé au tribunal. Sa première condamnation fut une peine de prison avec sursis mise à l’épreuve pour trafic de stupéfiants. Il semblait y être bien inscrit et cette peine qui arrive brutalement le pousse simplement à répondre à ses obligations pour éviter la détention. De ces obligations naît une rencontre avec l’éducateur dont l’adolescent se saisit pour véritablement se redresser.

Tel autre adolescent est souvent passé par le cabinet du juge et n’a fait l’objet que de mesures éducatives, et brusquement, il est incarcéré pour des faits de vol avec violence. À la suite de cette courte peine, il investit pour la première fois un projet de formation.

Chaque fois, quelque chose de la coupure ouvre un espace jusque-là inexploré. C’est sans doute le plus délicat de mesurer justement ce qui fera coupure, sans non plus tomber dans des excès de sévérité qui deviennent inaudibles. Et cela pose d’autres questions, judiciaires, éducatives, psychologiques… Il me semble qu’il y aurait ici une pensée à développer en écho tout à la fois aux réflexions d’Alain Cugno sur le continuum, et à celles de Pierre Joxe sur la mixité du système pénal à destination de la délinquance adolescente.

Car à l’inverse, j’ai pu voir les parcours pénaux adolescents, où cette irruption symbolique de la loi ne se produisait pas, ou trop faiblement pour qu’elle interpelle l’adolescent et sa famille sur le mode du changement, et où à la place se déployait ce continuum, ne donnant à l’adolescent que peu de prise pour réagir.

Le discours politique sur cette question me semble plus soucieux d’afficher une sévérité dans la sanction, tout en cherchant à paraître toujours plus humains dans cette sévérité, d’où la multiplication des structures à caractère fermé et éducatif, ou éducatif et fermé, d’où un méli-mélo sémantique dans lequel nous finirons par nous perdre, et les adolescents délinquants avec nous. Cette évolution du discours politique sur la délinquance adolescente rend de plus en plus confuse la notion de limite entre ce qui est tolérable ce qui ne l’est pas, entre ce qui est licite et ce qui est illicite, là où les adolescents sont au contraire en demande de réponses claires à leur questionnement, leurs ruades et leurs transgressions sur, contre et au travers des limites de la loi.

Encore une fois, la loi ne peut être entendue comme respectable qu’à partir du moment où elle permet à ces adolescents qui commettent des actes de délinquance de trouver une autre place dans la société. Cela implique de croire à l’éducation et de s’en donner les moyens. Cette question des moyens est importante : la notion de rupture est présente dans le projet des centres éducatifs renforcés, mis en place en 1999. Elle est proche de celle de la coupure, même s’il est là essentiellement question de déplacer physiquement l’adolescent. Or si effectivement des moyens ont été donnés à ces centres, et s’il peut s’y passer des choses intéressantes, le nécessaire accompagnement au retour dans la vie quotidienne de l’adolescent, une fois la période de rupture terminée, est souvent réduit à sa plus simple expression, laissant l’éducateur en milieu ouvert bien seul, avec ses 4h par mois à consacrer à chaque adolescent dont il a le suivi. Le rapport de la cour des comptes sur la Protection Judiciaire de la Jeunesse préconisait déjà en 2003 une augmentation des moyens donnés aux services éducatifs en milieu ouvert. C’est animé du souci de bonne gestion de l’argent du contribuable qu’il préconisait cette augmentation.

Pourquoi est-ce que j’entends autant l’absence de projet de société se manifester en creux des affichages politiques par rapport à la délinquance adolescente ? Ne pouvons-nous encore aujourd’hui être créatifs sur cette question ? N’avons-nous plus de marges de manœuvre pour continuer à construire une société que nous pouvons soutenir, dont nous voudrons assumer la responsabilité ? L’autorité va de pair avec la responsabilité. L’autorité de la loi va de pair avec la responsabilité qui incombe au législateur, et par là à l’électeur, au citoyen que je suis, de la société qu’il contribue à bâtir. Hannah Arendt écrivait il y a près d’un demi-siècle « Le fait que les adultes aient renoncé à l'autorité ne peut signifier qu'une chose : qu'ils n'assument pas la responsabilité du monde dans lequel ils ont placé leurs enfants. »

A-t-elle aujourd’hui plus que jamais raison ?

Je veux croire que non.

...

...

1 Luc Chatel, ministre de l’éducation, présentait ainsi les Etablissements de Réinsertion Scolaire : "Entre les classes relais et les centres éducatifs fermés, il manquait un maillon dans la chaîne des réponses éducatives." On voit à quel point l’idée d’un continuum, entre l’école et la prison est présente dans ce discours.

Illustration : La parabole des aveugles, Bruegel l'ancien, 1568.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.