D’autres pourraient s’essayer sans doute à une approche positive de leur foi. En me servant de mots trouvés ici et là, je veux tenter de dessiner une figure de mon athéisme. Un peu à la manière des figures que Roland Barthes utilise pour approcher le discours amoureux, bien loin toutefois de leur richesse d’élaboration. L’athéisme n’est pas pour moi l’équivalent d’une foi – encore que… peut-être. Je ne sais pas suffisamment ce qu’il en est de la foi… une théorie générale, une façon d’appréhender le monde, de le nommer… alors, peut-être. Je suis sûr d’une chose : mon athéisme n’a pas besoin de la religion – pas même en guise de repoussoir – pour exister. C’est probablement pour cela, et aussi parce qu’elle ne me fut jamais imposée comme vérité du monde, que je ne nourris aucun esprit de vindicte vis-à-vis de la religion. L’athéisme est comme un objet qui se trouve là, avec moi, sans qu’à la réflexion, je l’ai véritablement choisi. Ma conviction d’athée – conviction qui me paraît indéboulonnable – n’est pas le fruit d’une réflexion m’ayant raisonnablement fait opter pour cette vision du monde plutôt que pour telle autre, pour telle religion ou croyance. Cela s’est fait comme ça, s’est imposé à moi, avec la force de l’évidence. Un jour, j’ai pu dire, oui, voilà, oui, je suis athée. Je me souviens de mon enfance, un matin, je marchais vers l’école, je sentis sous mes pieds la terre se refroidir…
Une phrase de Pierre Klossowski qui parle le mieux de cet athéisme, je l’ai citée quelques fois, car elle fut pour moi une rencontre. Tout y est, ou plutôt le plus important – la vacance.
« Qui dit athéologie se soucie de la vacance divine, soit de la « place » ou du lieu spécifiquement tenu par le nom de Dieu – Dieu garant du moi personnel. Qui dit athéologie dit aussi vacance du moi, – du moi dont la vacance est éprouvée dans une conscience laquelle pour ne point être ce moi en est elle-même la vacance. »[1]
Sur cette vacance du moi, cette conscience-vacance, comme conséquence de la vacance divine, peut-être Pier Paolo Pasolini, cité par Roland Barthes, dans son cours sur le Neutre.
Ce titre, Une vitalité désespérée, que Pasolini avait trouvé pour nommer l’un de ses poèmes.
Ou encore ces quelques vers du poème de Paul Fort, L’enterrement de Verlaine, dit par Georges Brassens :
« …N’importe ! Je suivrai toujours l’âme enivrée
Ah ! folle d’une espérance désespérée… »
Je me souviens d’un homme interviewé – je ne sais plus du tout qui – répondant à propos de son athéisme, que tout de même, la question de l’espoir était un poil épineuse…
Et le plus sensible, je crois l’avoir trouvé dans Le Carnet d’Or, de Doris Lessing. D’abord Maman Sucre, l’analyste d’Anna, personnage principal du roman, lui dit :
« Ma chère Anna, il est après tout possible que pour rester sains d’esprit nous devions apprendre à compter sur ces brins d’herbe qui pousseront dans un million d’années.[2] »
Puis, 80 pages plus tard, Anna y revient seule dans un rêve agité, jouant/jouet d’une scène avec son analyste :
« Nous voici revenues au brin d’herbe qui forcera son chemin au travers de l’acier rouillé mille ans après l’explosion des bombes et la fusion de la croûte terrestre. Car la force de volonté du brin d’herbe est la même que la petite endurance douloureuse. N’est-ce pas ? (J’avais dans mon rêve un sourire sardonique, car je redoutais un piège.)
- Et alors ? me demanda-t-elle.
- Mais le problème, c’est que je ne pense pas être prête à accorder tout ce respect à ce maudit brin d’herbe… »[3]
Il y a quelques années, je me promenais dans les rues de Paris et je réalisai peu à peu que j’éprouvais de l’angoisse. C’était une angoisse comme elle vient parfois, arrivant de nulle part, sans raison apparente, et surtout sans mot. Sans mot qui puisse la rattacher à une image, un souvenir. Je n’étais à ce moment en train de ressasser ni lancinant reproche, ni idée sombre, ni sentiment coupable. J’éprouvais simplement de l’angoisse. J’étais agité d’angoisse. Tout en marchant, je cherchais à me raisonner, je tentais de me calmer. Et je n’y parvenais pas. Les mots, les images que je suscitais n’étaient d’aucun effet. J’éprouvais de l’angoisse et je n’y pouvais rien. Puis, sans que je me souvienne comment cela me vint, j’ai réalisé que j’étais vide. Vide. Ma carcasse était une enveloppe vide. J’ai éprouvé alors ce vide intérieur, cette vacance en moi. Et sans plus tenter de me raisonner, de m’emplir de mots, de constructions imaginaires, j’ai laissé résonner ce vide en moi.
Et alors, j’ai continué ma promenade, apaisé.
[1] Du simulacre dans la communication de Georges Bataille, P. Klossowski, in La Ressemblance, Éd. Ryoan-ji, 1984, p. 23.
[2] Le Carnet d’Or, Doris Lessing, Ed. Albin Michel, p. 508.
[3] Le Carnet d’Or, Doris Lessing, Ed. Albin Michel, p. 588