(...)
Et je me dis Bordeaux et Nantes et Liverpool et New York et San Francisco 
pas un bout de ce monde qui ne porte mon empreinte digitale 
et mon calcanéum sur le dos des gratte-ciel et ma crasse 
dans le scintillement des gemmes ! 
Qui peut se vanter d'avoir mieux que moi ? 
Virginie. Tennessee. Géorgie. Alabama 
Putréfactions monstrueuses de révoltes 
inopérantes, 
marais de sang putrides 
trompettes absurdement bouchées 
Terres rouges, terres sanguines, terres consanguines. 
Ce qui est à moi aussi : une petite cellule dans le Jura, 
une petite cellule, la neige la double de barreaux blancs 
la neige est un geôlier blanc qui monte la garde devant une prison 
Ce qui est à moi 
c'est un homme seul emprisonné de blanc 
c'est un homme seul qui défie les cris blancs de la mort blanche 
(…)
Et mon originale géographie aussi ; la carte du monde fait à mon usage, non pas teinte aux arbitraires couleurs des savants, mais à la géométrie de mon sang répandu, j'accepte 
et la détermination de ma biologie, non prisonnière d'un angle facial, d'une forme de cheveux, d'un nez suffisamment aplati, d'un teint suffisamment mélanien, et la négritude, non plus un indice céphalique, ou un plasma, ou un soma, mais mesurée au compas de la souffrance 
et le nègre chaque jour plus bas, plus lâche, plus stérile, moins profond, plus répandu au dehors, plus séparé de soi-même, plus rusé avec soi-même, moins immédiat avec soi-même, 
j'accepte, j'accepte tout cela 
(…)
Et au milieu de tout cela je dis hurrah ! mon grand-père meurt, je dis hurrah ! la vieille négritude progressivement se cadavérise. 
Il n'y a pas à dire : c'était un bon nègre. 
Les Blancs disent que c'était un bon nègre, un vrai bon nègre, le bon nègre à son bon maître. 
Je dis hurrah ! 
C'était un très bon nègre, 
la misère lui avait blessé poitrine et dos et on avait fourré dans sa pauvre cervelle qu'une fatalité pesait sur lui qu'on ne prend pas au collet ; qu'il n'avait pas puissance sur son propre destin ; qu'un Seigneur méchant avait de toute éternité écrit des lois d'interdiction en sa nature pelvienne ; et d'être le bon nègre ; de croire honnêtement à son indignité, sans curiosité perverse de vérifier jamais les hiéroglyphes fatidiques. 
C'était un très bon nègre 
et il ne lui venait pas à l'idée qu'il pourrait houer, fouir, couper tout, tout autre chose vraiment que la canne insipide 
C'était un très bon nègre. 
(…)
je te livre mes paroles abruptes 
dévore et enroule-toi 
et t'enroulant embrasse-moi d'un plus vaste frisson
embrasse-moi jusqu'au nous furieux 
embrasse, embrasse NOUS 
mais nous ayant également mordus  
jusqu'au sang de notre sang mordus ! 
embrasse, ma pureté ne se lie qu'à ta pureté 
mais alors embrasse 
comme un champ de justes filaos 
le soir 
nos multicolores puretés 
et lie, lie-moi sans remords 
lie-moi de tes vastes bras à l'argile lumineuse 
lie ma noire vibration au nombril même du monde 
lie, lie-moi, fraternité âpre 
puis, m'étranglant de ton lasso d'étoiles 
monte, Colombe 
monte 
monte 
monte 
Je te suis, imprimée en mon ancestrale cornée blanche. 
monte lécheur de ciel 
et le grand trou noir où je voulais me noyer l'autre lune 
c'est là que je veux pêcher maintenant la langue maléfique de la nuit en son immobile verrition !
Aimé Césaire, 1936-1939.
 
    Agrandissement : Illustration 1
 
                     
                 
             
            