Nous n’accepterons pas l’idée d’une justice de classe, ou de race,
implacable aux musulmans, complaisante aux Européens.
Marcel Reggui
« Le système était simple. Un indicateur musulman signalait ses coreligionnaires prétendus suspects. Par "suspect", il faut entendre tout Algérien qui ne manifeste pas un enthousiasme délirant pour le régime de la colonisation. A moins d’être aveugle ou traître, on peut avancer sans crainte que la presque totalité des Algériens musulmans vomissaient la forme actuelle de l’administration régalienne chargée de l’Algérie. (…)
Les noms des suspects, une fois retenus par la cour martiale, étaient répartis entre les différents groupes de miliciens. Ceux-ci déléguaient trois ou quatre des leurs pour opérer l’arrestation. Ils se rendaient dans les maisons des suspects et en demandaient l’ouverture "au nom de la loi". La peur pesait sur toutes les habitations indigènes. Avec une angoisse qui confinait à l’épouvante, les femmes guettaient les pas des miliciens dans les rues désertes. Lorsque la milice se présentait à la porte, des cris déchiraient l’air. Il ne fallait pas chercher à résister ; le mieux était d’obéir sur-le-champ. Les miliciens, sans respect pour les femmes musulmanes, sans aucune pitié, exigeaient l’homme désigné. S’il tardait à se présenter, c’était l’occasion pour ces misérables de violenter les femmes et les enfants. Malheur au suspect qui avait essayé de se cacher ! Ce fut le cas d’un jeune préparateur en pharmacie. Trouvé au fond d’une alcôve, il fut horriblement mutilé sous les yeux mêmes de sa mère, de sa femme et de ses enfants. (…)
Les suspects rejoignaient leurs frères à la gendarmerie ou à la prison civile ou dans d’autres locaux déjà signalés. A chaque arrivée, les nouveaux "clients" étaient soumis à la série d’opérations inhumaines que nous avons évoquées ci-dessus. Rendus méconnaissables, ils étaient jetés parmi les autres, abandonnés jusqu’à l’heure de la mort. Ni nourriture, ni eau. Pour s’amuser, ces modernes chrétiens présentaient parfois aux prisonniers assoiffés de l’eau d’égout pleine de crésyl. Ceux qui refusaient de la boire en étaient aspergés : dérision d’un baptême in extremis !
Nuit et jour, dix-sept camions et taxis fonctionnaient entre les différents lieux de fusillade. Par groupe de quatre ou cinq, ou davantage, les musulmans étaient conduits à la mort comme des agneaux. On les tuait un peu partout, afin de pouvoir les enterrer facilement. (…)
C’est le lundi 14 mai, à 6h30 du matin, que la première fournée de condamnés fut constituée. Pour éviter une révolte collective ou une fuite massive, on annonça aux prisonniers qu’ils étaient déférés devant le tribunal militaire d’Alger et qu’ils devaient en conséquence se munir d’un repas au moins. (…) L’embarquement sur les camions s’opéra sans résistance. Le chargement achevé, les cinquante-huit détenus furent conduits directement à Kef El-Boumba, éperon rocheux sur la route d’Héliopolis à Kellermann, à 4,5 km de Guelma. Des soldats français étaient déjà là, l’arme au pied pour les garder.
(…) En fait, les soldats et les miliciens attendaient la cour martiale. (…) À peine arrivé, Dittelot, s’adressant en arabe aux cinquante-huit détenus, leur dit : "préparez-vous : vous allez mourir." (…) leur commanda sans plus attendre de crier "vive la France !" (…) "Que vous criez ou non « Vive la France ! » vous mourrez tous comme des chiens." À ces mots, trois jeunes essayèrent de se sauver. Une rafale les coucha pour jamais sur leur terre natale. Les cinquante-cinq autres ne bougèrent pas. Assis, ils attendirent la balle libératrice. Déjà, leurs regards étaient tournés vers l’Éternité…
À partir de cette grande tuerie, les mêmes scènes se reproduiront les mardi 15, mercredi 16, jeudi 17, vendredi 18 et samedi 19 mai. (…)
La semaine du crime impuni s’acheva [le dimanche 20 mai], du moins officiellement. À l’appel du sous-préfet Achiary, le grand triomphateur, toute la population fut convoquée à 17 heures sur la place Saint-Augustin. Presque tous les miliciens en armes étaient là. Dans un discours enflammé, il proclame la nécessité de l’apaisement et le retour à la légalité. Désormais, tout crime serait déféré à la justice : la protection administrative ne jouerait plus. (…)
On peut estimer, sans être taxé d’exagération, que plus de 800 personnes ont été tués par les miliciens de Guelma. Si l’on veut le total pour tous les centres de la région, c’est-à-dire Millésimo, Petit, Duvivier, Villars, Laverdure, Bled-Gaffar, Lapaine, Gounod, Medjez-Amar, on atteindrait les chiffre de 1500 à 2000 victimes. (…)
M. Lestrade-Carbonnel [préfet] rendit [visite] incognito à M. Archiary, dans la nuit du 11 au 12 juin 1945, soit un mois après les évènements. Cette entrevue était dictée par les préparatifs de la visite de M. Adrien Tixier, ministre de l’Intérieur. Il fallait déterrer au plus tôt les cadavres et les faire disparaître. (…)
La question s’était posée de savoir ce qu’on ferait de ces corps. Les enterrer au cimetière musulman, c’était laisser la possibilité à des autopsies qui livreraient le secret de la mort. Les jeter à la Seybouse, c’était corrompre l’eau de la rivière, sans se mettre à l’abri de toutes investigations. C’est alors qu’Achiary et ses complices pensèrent à l’incinération.
C’est ainsi que le "four crématoire Lavie" est devenu à jamais célèbre. Chaque matin et chaque soir, on empilait dans ce four à chaux les corps des fusillés. L’odeur à la ronde était insupportable. Il suffit d’interroger les habitants de l’endroit. Ce fut l’épilogue de la tragédie guelmoise. »
Marcel Reggui,
Les massacres de Guelma, Algérie mai 1945 :
une enquête inédite sur la furie des milices coloniales,
Ed. La Découverte, 2006, p. 108 à 128.

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