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Billet de blog 17 mai 2012

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Nos écrans et nous…

C’est cette réflexion de Mitscherlich, dans son livre qui date de 1963, Vers une société sans pères, lorsqu’il évoque l’influence de la télévision :...en regardant le petit écran, « l’individu se laisse détourner chez lui de son chez soi. »

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C’est cette réflexion de Mitscherlich, dans son livre qui date de 1963, Vers une société sans pères, lorsqu’il évoque l’influence de la télévision :

...en regardant le petit écran, « l’individu se laisse détourner chez lui de son chez soi. »

Ce sont aussi ces femmes et ces hommes, avec qui je voyage quotidiennement dans le métro, et dont je ne croise quasiment jamais le regard, car leurs yeux sont plongés vers l’écran tactile de leur téléphone portable, dont ils font défiler le contenu, en le caressant d’un ou deux doigts.

C’est moi, enfin, et mon propre écran d’ordinateur. Moi qui n’ai pourtant ni télévision, ni téléphone portable. Moi qui, malgré cette "carence" anachronique, passe parfois tellement de temps absorbé dans cette contemplation particulière. Moi qui me détourne ainsi de mon chez moi, pour reprendre la si pertinente expression de Mitscherlich.

Dans cette opération de regarder – un écran de télévision, d’ordinateur, de téléphone, de console de jeux – le contenu importe peu. Bien entendu cela n’a pas grand-chose à voir en termes de contenu, que de passer du temps sur Médiapart à échanger et à s’enrichir intellectuellement, ou de regarder sempiternellement le même jeu télévisé. Mais je crois que c’est secondaire. Ce qui, surtout, me paraît signifiant, c’est ce besoin que nous laissons de plus en plus gouverner nos vies, besoin de se sentir connecté, de pouvoir se nourrir à la faible lumière que projette l’écran sur nos rétines captées.

6 mai 2012, deuxième tour de l’élection présidentielle. J’ai voté très tôt. J’attends le résultat. Je suis tendu. Des sites d’information belges et suisses me proposent, à partir de midi, quelques chiffres sur lesquels je peux spéculer. À l’affût, je pianote sur mon clavier et regarde mon écran. Ce faisant, je mesure mon anxiété qui s'estompe. Je me contrains alors à une courte promenade parisienne qui me fait beaucoup de bien. Elle me permet de respirer l’air circulant le long de la Seine et d’éprouver à nouveau un peu plus nettement ce que je peux ressentir dans mon attente, mélange d’inquiétude et d’ouverture vers des possibles. Mais je reviens rapidement à mon écran.

À partir de 18h, je connais le résultat, satisfaisant pour moi. Je rigole alors en voyant, sur le site de France 2, des journalistes souriants montrer sans commentaire le plein de la Bastille et le vide de la Concorde.

Je me dis qu’ils montrent là combien ridicule est cette loi qui n’est pas parvenue à suivre en temps réel l’évolution de notre société.

En prenant un peu de recul, pourtant, ne pourrais-je pas penser plutôt que c’est mon incapacité à attendre, mon intolérance à cette petite frustration de l’attente des résultats, qui devrait prêter à rire ?

Ne serais-je plus capable de considérer simplement que je dois attendre que chaque citoyen ait pu voter dans le temps imparti pour l’exercice avant de me précipiter vers ces simulacres de résultats ?

J’ai le sentiment que nos écrans nous invitent à vivre de manière à pouvoir éviter de nous confronter à notre incertitude d’être vivant. Hop, j’allume mon écran cela disparaît, j’évite cette petite confrontation particulière à moi-même, à mon instabilité et à mon inquiétude. Je contourne cette question qui gît au cœur de cette inquiétude, de ce manque ressenti : suis-je bien seul, capable malgré cela de vivre et de traverser ces pointes d’angoisse qui sont le propre de ma condition d’homme ?

Ces écrans dont nous nous entourons – qui nous nourrissent et comblent nos rétines de leur faible lumière artificielle – finissent par former pour nous comme une enveloppe protectrice vis-à-vis de notre angoisse humaine, dans laquelle nous venons régulièrement nous fourrer.

En cela nos écrans ne nous révèlent-ils pas le mouvement régressif dans lequel ils nous entraînent ? Le comblement momentané qu’ils nous offrent, que nous allons chercher en eux, n’évoque-t-il pas, en effet, quelque chose d'un registre très maternant ?

Nos écrans que nous allumons viennent éteindre immédiatement en nous une petite angoisse qui pointe, nous évitant un instant de nous y confronter.

Un instant seulement, bien entendu, car notre angoisse d’être humain se débrouillera bien pour surgir et nous étreindre d’une autre manière…

…et pourtant, en levant les yeux, ne voit-on pas que lorsqu’un regard échangé donne naissance à deux sourires, dans cet insaisissable instant de légèreté, se laisse percevoir le merveilleux de nos existences humaines ?

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