C’est une réflexion d’Alain Cugno, extraite du texte de sa contribution à une conférence qui s’était tenue il y a quelques années, et dont le titre était Y a-t-il des punitions utiles ? Elle m’est revenue en tête lors d’un échange sur le fil de mon précédent billet. Je trouve que cette formulation, « se tenir faussement au plus près de la vérité », dit quelque chose de remarquable. Alain Cugno l’utilise par rapport à la sacralisation de la victime à laquelle nous assistons – et participons peut-être – aujourd’hui. Voilà ce que dit Alain Cugno :
« Afin de nous prouver que nous ne sommes pas seulement des êtres de besoins, mais aussi des êtres ouverts à l’infini – nous nous offrons l’infini de la compassion. La victime devient à la fois sacralisée et mal traitée. Elle remplit un sacerdoce : elle est victime à tout jamais. Et si elle tente de s’échapper de ce statut, la société se charge de la rappeler à son devoir. Dans les cas les plus graves, vous mettez quinze ans, vingt ans à vous reconstruire – et le juge d’application des peines, conformément à la loi, vous informe que l’assassin de votre petite fille vient d’être remis en liberté. Une sorte de christologie à l’envers : toute puissance de la victime infiniment abaissée – mais dont la toute puissance se confond avec son statut de victime – il n’y a pas de Résurrection.
C’est ainsi que l’on est passé de l’offense à la souveraineté (le plus grand crime est alors le parricide) à l’offense au plus faible (le plus grand criminel est l’assassin pédophile). Le plus atroce est que c’est bien là (l’offense au plus faible) l’origine de la justice. Nous nous tenons faussement au plus près de la vérité. D’où l’extrême difficulté d’une dénonciation de tout cela. »
Cette importance accordée à la victime aujourd’hui, et la compassion qu’elle suscite régulièrement dans l’espace public – ce registre émotionnel de plus en plus présent – nous fait perdre le sens de la justice, qui n’est pas de se préoccuper au premier chef de la victime, mais de définir notre espace commun. Ce qui est interdit. Ce à quoi nous renonçons lorsque nous sommes victimes – la vengeance – cédant la place à l’autorité judiciaire chargée de dire la culpabilité ou non de l’accusé, et de définir son châtiment, sa peine. La justice ne cherche pas à garantir un espace sans crime – qui éviterait que le crime soit commis – mais un espace où le crime – cette transgression violente d'un interdit – est sanctionné de telle manière à rendre plus difficile sa réitération.
Sur la manière de sanctionner, on peut réfléchir aux deux dimensions du châtiment, présents depuis l’Antiquité, qui ont tant de mal à coexister : la peine, certes, mais aussi la possibilité pour le condamné de s’amender, de se relever. De nombreux travaux existent déjà. Mais c’est là un autre débat.
Je voudrais ici m’intéresser à ce que soulève Alain Cugno. Cette sacralisation de la victime, cette attention particulière accordée à la victime et la compassion qu’elle suscite, qui a pour conséquence de nous tenir « faussement au plus près de la vérité ». C’est-à-dire de nous leurrer, croyant pourtant bien faire.
Un autre texte me paraît apporter un éclairage intéressant à cette question. Il s’agit d’un article de Bruno Bettelheim, écrit en 1960 et publié dans Survivre[1]. Cet article s’intitule À propos d’Anne Frank : une leçon ignorée. En voici un extrait :
« Le succès prodigieux qui accueillit dans le monde entier le livre, la pièce et le film, Le journal d’Anne Frank, montre combien est puissant le désir de contrebalancer la connaissance de la nature désintégrante et meurtrière des camps de concentration par une fixation totale de l’attention sur une œuvre qui semble prouver qu’une vie familiale très intime pouvait continuer à s’épanouir malgré la persécution du plus impitoyable des systèmes totalitaires. Et cela, bien que le destin d’Anne Frank soit là pour prouver combien les efforts tendant à s’enfermer dans la vie privée, pour ne pas voir ce qui se passe dans le monde environnant, peuvent hâter la destruction d’un être humain. »
Ce texte nous montre peut-être une origine de cette sacralisation de la victime dont nous parle Cugno. Bettelheim nous le dit très clairement – lui qui a connu les camps de concentration – l’histoire d’Anne Frank, morte au camp de Bergen-Belsen, rencontre un succès considérable, alors que les histoires de lutte d’autres familles, dont les enfants purent survivre, ne sont que très peu passées à la postérité. Cela montre que ce qui motive le succès de ce récit n’est pas le désir de comprendre comment certains parvinrent à échapper à l’horreur, mais plutôt, dans un mécanisme psychologique de défense finalement assez classique, le désir de refouler cette horreur le plus rapidement possible, dans une sorte de célébration émotionnelle d’où l’analyse s'absente totalement. On peut d’ailleurs se demander si ce n’est pas le plaisir – plaisir des larmes du spectateur pris lors de la représentation – qui vient précisément barrer la route à nos capacités de réflexion et d’analyse.
La compassion infinie éprouvée pour Anne Frank est d’abord un désir d’affirmer qu’une vie de famille normale peut se poursuivre, quoi qu’il arrive. Or, comme le montre Bettelheim, les familles qui ont fait le choix de réévaluer radicalement la réalité, et de se séparer pour partir, de confier leurs enfants à d’autres, de permettre simplement leur fuite, ont bien mieux survécu que celles qui sont restées groupées sur place, se cachant simplement.
Le propos de Bettelheim dans son article n’est, bien entendu, pas de critiquer le choix des parents Frank – qui serait-il, qui serions-nous pour en juger ? – mais d’interroger les choix de mémoire que nous faisons. Le succès du Journal d’Anne Frank laisse penser que plutôt que de tirer les enseignements de l’Histoire, nous préférons parfois ériger en icône la victime innocente qui nous permet le mieux de refouler l’horreur de la Shoah. Si cette compassion est légitime, pour ce qu’elle nous fait du bien et nous rassure, nous pourrions peut-être aussi ne pas perdre de vue, je crois, que c’est cela, précisément, se tenir faussement au plus près de la vérité. Car assurément, l’histoire d’Anne Frank est terrible, et terriblement touchante. Nous avons raison de nous en souvenir et de vouloir que pareille histoire ne se reproduise pas. Mais relevons aussi qu’en nous y intéressant justement, nous choisissons d’ignorer la leçon qu’elle contient.
La sacralisation de la victime à laquelle nous assistons aujourd’hui me renvoie régulièrement à ce désir de refoulement d’une réalité, qui deviendrait peu à peu trop compliquée à intégrer.
[1] À propos d’Anne Frank : une leçon ignorée, dans Survivre, Bruno Bettelheim, Robert Laffont, 1976.
 
                 
             
            