J’ai lu avec beaucoup d’intérêt le dernier livre de François Jullien, De l’intime – Loin du bruyant Amour[1]. En prolongeant ce plaisir de lecteur, j’ai découvert un autre livre de François Jullien, L’écart et l’entre – Leçon inaugurale de la Chaire sur l’altérité. Je trouve particulièrement stimulantes ces réflexions que mène François Jullien sur l’altérité, à partir, notamment, de ses connaissances de la philosophie, de la Grèce et de la Chine. Je partage ce que j’entends d’une inquiétude qui lui fait placer cette citation de Plotin en exergue à son livre : « Supprime l’altérité, ce sera l’un indistinct et le silence. » Inquiétude « Quand Harry Potter, empilé sur les tables des libraires, formate, à tous les coins du monde, le même imaginaire de la jeunesse… » In-quiétude nécessaire, position de non-repos, stimulation de la pensée qui cherche toujours à « s’ouvrir un chemin vers l’Autre » Lecture passionnante qui m'a donnée envie de proposer un extrait de ce texte, extrait contenant à mon sens une petite merveille de réflexion sur cette insaisissable richesse de l’altérité :
« A-topos, donc, "de nulle part", en aucun lieu. C’est ainsi que, dans Platon, Socrate est familièrement qualifié. Or, les traducteurs le rendent d’ordinaire par "étrange", "bizarre". Socrate, avec sa tête de silène, serait "bizarre". Mais Socrate n’est pas "bizarre", qualificatif qui renvoie platement, comme c’est facile, au psychologique ; mais, se situant "entre" – entre, par exemple, les sophistes et les moralistes –, il est "nulle part", en effet, il n’est d’aucun côté, d’aucun parti. Déroutant parce qu’impossible à localiser. C’est pourquoi on ne tarde pas à le trouver gênant, ne sachant où le ranger, lui l’atopos, et qu’on lui fait boire la ciguë.
Or, considérons ce travail "a-topique" de plus près. Qu’est-ce, en effet, que traduire, si ce n’est précisément ouvrir-produire de l’"entre" entre les langues, de départ et d’arrivée. Le traducteur est celui qui ne reste ni d’un côté ni de l’autre, ne demeure plus dans une langue ou dans l’autre ; mais qui ne peut pas non plus compter sur une méta- ou troisième langue, où ces deux langues, entre lesquelles il s’écartèle, dépasseraient leurs différences et se réconcilieraient. Car il n’y a pas plus d’au-delà des langues, de méta- ou d’arrière-langue, qu’il n’y a d’au-delà du monde, de méta- ou d’arrière-monde. Non, le propre du traducteur est de se maintenir, aussi longtemps qu’il pourra "tenir", sur la brèche de l’entre-langues, héros modeste de cette dépropriation réciproque, périlleusement mais patiemment, ne se réinstallant jamais plus d’aucun côté : c’est à ce prix seulement qu’il pourra laisser passer.
C’est pourquoi traduire, c’est, à mes yeux, à la fois assimiler et désassimiler pour laisser dans cet "entre" passer l’autre. Comme j’ai parlé précédemment de dé- et de re-catégoriser. Assimiler, bien sûr : il faut bien chercher des équivalents. Mais aussi désassimiler : en laissant entendre ce qui, de l’autre langue, résiste à cette assimilation au sein de la langue d’arrivée. Un texte est bien traduit, à mon sens, s’il parvient encore à laisser mesurer de l’écart ou de la distance de cette langue-là à cette langue-ci : écart, distance qui font travailler celle-ci, la portent à se refondre, à commencer de se déplier, du moins à se repenser. Certes, peut-être cette traduction ne paraîtra-t-elle plus coulante, élégante, "naturelle", comme on dit si bien, la langue d’arrivée ne retrouvant plus tous ses habitus et ses formulations convenues. Mais c’est seulement à ce prix que les possibles de l’une pourront également faire sourdement leur chemin dans l’autre et, par là, donner à accéder progressivement, rouvrant celle-ci par celle-là, au commun de l’intelligible. Considérons donc que la traduction doit laisser encore entendre quelque chose de ce procès secret allant de l’une à l’autre, entre-deux muet, plutôt que de se présenter d’emblée comme platement résultative, "aboutie", comme on dit, et n’étant plus que d’un côté ; et arrêtons, de ce fait, la trop facile lamentation sur la traduction-trahison qui, dès lors, au vu de ce pseudo-aboutissement, immanquablement en résulte. »
François Jullien, L’écart et l’entre – Leçon inaugurale de la Chaire sur l’altérité, Editions Galilée 2012, p 62-64.
[1] François Jullien, De l’intime – Loin du bruyant Amour, Editions Grasset & Fasquelle, 2013.