
De cette mort, en effet, le spectateur ne sait rien, sauf qu’elle advient lorsque Suzanne est une toute petite fille, et qu’elle laisse cette petite fille désormais seule avec son père et sa grande sœur, guère plus vieille qu’elle.
Cette mort, le spectateur peut imaginer qu’elle fut brutale, en percevant le choc et le désarroi éprouvés par le père de Suzanne, qui s’occupe désormais seul, tant bien que mal, avec affection, comme il le peut, de ses deux petites filles.
Cette mort, je l’ai perçue comme le point de départ de la construction d’un premier fantasme, celui d’une relation qui se fige dans un souvenir idéalisé autour de la tombe de la disparue, entre le père de Suzanne et cette femme morte. Cet homme ne se remarie pas. Peut être à la fin, pourra-t-on vaguement comprendre qu’une femme a pris place auprès de lui. Il ne s’engage à nouveau dans aucune histoire d’amour, mais demeure au contraire dans la fidélité à sa femme disparue. Banale histoire du veuf inconsolable. De sa relation avec cette femme lorsqu’elle était vivante, le spectateur ne sait rien. Il ne perçoit que la douleur d’un homme accroché au souvenir d’une morte. Et cette relation apparaît peu à peu pour ce qu’elle devient, se figeant dans le souvenir : le fantasme d’une relation détachée de sa réalité.
La vie de Suzanne, décrite, parcourue par le film, débute à proximité de cette mort. Elle est inaugurée par une courte scène entre la petite fille, sa sœur et son père. Moment d’exaspération du père, lorsque Maria, 6 ou 7 ans, la sœur de Suzanne, dit qu’elle a oublié d’aller manger à la cantine, en restant jouer dans la cour. Le père se retourne vers la toute petite Suzanne, qui doit avoir 4 ou 5 ans, et lui demande si elle y est allée, elle, à la cantine, ou si elle a aussi oublié d’y aller. Et la toute petite Suzanne s’affole devant son père incompréhensiblement exaspéré. Elle ne parvient pas à se souvenir de ce qui est si loin dans le temps de sa vie de petite fille. Elle éclate en sanglots et ne peut répondre finalement à la colère de son papa que sa pauvre et simple vérité de petite fille « Je sais pas, je me souviens plus, je sais plus… »
Scène inaugurale qui fixe les relations du trio familial : l’incompréhension du père, le sentiment de responsabilité coupable de la sœur Maria, par laquelle arrive la question qui provoque la colère du père et les pleurs de la petite sœur.
Point de départ, pour Suzanne, d’une vie qui paraît à tout jamais désarrimée d’un sens que la petite croyait pourtant certain. Brutalité inassimilable du bouleversement provoqué par la disparition d’une mère. Point de départ d’une vie dans laquelle Suzanne se trouvera de plus en plus errante, ne sachant pas, ne sachant plus.
Et c’est cette vie que le film va raconter. Une vie de Suzanne qui ne sait plus où aller, qui va chercher – et trouver peu à peu, dans la construction d’une vie imaginaire, les moyens d’éviter l’angoisse de ce non-sens.
Cette construction du fantasme en lieu et place de sa vie démarre lorsque, devenue adolescente, Suzanne tombe enceinte. Elle réalise cela sans plus de projet que son envie de se trouver dans cet état d'être mère. Elle toute seule, mère et enfant, qui tourne sur le tourniquet. Elle donne naissance à un garçon – sans père, dira-t-elle – et qui devient rapidement à la maison comme un nouvel enfant à la charge de son père à elle, qui n’en peut mais, sauf à manifester à nouveau colère et incompréhension. Fantasme réalisé d’une jeune fille qui ne devient pas mère par cette naissance, mais offre pourtant bien un enfant à son père.
Et Suzanne devient une jeune femme, tandis que grandit toujours l’incompréhension entre la fille et le père. Elle rencontre Julien, jeune homme qui va lui permettre de poursuivre cette construction d’une vie rêvée hors de toute réalité. Ce jeune homme est parfait pour cela : il ne parle quasiment pas, il est sans histoire et sans attache familiale. Il se révèlera rapidement délinquant, autrement dit sans plus d’ancrage social que familial. Autre détail qui sonne juste : sa ressemblance physique à peine suggérée au père de Suzanne, tel qu’il apparaît plus jeune dans le film, permet d’autant mieux à la jeune fille la poursuite de son fantasme.
Un grand amour naît entre ces deux errances à peine sorties de l’adolescence qui se sont formidablement trouvées. Et Suzanne va pouvoir parachever son échappée hors de toute réalité, et renoncer, au nom de ce tout nouvel amour pour Julien, à ce qui l’y arrime encore un peu. Son travail bien sûr, mais surtout son fils, qu’elle abandonne sans presque y penser.
Elle fera même encore un pas de plus dans cette fuite hors de la réalité en abandonnant jusqu’à son nom et son prénom, pour partir au Maroc avec un faux passeport, vers une vie totalement fictive que Julien lui promet heureuse.
Elle sera alors allée aussi loin que possible dans son désir de faire de sa vie un pur fantasme détaché de toute réalité, évitant toute angoisse. Dans cette vie toute neuve, toute artificielle, Suzanne et Julien donneront naissance à une petite fille. L’occasion de voir cette petite famille se déplacer maladroitement dans son univers trop fictionnel pour être crédible, jouant au père et à la mère sans parvenir à donner consistance à ces rôles empruntés, impossibles à tenir, trop emportés qu’ils sont dans le mouvement de cette vie désarrimée.
Cette construction fantasmatique dans laquelle Suzanne progresse sur de nombreuses années ne tiendra que jusqu’à ce qu’une nouvelle mort survienne. L’ébranlement profond qu’elle provoque, fissurant les artifices de la fuite devant une angoisse, rappelle le choc de la disparition de sa mère. Alors la fiction devenue insupportable s’écroule, pour ce qu’elle se révèle inapte à éviter l’angoisse. Séquence très juste de sobriété où Suzanne refuse simplement d’assumer plus avant son identité fictive, face à la police.
Retour à une réalité qui se fait alors dans un parloir de prison, décor d’une réalité grise, retour à la réalité d’une vie dont l’horizon paraît plus qu’incertain. Suzanne, son père, son fils et sa fille sont pourtant réunis là, autour d’une table basse, à échanger des banalités dans l’espace – qu’il faudrait bien appeler intime – d’une réalité enfin partagée.
C’est sans doute la grande réussite de ce film de Katell Quillévéré, que de montrer au travers de l’histoire de Suzanne, combien la logique très désespérément contemporaine d'une certaine quête individuelle peut se révéler être la construction fantasmatique d’un espace fictionnel désarrimé d’une réalité collective.
Et la grande force de ce film est de ne quasiment rien proposer en échange du renoncement à cette poursuite individuelle d’un fantasme de liberté. Quasiment rien : la grisaille d’un quotidien ne brillant d’aucun éclat particulier. Quasiment rien : quelques regards échangés entre les membres d’une famille rassemblée, quand chacun – à l’exception pour un temps encore de la toute petite fille dans les bras de sa mère – a fini par reconnaître tout ce qui les sépare, mais sait aussi l’affection qui les unit, dans cette réalité enfin partagée.
Le dernier plan du film le dit très bien, à l’angoisse de la réalité évitée tout au long du film, succède le banal moment d’apaisement d’un voyage en voiture. Temps qui ne promet rien d’autre qu’une reconnaissance mutuelle, vécue silencieusement par le petit-fils et son grand-père.
La sortie du fantasme fut longue et douloureusement vécue, elle ne débouche sur rien que l’ordinaire d’une vie à mener. Désillusion particulièrement contemporaine à laquelle il paraît si compliqué de faire face.
Et je me dis parfois, en repensant au film de Katell Quillévéré, que cette humanité banale enfin dégagée du fantasme, parce qu’elle peut être partagée, est probablement ce que nous avons de plus précieux.
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