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éducateur avec des adolescents, je vis à Paris depuis près de 40 ans, avec dans la tête un paysage de campagne.

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Billet de blog 23 janvier 2013

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L’effort d’imagination que signifie la présence à soi.

L’enfant qui joue imagine un monde dans lequel il prend plaisir à être.

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L’enfant, en grandissant, apprend peu à peu à intégrer à cette vision imaginaire du monde les éléments de la réalité qui s’imposent à lui, à mesure qu’il entre dans une relation d’échange avec les autres.

L’adulte, conscient de ce qu’il partage nombre de perceptions de la réalité du monde avec ses contemporains, ayant intégré tout ce qui lui échappe de cette marche du monde dans laquelle il s’inscrit, pourra entretenir en lui une vision imaginaire du monde tel qu’il voudrait qu’il soit. Il pourra nommer idéal ou utopie cette vision imaginaire du monde, et appeler éthique les moyens auxquels il se contraint pour tenter de s’en approcher.

Qu’est-ce que l’imagination ?, demande Christophe Bouriau, dans un petit ouvrage[1] de la Librairie Philosophique. Il y répond ainsi : l’imagination est la première des facultés humaines. C’est par elle, d’abord, que nous concevons l’unité du monde.

J’ai compris cette prééminence de l’imagination en réalisant que nous faisions appel à elle pour appréhender une notion aussi fondamentale que le temps.

Le physicien Étienne Klein explique en quoi le temps est impossible à définir : « Définir, c’est rapporter un concept à un autre concept plus fondamental. Il n’existe pas de concept plus fondamental que le mot temps. On peut le rapporter au mouvement, au changement, au devenir, à l’espace, tout ce que vous voulez, mais il n’a pas de relation de postériorité par rapport à ces concepts. » En effet, la postériorité signifie déjà la notion de temps, qui ne peut être postérieure à quoi que ce soit.

Et Christophe Bouriau, s’appuyant sur Kant, montre comment, « à partir du simple traçage d’une ligne dans l’espace, nous prenons conscience du temps et de ses propriétés : il n’a qu’une seule dimension, etc. Sur cette base, Kant montre que loin de dériver de la perception, l’imagination rend celle-ci possible en tant que diversité unifiée. L’imagination en effet produit des « schèmes » ou « déterminations du temps à priori » qui donnent sens aux catégories fondamentales de notre entendement (…) Sans cette intervention de l’imagination productrice de schèmes, nous ne percevrions rien à proprement parler : nos catégories, dénuées de sens, ne trouveraient pas à s’appliquer au divers sensible et nous n’aurions affaire qu’à un chaos d’impressions désordonnées. »

L’imagination est cette faculté première, indispensable à l’homme, qui lui permet de percevoir le monde de façon unifiée. Non que le monde soit imaginaire, mais les moyens que nous produisons pour le percevoir de façon unifié sont d’abord efforts de l’imagination.

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À partir de là, nous pouvons entrevoir ce que signifie, en termes de pouvoir, le contrôle de cette faculté humaine à concevoir le monde qu’est l’imagination.

De grands mythes nourrissent depuis très longtemps notre imaginaire collectif. Nous savons comment différentes religions, par exemple, ont pu s’appuyer sur des textes mythiques pour affirmer leur pouvoir. L’intégrisme religieux est-il autre chose, en dernière analyse, que la prétention de certains religieux à dire la vérité des textes sacrés ?

S’émanciper d’une culture religieuse dont on est empreint ne consiste pas, selon moi, à refuser en bloc tout ce qu’elle a pu apporter, mais plutôt à entrer dans une relecture non dogmatique et imaginative de ses textes fondateurs. Car ces textes, tout religieux qu’ils soient, sont aussi le signe d’une histoire de l’humanité dans laquelle je suis inscrit.

Je prends, par exemple, le 7ème commandement du Décalogue[2] : « Tu ne commettras pas d'adultère. » Je peux l'entendre ainsi : « Convoiter une femme, simplement parce qu'elle t'est désignée désirable par ton semblable, qui lui, l'a épousée suivant son désir, n’est pas un motif suffisant. » Je choisis alors de retenir l’encouragement à l'expression de son propre désir. Ainsi, sans me sentir contraint d’obéir au texte religieux, je ne le nie pas non plus, j’essaie simplement de percevoir – par un effort imaginaire, une rêverie autour du texte – ce qu’il peut m’apporter comme enseignement.

À l’opposé des textes mythologiques ou religieux, dans cette volonté qu’ont depuis toujours les dirigeants du monde à tenter de façonner la réalité de l’humanité, cette volonté colonisatrice de l’humain qui consiste à imposer une vision de l’histoire du monde, nous voyons depuis quelque temps émerger une technique utilisée dans de nombreux domaines comme le management des ressources humaines, la politique, l’armée, la thérapie… technique qu’on appelle storytelling, ou communication narrative.

Je dis à l’opposé des textes anciens, car, comme l’écrit Christian Salmon[3], « [le storytelling] ne raconte pas l’expérience passée, il trace des conduites et oriente les flux d’émotions. Loin de ces "parcours de la reconnaissance" que Paul Ricœur décryptait dans l’activité narrative, le storytelling met en place des engrenages narratifs, suivant lesquels les individus sont conduits à s’identifier à des modèles et à se conformer à des protocoles. »

Le storytelling est une technique qui consiste à essayer – à partir d’une réalité donnée – de faire émerger un récit que le communicant, le thérapeute, le politique, le militaire, le dirigeant pourra présenter comme : « voilà l’histoire merveilleuse que nous vous racontons, que nous vous demandons de recevoir, et à laquelle nous vous invitons à participer. »

Il ne s’agit pas d’un texte de référence, signe d’un passé commun, mais d’un texte mouvant au gré des circonstances, adaptable et orientable à l’infini, proposant toujours une lecture séduisante et heureuse de la conjoncture présente, si besoin en réécrivant le passé, en le retournant, en l'oubliant, de façon à toujours susciter l’adhésion et la participation du public.

Ces histoires, souvent très simples, qui prétendent nous placer dans une narration déjà construite, ont sur nous un fort pouvoir de séduction. Car nous aimons passionnément écouter de belles histoires. Adultes parfois depuis longtemps, nous sommes toujours enclins à nous laisser endormir par des contes, pour peu qu’ils nous soient transmis d’une voix douce. Comment résister, alors, à cet indicible plaisir du spectateur auquel nous sommes sans cesse conviés dans notre monde en crise ?

Probablement en gardant à l’esprit que c’est par un effort d’imagination que nous concevons l’unité du monde, et que personne ne peut – ni ne doit – le faire à notre place. Et en nous exerçant régulièrement à cette sculpture de soi et du monde, comme l’écrit Christophe Bouriau à la fin de son livre. En n’oubliant pas qu’être présent à soi et au monde est le fruit d’une exigence.

Et que cette exigence consiste avant tout en un effort d’imagination. 


[1] Qu’est-ce que l’imagination, Christophe Bouriau, Librairie Philosophique J VRIN, 2003.

[2] Hélène Genet, ancienne abonnée à Médiapart, s’essaie sur son blog à cette relecture du Décalogue.

[3] Storytelling, la machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits, Christian Salmon, La Découverte, 2007.

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