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éducateur avec des adolescents, je vis à Paris depuis près de 40 ans, avec dans la tête un paysage de campagne.

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Billet de blog 23 mai 2011

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Femme de ménage, une idée pour 2012?

…ou comment une tâche de Tipp-ex peut parfois pousser à la réflexion…

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…ou comment une tâche de Tipp-ex peut parfois pousser à la réflexion…

Éducateur dans un service éducatif en milieu ouvert du ministère de la Justice, en matière de bureau, je partage une toute petite pièce avec une collègue. Dans cet espace réduit, nos deux bureaux se font face, et l'ordre méticuleux qui règne sur le mien contraste avec l'apparent désordre du sien. Nous ne manquons pas de nous enrichir mutuellement de ces différences dans notre travail au quotidien.

De ce que je m'en souviens, je crois avoir toujours eu cette propension à ranger mon bureau de façon très soignée, n'y laissant que rarement prospérer le désordre. Et particulièrement, lorsque je prends quelques jours de vacances, je veille à laisser un bureau impeccable, pour avoir le plaisir de le retrouver, avec tranquillité, à mon retour de congés.

Et voilà qu'un jour, comme je reviens effectivement d'une semaine de repos forcément bien méritée, je constate en m'asseyant que mon bureau est maculé d'une large tâche d'un produit blanc et collant… Désagréable surprise. J'inspecte plus précisément les lieux. Très rapidement, j'en arrive à la conclusion suivante : quelqu'un s'est emparé de la petite bouteille de Tipp-ex dont je me sers parfois pour des corrections, et l'a déversée (rageusement ?) sur mon bureau si bien rangé. Qui ? Comment ? Pourquoi chercherait-on à m'atteindre de la sorte ? Il m'arrive bien parfois d'être en désaccord avec certains collègues, mais tout de même, j'ai du mal à imaginer l'un d'eux allant sournoisement accomplir ce genre de forfait mesquin pendant mon absence… Tout de même…

J'entreprends alors de nettoyer la tâche, pour pouvoir passer à autre chose, au boulot, tiens, par exemple… J'use pour cela quelques petites serviettes en papier, et je ne fais qu'aggraver les choses : le papier se déchire, se colle au liquide, formant avec le Tipp-ex des petits paquets grisâtres sur le bois de la table. Aïe, aïe, aïe… Comme un malheur n'arrive jamais seul, je réalise également que le fil de mon téléphone est plein de cette matière gluante et que je vais être obligé de toucher ça au moindre coup de fil… J'abandonne alors mes infructueuses tentatives de nettoyage, et décide de mener discrètement mon enquête dans le service éducatif. Et alors, comme ça, l'air de rien, en sifflotant, au détour d'une conversation, je découvre que, tiens, tiens…une autre collègue a connu pareille mésaventure peu de temps auparavant. Tiens, tiens… Cette jeune femme me fait part de sa surprise et aussi de son impression : "C'est comme si un enfant était venu jouer sur mon bureau" me dit-elle. Tiens, tiens… Comme quoi, il n'y a pas que moi qui gamberge… Bon. J'en prends note et me décide tout de même à me mettre finalement au boulot.

Et vers 18h, ma journée de travail touche à sa fin. J'ai gagné un peu de terrain par rapport à la tâche sur mon bureau, mais rien de franchement concluant. La plupart de mes collègues sont déjà partis, je m'apprête à le faire également, et je croise alors la femme de ménage, qui elle, commence son travail. C'est une jeune femme d'une trentaine d'années, avec qui, les rares fois que nous nous croisons, j'échange quelques mots sur les vacances, les enfants ou le temps qu'il fait. Je me permets de lui demander si elle n'aurait pas une idée pour faire disparaître la tâche de mon bureau. Je suis alors un peu surpris de sa réaction embarrassée. Elle abandonne ce qu'elle était en train de faire, pour se mettre immédiatement à frotter, à nettoyer mon bureau, me disant même qu'elle va rapporter un produit de chez elle pour nettoyer plus efficacement. Je lui réponds que ce n'est pas la peine, que ce qu'elle a réussi à faire est déjà formidable, et que cela me convient parfaitement. Je la remercie et je m'en vais.

Et puis, comme je descends vers le métro, une idée saugrenue me vient : "et si c'était un de ses enfants à elle qui avait fait la tâche sur mon bureau ?"

Je sais de nos discussions qu'elle a deux enfants en bas âge. Si parfois nous nous croisons, cette femme et moi, quand je pars et qu'elle arrive, la plupart du temps, elle travaille sur des horaires où je ne suis pas là, où personne n'est là. Je me dis qu'il est possible qu'un jour, ne sachant comment faire garder ses enfants, elle les ait emmenés au travail avec elle, et que ce soit alors l'un d'eux qui, assis tranquillement à mon bureau pour dessiner, par exemple, tandis que sa mère vaquait au ménage, se soit emparé de la petite bouteille de Tipp-ex, l'ait ouverte, et… Je repense alors à son embarras, à cette jeune femme, je l'imagine venant avec ses enfants tard le soir au service éducatif, avec peut-être même la crainte d'être ainsi découverte avec eux, alors qu'il n'y aurait franchement là rien de mal.

Jeune fille à la perle – Vermeer – 1665.

Et comme cela, en descendant vers le métro, je fais un lien avec mon travail d'éducateur au ministère de la Justice. Je m'occupe quotidiennement d'adolescents à qui l'on reproche des actes de délinquance. Combien de fois ai-je pu constater, en tentant de comprendre un peu leur situation, que ces adolescents avaient été élevés par une mère célibataire, et que cette mère célibataire travaillait comme femme de ménage ? Combien de fois ai-je pris soin de bien faire préciser à ces femmes leurs horaires de travail, souvent de 5h à 9h du matin, souvent de 17h à 21h le soir ? Et cela depuis que leurs enfants sont tous petits. J'ai réalisé alors maintes fois que ces femmes s'absentaient de leur maison, pour gagner leur vie, précisément au moment où leurs enfants se réveillaient, précisément au moment où ils déjeunaient, où ils allaient faire leur toilette, et partaient à l'école. Qu'elles s'absentaient à nouveau au moment précis où leurs enfants revenaient de l'école, au moment où ils faisaient leurs devoirs, au moment où ils mangeaient et se lavaient. J'ai réalisé ainsi que ces mères et ces enfants passaient beaucoup de temps à se croiser sans se voir. Toutes ces tâches du quotidien, ces enfants les apprenaient seuls, ou d'un plus grand qui était là, ou ne les apprenaient pas. Cela parce que leurs mères, le seul adulte du foyer, étaient contraintes de s'absenter en horaires décalés du domicile, pour aller faire leur travail de femme de ménage.

Parfois, bien sûr, et heureusement, ces enfants grandissent et se développent très bien, et parfois, j'en retrouve au service éducatif, à la suite d'actes de délinquance.

Alors je me fais la réflexion suivante : lutter contre les horaires décalés des femmes de ménage, ne serait-ce pas là un moyen de prévention efficace pour lutter contre la délinquance juvénile ?

Permettre à ces femmes de travailler sur des horaires normaux, plutôt que décalés, leur permettrait d'être chez elles, au moment où leurs enfants mangent, se lavent et font leur devoir, leur permettre de les accompagner à l'école, ne serait-ce pas là faire efficacement de la prévention ?

J'ai la conviction – partagée par combien d'autres ? – que c'est déjà sur ces premiers repères que se construit une socialisation future, cette socialisation qui pose problème à bien des adolescents que je rencontre. Évidemment, on pourra me répondre qu'il y a aussi l'absence des pères, oui, cela pose d'autres problèmes. Mais je me dis que cette question des horaires décalés des femmes (et parfois aussi des hommes) de ménage est importante. Je me dis que cela ne coûterait peut-être pas grand-chose aux entreprises et aux salariés de ces entreprises de faire effectuer le ménage sur des temps de travail normaux, plutôt qu'en horaires décalés. Comme me l'a dit une amie à qui j'en ai parlé, "nous nous y ferions tous très vite, au coup d'aspirateur dans l'open-space, comme nous supportons parfois le bruit du chantier dans la rue d'à côté." Cela signifierait peut-être quelques modifications d'organisation, mais rien de bien compliqué, si l'on veut bien y réfléchir un instant.

Je lance donc l'idée : pourquoi ne pas prendre une mesure qui contraindrait, par exemple, les entreprises de plus de "tant de salariés" à faire effectuer le ménage de leurs locaux sur des horaires de travail normaux ? Cela permettrait à combien de parents d'être simplement chez eux avant que leurs enfants ne partent à l'école, ou quand ils en reviennent ? N'est-ce pas de la responsabilité de la société, c'est-à-dire de notre responsabilité, que de donner aux parents les moyens d'éduquer leurs enfants ?

Voilà mes petites réflexions, suscitées par une tâche de Tipp-ex

Alors je lance cette idée, car j'ai cru comprendre que dans certains "think-tanks" proches du parti socialiste, on réfléchit actuellement aux moyens de s'adresser à ces ouvrières du tertiaire que sont les femmes de ménage… Je dis "j'ai cru comprendre" car à lire et à entendre certains responsables socialistes, en ce moment, ce n'est pas forcément non plus une évidence…

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