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"C'était au temps de mon premier rasoir, j'étais un jeune homme lorsque la foi en mon espèce s'est inopinément rétablie ; bon, le phénomène était en réalité à attribuer à ma connaissance lacunaire et juvénile de l'homme, mais quand même, l'apartheid s'était effondré en Afrique du Sud, la guerre froide avait disparu du scénario de l'Apocalypse, le mur de Berlin était tombé, les révolutions de velours donnaient la parole aux peuples... et ce qui m'était resté d'utopisme s'est relevé, sentant que c'était pour très bientôt, son temps était venu. Idéologiquement, ce furent les plus beaux jours de ma vie, je n'ai pas honte de le dire, et je pense que je peux parler ici au nom de beaucoup de mes contemporains. On voyait des gens qui, pendant mes années d'études, passaient pour des champions de l'indifférence, arborer tout à coup, et sans ironie, un T-shirt d'Amnesty International. On pourrait dire qu'on nous a d'abord attendris afin que le prochain coup frappe d'autant plus fort, car peu de temps après le Rwanda prouvait qu'un génocide n'a besoin que de cent jours et quelques machettes pour alléger le registre d'une population d'un million de noms. Et malgré la promesse, gravée solennellement sur tant de statues et colonnes dressées après la Seconde Guerre mondiale, Srebrenica a montré que des pauvres diables étaient encore et toujours déportés et massacrés en masse à cause de leur foi, de leur origine ou de leur couleur. Et que le reste de la planète s'en foutait royalement, encore et toujours ! Ce fut le coup de grâce à mon, à notre optimisme, à notre foi en l'humanité. Nous sommes devenus cette fameuse génération perdue, qui se replie dans son confort petit-bourgeois, égoïste, sans inspiration. Dans nos rangs aigris, les partis politiques sont venus recruter avidement des têtes de liste, le futur ne disait plus rien à personne.
Sommes-nous restés vautrés dans notre avachissement ? Sans aucun doute ! Mais de façon inattendue, une lueur tombait sur nos mornes journées. Nous nous sommes sentis délivrés de nos petites existences banales. Ou alors, laissez-moi plutôt parler pour moi-même, ce sera de loin plus honnête : je me suis senti délivré de ma petite existence banale. Et cette sensation, dont j'étais de plus en plus conscient à mesure que je restais planté rue de l'Étuve, cette véritable émotion, m'a saisi à tel point que j'ai fait quelque chose que je n'avais jamais cru possible auparavant : je suis entré dans une boutique de souvenirs et je me suis acheté une réplique de Manneken-Pis."
L'entrée du Christ à Bruxelles,
Dimitri Verulst, 2011,
Denoël 2013 pour la version française, p 46-47.
Dimitri Verhulst est un auteur belge né en 1972, il est notamment l'auteur de Hôtel Problemski et de La Merditude des choses, qui fut adaptée au cinéma par Felix Van Groeningen en 2009.