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Billet de blog 26 février 2013

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Elle et lui – L’autre ou le neutre?

Dans ses Méditations érotiques, le philosophe et rabbin Marc-Alain Ouaknin, citant Levinas, évoque le neutre comme une dérive possible de la modernité.

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Illustration 1
idole cycladique © -2400 -2200, Syros, Marbre de Paros

« Il y a "une exaltation du Neutre qui se présente comme l’antériorité du Nous par rapport au Moi, de la situation par rapport aux êtres en situation[1]." De façon très précise Levinas définit sa philosophie comme un combat contre le Neutre, et un plaidoyer pour la subjectivité et une réelle intersubjectivité, qu’il nomme l’éthique ou "humanisme de l’Autre homme"[2].»

Or, ce mouvement vers le neutre, j’ai le sentiment d’en percevoir beaucoup de signes dans l’actualité. Régulièrement, une revendication pour l’égalité en droit s’entend comme une réclamation à être considérés tous les mêmes.

Ainsi ce père qui monte sur une grue (j’avoue avoir pensé, en le voyant monté dans sa cabine, à cette grue, jouet en Lego que je désirais obtenir enfant, et qui ne me procura que déception lorsqu’elle me fut offerte : ce n’était pas cette grue-là que je voulais…) et tous ces pères qui, à sa suite, ont clamé l’injustice dont ils sont victimes d’être privés du droit d’élever leur(s) enfant(s) au quotidien.

Que disent-ils d’autre, ces pères, sinon qu’ils veulent faire entendre leur désir et leur capacité à s’occuper de leurs enfants aussi bien que leurs mères ? Que disent-ils d’autre sinon qu’ils voudraient que la justice, en bonne mère, les considère eux aussi comme de bonnes mères ?

Est-il simplement encore possible, aujourd’hui, sans faire référence au patriarcat, maintes fois dénoncé – et maintes fois avec raison – de définir de façon distincte le registre du père de celui de la mère ? N’entre-t-on pas aujourd’hui et de plus en plus dans une indistinction des registres de chacun des parents ?

N’y a-t-il pas dans cette indistinction une avancée vers le neutre ?

Aussi à la suite de la revendication de femmes à obtenir – à juste titre – une égalité de droit avec les hommes sur le terrain professionnel, ne voit-on pas le culte très masculin de la performance devenir le seul modèle de référence pour mesurer une réussite professionnelle (échelon hiérarchique et niveau de salaire) alors que l’entrée des femmes dans la vie professionnelle aurait pu conduire à porter un autre modèle ?

Là encore, l’indistinction ne conduit-elle pas vers le neutre ?

Ne pourrait-on pas dire, en somme, que pour en finir avec le modèle patriarcal de répartition sexuée des tâches, d’un côté, dans le domaine public professionnel, les femmes demandent à être prises pour des hommes comme les autres, et de l’autre côté, dans le domaine privé de l’éducation familiale, les pères demandent à être pris pour des mères comme les autres ?

J’entends le neutre comme une tentative d’abolition du sexuel. Il y a le féminin, le masculin… et le neutre. Le neutre est cet indéfini, cette confusion qui m’apparaît de plus en plus entre le père et la mère, entre la femme et l’homme. Où, finalement, il n’y aurait plus de différence, de distinction, chacun devenant interchangeables.

Le neutre est ce lieu où la différence sexuelle – cette différence sexuelle qui me pose tant de problèmes, qui me passionne, m’exaspère, me sidère, m’attire depuis si longtemps – n’est plus repérable, s’abolit. Ce lieu où ce trésor d’altérité inaccessible, d’étrangeté radicale que je perçois chez une femme, se trouve évacué. Où cette relation sexuelle forcément décevante, plutôt que d’être l’acmé d’une brûlure, manifestation de notre manque à être, face à cette autre aimé inaccessible, ne devient qu’une péripétie vécue à peu près de la même manière par deux individus, se déchargeant simplement pour un temps de leurs besoins respectifs de jouissance.

Où l’horizon du neutre se révèle d’une grisaille mortelle d’ennui…

Et puis…

Et puis il y eut le débat sur le mariage homosexuel.

Là encore le signifiant du neutre se manifeste de façon évidente : il s’agit précisément de l’union de personnes du même sexe qui demandent également à être reconnus dans leurs droits à fonder une famille, où, évidemment, il ne peut y avoir, au sens où nous l’entendons communément, un père et une mère identifiés comme tels.

Et il y eut ces manifestations, ces slogans et ces prises de parole de couples homosexuels. Quelque unes de ces paroles – teintées d’humour – me restent en mémoire. C’étaient des paroles rieuses qui disaient « moi aussi, je veux avoir le droit d’épouser un con ! » ou « Nous aussi, on veut un mariage chiant ! » J’ai commencé par les recevoir comme un miroir assez déplaisant tendu aux couples hétérosexuels. Le con, c’était moi, l’ennui, celui qui vient au fil des ans… Et puis… Et puis j’ai fini par y entendre se dire quelque chose d’autre, dans ces slogans, quelque chose au-delà de leur dérision. Quelque chose qui serait une demande de reconnaissance. Non pas seulement cette reconnaissance du droit à vivre ensemble, pour ces homosexuels, non, une reconnaissance d’une autre nature.

Je me souviens d’un film de Patrice Chéreau, Intimité. Son scénario était tiré de l’œuvre de Hanif Kureishi, un auteur qui traite magnifiquement dans certains de ses livres, de cette déception éprouvée dans la relation amoureuse. De cette déception, oui, déception à laquelle, paradoxalement, je suis si attaché, pour ce qu’elle me rappelle cette présence de l’autre, à jamais insaisissable, d’où parfois surgit l’or impalpable du monde.

Et plus tard, j’ai entendu Patrice Chéreau « C'est peut-être le problème de l'homosexualité au cinéma : quand je vois un film qui met en scène un couple hétérosexuel, je pense que ça parle aussi de moi. Le contraire n'est pas vrai : des hétérosexuels qui voient un film mettant en scène un couple homosexuel pensent qu'il ne parle que de pratiques particulières. Disons que l'homosexualité n'a pas vocation à l'universalité ; on peut le regretter, mais, si Proust, dans "À la recherche du temps perdu", avait appelé Albertine Albert, je ne sais pas s'il aurait eu autant de lecteurs.[3] »

Et j’ai pensé que cette demande de reconnaissance des couples homosexuels était peut-être en relation avec cette potentielle universalité de la relation homosexuelle, quelque chose qui dirait finalement « reconnaissez enfin, vous hétérosexuels, que notre couple homosexuel est aussi décevant que le vôtre. »

Si j’entends justement cette demande de reconnaissance, alors je crois que l’avenir n’est peut-être pas irrémédiablement teinté de grisaille ennuyeuse. Car c’est bien cette déception, c’est bien cette altérité inatteignable, qui se dérobe sans cesse, cette absence de fusion, qui permet une ouverture vers cette philosophie de la caresse, que développe Ouaknin, à la suite de Levinas. « La caresse est un mode d’être du sujet, où le sujet dans le contact d’un autre va au-delà de ce contact. Le contact en tant que sensation fait partie du monde de la lumière. Mais ce qui est caressé n’est pas touché à proprement parler. Ce n’est pas le velouté ou la tiédeur de cette main donnée dans le contact que cherche la caresse. Cette recherche de la caresse en constitue l’essence par le fait que la caresse ne sait pas ce qu’elle cherche. Ce "ne pas savoir", ce désordonné fondamental en est l’essentiel. Elle est comme un jeu avec quelque chose qui se dérobe, et un jeu absolument sans projet ni plan, non pas avec ce qui peut devenir nôtre et nous, mais avec quelque chose d’autre, toujours autre, toujours inaccessible, toujours à venir. La caresse est l’attente de cet avenir pur, sans contenu. Elle est faite de cet accroissement de faim, de promesses toujours plus riches, ouvrant des perspectives nouvelles sur l’insaisissable[4]… »

J’ai alors réalisé ce qui est probablement une évidence pour d’autres : le couple homosexuel est aussi le lieu de l’altérité. Il m’a fallu un certain temps, car pour moi, l’altérité se manifeste avec toute son éclatante évidence par la femme. Si je perçois aussi de l’altérité chez un autre homme, cette altérité est souvent recouverte d’un éprouvé de fraternité, de grande ressemblance avec lui.

Et par cette déception entendue du couple homosexuel, je découvre que cette union de deux semblables ne va pas forcément vers la grisaille du neutre, comme j’aurais pu le penser. Bien au contraire, par cette expression d’une réalité décevante vécue par des homosexuels dans leurs couples, entendue par moi comme une ressemblance, comme un écho à ma propre déception – laquelle encore une fois j’aime tellement – j’entends que là aussi, là encore, là toujours, l’autre résiste à sa neutralisation et parvient à émerger dans sa merveilleuse autant qu’exaspérante étrangeté.


[1] E. Levinas, Totalité et infini, cité par M-A. Ouaknin.

[2] M-A. Ouaknin, Méditations érotiques.

[3] Source : http://blog.jjw.gayattitude.com/20110614012830/patrice-chereau-et-moi/

[4] E. Levinas, Le Temps et l’Autre, cité par M-A. Ouaknin.

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