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éducateur avec des adolescents, je vis à Paris depuis près de 40 ans, avec dans la tête un paysage de campagne.

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Billet de blog 27 mars 2016

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In Jackson Heights, un regard de Frederick Wiseman sur notre monde

In Jackson Heights, le dernier film de Frederick Wiseman, fameux réalisateur américain, aujourd'hui âgé de 86 ans, est un documentaire sur la vie de ce quartier du Queens qui offre une matière de réflexion très riche sur le temps de bouleversement profond que nous vivons. Une œuvre qui a peut-être surtout dimension de témoignage.

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In Jackson Heights commence par cette scène dans laquelle une femme d'une bonne cinquantaine d'année vient dans un centre de soutien aux sans-papiers, proposer « l'aide d'une amie ». La jeune femme qui la reçoit a du mal à comprendre le sens de l'aide proposée. Elle le lui fera préciser. L'aide proposée consiste à proposer d'adopter l'enfant d'une femme qui n'aurait plus les moyens de s'en occuper. La dame est très gentille, l'égoïsme monstrueux du projet d'aide qu'elle expose ne lui parvient pas. La jeune femme l'éconduit poliment et fermement, lui expliquant que son projet est un mauvais projet.

Cette scène inaugurale résume le film de Frédérick Wiseman, particulièrement réussi dans sa simplicité crue, qui nous tend un miroir dans lequel il est douloureux de se regarder. Un monde où des associations militantes tentent toujours d'agir, mais d'où le collectif n'émerge plus, toujours ravalé par un soucis de soi s'exprimant au singulier. Wiseman filme toutes ces individualités, dont les récits perdent leur force de témoignages d'une réalité sociale brutale, par ce qu'ils expriment d'un soucis de mise en scène égocentrique présent chez nombre des protagonistes.

On verra ainsi une femme de 98 ans dire sa solitude. Le spectateur n'est touché qu'un bref instant, jusqu'à ce qu'il entende sous la plainte, tout le mépris que cette femme nourrit pour l'humanité entière, combien elle ne parle avec l'autre que pour l'abaisser. La femme qui discute avec elle finit par lui conseiller de se servir de son argent – la vieille dame est très riche – pour se payer des jeunes femmes qui danseront devant elle. Avec l'argent tout est possible, lui dit cette femme, même s'acheter un homme, si elle veut.

On verra une ancienne figure de l'arrondissement célébré par le maire du quartier, à l'occasion de son anniversaire. Une femme déguisée en flic NYPD armée d'une grosse matraque lui chante « Happy birthday Mr Maire » dans une parodie graveleuse et sinistre de Marilyn, lui tendant son gourdin et lui disant combien il l'excite, la matraque à la main.

On verra une manifestation conduite par une transsexuelle désigner un restaurant à la vindicte populaire. La transsexuelle explique qu'elle y est entrée, que la musique était trop forte, qu'ils ont refusé de la baisser et qu'ils n'ont pas entendu ce qu'elle commandait du fait de la musique, qu'ils lui ont alors servi ce qu'elle n'avait pas demandé... Elle parle de discrimination, la petite foule crie contre le restaurant.

On verra quatre vielles dames qui tricotent dans un café en évoquant leurs projets de planter des fleurs dans les endroits disponibles du quartier. Un cimetière désaffecté occupe la conversation, qui finit par dériver sur le fait que le monde est tout entier bâti sur un cimetière.

On verra un formateur de chauffeurs de taxi s'adresser à une classe composée d'hommes indiens, pakistanais, africains, maghrébins... Le mépris plein d'aisance de showman avec lequel le formateur s'adresse à ces hommes touche à l'obscène lorsque, tout à son arrogance occidentale, il leur explique que pour se souvenir de l'est et de l'ouest, il faut qu'ils pensent à leur main droite qui sert à manger dans leur pays d'origine ne connaissant ni la fourchette, ni le couteau, et à leur main gauche qui sert forcément là-bas, faute de sanitaires convenables, à se laver le cul après avoir chié.

On assistera à une réunion de petits commerçants latinos, tentant vainement de lutter contre un projet immobilier destiné à l'implantation de grands groupes dans le quartier. Le système libéral à l'œuvre est parfaitement décrit, son côté implacable aussi. Les bourgeois-bohêmes s'apprêtent à en profiter.

On verra une dame aider des migrants, leur indiquant que la chose la plus importante à dire, pour avoir une chance de devenir américains, c'est qu'ils veulent voter...

On verra des employées municipales écouter avec patience et lassitude les plaintes des administrés.

On verra une cérémonie du souvenir de la Shoah, dans la grande salle du centre culturel juif du quartier, auquel assiste une toute petite poignée de personnes âgées.

On verra un groupe de femmes évangélistes exécuter une prière dans la rue, comme une dame la leur demande pour son père, qui meurt du cancer. Le texte est débité à grande vitesse, avec efficacité, sans la moindre empathie, avant que le groupe vaque à nouveau à son occupation, qui consiste à nettoyer un trottoir pourtant déjà propre.

On entendra le sermon d'un prêtre catholique, dans une très grande église bondée, emplie d'une foule latino de tous âges, qui dénonce l'égoïsme, la foule opinant silencieusement du chef.

On assistera à un service de prière avec des fidèles, dans une cave convertie en mosquée, au sous-sol d'une habitation.

On verra une école coranique dans une autre maison particulière, les enfants ânonnant les leçons du maitre, puis de la maitresse, voilée des pieds à la tête.

On assistera à l'égorgement de poulets dans un petit abattoir halal assez sordide, scène qui génère du dégout.

On assistera à une réunion de migrants mexicains, un jeune homme demande de l'aide face à l'exploitation dont il est victime, lui qui travaille plus de 60 heures par semaine, étant payé 40, au salaire minimum. La petite assemblée tâche de comprendre qui l'exploite. Ce sont des musulmans, apprend-on, murmures et sourires entendus... Les appels à la tolérance des membres de l'association sont bien faibles. Dans cette diversité très cloisonnée, qui laisse croitre la misère et les inégalités, le bouc émissaire paraît en voie d'être désigné.

Quelques fenêtres lumineuses, malgré tout, un petit groupe de transsexuels qui évoque le danger, la violence, la difficulté de trouver une place, de rencontrer les autres... un jardin public, des enfants qui jouent, des mères, dont une voilée, un grand-père... un groupe d'adultes qui pique-nique dans la verdure, une chanteuse latino, un couple d'hommes qui bavardent tranquilement dans un bar... De toutes petites suspensions, un peu de rêverie... Un peu d'humanité, malgré tout, comme des brins d'herbes qui pousseraient, têtus, dans les interstices du béton d'un monde où s'érigent de plus en plus de murs.

En lisant les articles de la presse française, sur ce film, ou en écoutant cette émission de Rfi, une interview de Frederick Wiseman, on pourra constater que mon point de vue sur le film est assez marginal. L'auteur, lui, se garde bien de dire le sien, même si, face à l'expression d'un certain optimisme béat des journalistes, il ne peut s'empêcher de dire "Oui, mais, à vrai dire, ce n'est pas tout à fait ça... "

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