Il y est question de la relation passionnelle qu'entretiennent un fils, Steve et sa mère, Die. Die est le diminutif de Diane, il signifie également mourir en anglais, le jeu de mot est explicité dans le film. L'appartement de Die dans lequel elle conduit son fils après son exclusion d'un internat psychiatrique, est une petite maison qu'elle a loué à une vieille dame peu avant son décès et qu'elle n'a pas réaménagé. Le mobilier désuet de la vieille dame vient régulièrement rappeler au spectateur que la mère et le fils, bientôt rejoints par Kyla, une mère du voisinage, vivent dans l'appartement d'une morte.
Steve est un garçon de 15 ans, avec des troubles du comportement assez importants qui le conduisent parfois à commettre des actes particulièrement violents. À plusieurs reprises, il est proche de tuer. Une première fois, c'est ce qui lui vaut l'exclusion de son internat, il met le feu à la cantine et brûle au 2ème et 3ème degré un autre adolescent. La deuxième fois, c'est sa mère qu'il étouffe et qui ne s'en sort que de justesse, en parvenant à l'assommer avec un cadre qu'elle décroche du mur où son fils l'a plaquée. La troisième fois, avec une bouteille brisée, il menace de tuer un gars dans un bar, qui s'était moqué de lui de manière assez humiliante pendant qu'il chantait un karaoké, le traitant de pédé et lui envoyant des petites gouttes de bière sur le visage. Chaque fois, le film s'attache à évacuer la question de la responsabilité de Steve, le replaçant dans un statut de victime. Victime de son impulsivité, de l'incompréhension des autres, de la brutalité d'une société de plus en plus intolérante vis-à-vis des adolescents violents. Ce renversement systématique opéré par le film fait peu à peu émerger une image touchante de Steve, jeune homme débordé par sa sensibilité et sa fougue, évacuant la gravité des actes qu'il commet. Il n'est pourtant pas très difficile de voir que, sous ses dehors très séduisants, Steve nie l'autre dans son existence même et paraît incapable d'éprouver la moindre culpabilité quant aux blessures qu'il lui inflige. Même lorsqu'à la fin du film, Steve demande pardon à sa mère pour le mal qu'il lui a fait, il demande aussitôt après à l'infirmier qui lui tient le téléphone s'il a bien fait, s'il a bien joué son rôle, laissant voir une culpabilité factice. Et de fait, Steve joue un rôle, le personnage écrit par Xavier Dolan. Il est le personnage central du film, j'irais jusqu'à dire le double du réalisateur qui, pour une fois, ne joue pas dans son film. Le plan où Steve écarte les bords du cadre de l'image comme s'il pouvait agir sur elle est particulièrement explicite quant à ce statut d'avatar du réalisateur. L'histoire du film, lorsque le cadre se laisse élargir par Steve, semble trouver une issue heureuse. L'adolescent est apaisé, choyé qu'il est par ses deux mamans qui s'occupent exclusivement de lui et qu'il maintient sous son charme.
Nombre de films se sont déjà intéressés aux adolescents souffrants, aux adolescents violents, et à la manière plus ou moins humaine dont leur entourage, les institutions et la société les traite. Orange mécanique est un exemple parmi d'autres, particulièrement intéressant, qu'on pourrait comparer à Mommy. Sur cette question de la responsabilité, les actes violents d'Alex – le personnage central d'Orange mécanique qui viole et tue – sont mis en rapport avec la violence dont fait preuve l'institution pénitentiaire, permettant au film de développer son propos. Mais cette violence de l'adolescent n'est en rien excusée. Orange mécanique pose des questions sur la violence, provoque et dénonce une certaine bien-pensance, s'attache à rendre son humanité à l'adolescent criminel, mais sans imposer de réponse quant au traitement de la violence. Le programme de Xavier Dolan est tout autre. Ce que son film montre de manière évidente, c'est que la violence de Steve a un seul et unique remède, et ce remède consiste à le laisser accéder à ce à quoi il aspire : l'inceste. Le film de Xavier Dolan ne devient lumineux que lorsqu'il fait exister cette possibilité de l'inceste dans une relation exclusive pleine de caresses qui comble à la fois les mères et le fils.
Steve embrasse sa mère sur les lèvres après lui avoir dit qu'elle serait toujours sa priorité. Sa mère met du temps à se défaire de son étreinte, permettant au baiser d'exister entre eux, avant de finalement repousser son fils. Après ce baiser, Steve fait une tentative de suicide assez théâtrale, dans un grand magasin. Et c'est alors que Die prend la décision de faire interner son fils. Xavier Dolan referme donc finalement la possibilité de l'inceste, non sans nous avoir montré que le fils pouvait y trouver enfin son bien-être, que la mère n'y résistait qu'assez faiblement et tout ce que ce possible accomplissement de l'inceste générait de lumière.
Or, l'inceste, c'est la négation de l'autre. Le parent incestueux est cet adulte qui, sous couvert d'amour, se sert de son enfant comme d'un objet sexuel. Ici c'est le fils adolescent qui veut sa mère comme objet de satisfaction sexuelle. Cette négation de l'autre que signifie l'inceste se retrouve dans la manière dont Steve peut faire preuve de violence, prêt à tuer sans la moindre trace de culpabilité celui ou celle – fut-elle sa mère même – qui le contrarie dans son projet incestueux.
Ce film pourrait être passionnant par son sujet, tant les qualités du réalisateur et de ses interprètes sont manifestes, s'il laissait exister des questions sans apporter une réponse que l'on perçoit rapidement comme incontournable.
Mais surtout, ce qui m'a posé un problème en regardant ce film, c'est que cette négation de l'autre n'existe pas seulement dans le regard de Steve. Elle apparaît à un autre moment, que le réalisateur met en scène de façon curieuse, donnant une résonance troublante à son propos.
Comme je l'ai dit, le duo mère/fils devient trio, lorsque Kyla, une voisine, les rejoint. Cette femme est devenue pratiquement incapable de parler et de sortir de chez elle depuis la mort de son petit garçon. Kyla a un autre enfant toujours vivant, une petite fille. On voit à peine cette petite fille, mais ce peu qu'on la voit donne au film l'occasion de la maltraiter singulièrement. Xavier Dolan nous montre cette petite fille assise à une table, occupée à faire ses devoirs. Elle appelle sa mère, Kyla, qui ne l'entend pas, occupée par sa tristesse. C'est son père qui vient finalement auprès de la fillette, et fait sortir Kyla de sa torpeur en l'appelant à son tour, essayant de lui montrer que sa fille l'appelle. On entend alors la question que cette petite fille voulait poser à sa maman. Elle portait sur le genre féminin dans un exercice de grammaire. À ce moment-là, dans le regard de Kyla, sa fille et son mari deviennent flous, et Steve et sa mère, le duo avec qui elle va se lier d'amitié apparait au loin dans la rue. Alors, le discours implicite de Kyla à sa fille est particulièrement violent : Tu n'existe pas à mes yeux. Tu es sans consistance pour moi depuis que ton frère est mort. Seul Steve, ce garçon cherchant à réaliser l'inceste, aura le pouvoir de redonner à Kyla le goût de vivre. La petite fille ne peut rien, elle ne sert à rien, elle n'intéresse même pas sa mère. On verra un peu plus tard cette petite fille partir avec son père, deux personnages gris sortant du champ sous les yeux de Steve, cette disparition permettant au trio de s'adonner alors sans frein à leur plaisir d'être ensemble. Le film se referme ainsi autour d'une négation qui apparaît, avec ce pauvre personnage de petite fille contrainte à disparaître pour que sa mère revive, comme bien autre chose que la simple négation de celui ou de celle qui se mettrait en travers des désirs incestueux de Steve. Dans le film de Xavier Dolan, la femme ne peut exister que comme mère et la petite fille n'a droit à aucune consistance, elle doit disparaître.
C'est de la négation du féminin dont il s'agit.
Le succès de Mommy, tant critique que public, toutes ces louanges qui collent à ce film sans distance me rendent pour le moins perplexe... Comme s'il n'y avait pas moyen de critiquer le propos très discutable d'un film par ailleurs formidablement séduisant et réussi dans sa forme.