En 1913, Gustav Klimt peint le Portrait de Mäda Primavesi, une jeune fille de 9 ans. Le portrait de cette petite fille diffère radicalement des portraits de femmes réalisés par Klimt, comme par exemple celui de cette Femme à l'éventail. J’y perçois notamment un traitement particulier de la nudité, que l’âge de l'enfant vient renforcer.
Les portraits de femmes de Gustav Klimt sont de magnifiques illustrations de cette expression que j’entendis pour la première fois un jour de réunion, dans un service éducatif, prononcé par une psychologue, et qui reste dans ma mémoire associée à l’élégante beauté de la jeune femme qui la prononça : la mascarade de la féminité.
Gustav Klimt peint des femmes. Beaucoup de femmes. Il peint leur nudité et ne sait jamais si bien la saisir que lorsqu'il peint les femmes toutes habillées. C'est cette particularité de la peinture de Klimt qui me renvoie à l'expression de Joan Rivière, la mascarade de la féminité. Lorsque je regarde le portrait de La femme à l'éventail, je vois la peau de cette femme émergeant des tissus richement ornés qui l'entoure et la couvre. Ce corps nu est ainsi en grande partie caché par les tissus – et par l'éventail qui laisse pourtant deviner l'amorce de l’aréole du téton de son sein gauche. C'est par ce caché – dont Klimt usait comme d'une technique, peignant d'abord parfois les corps nus jusque dans les détails anatomiques de leur sexe, avant de les recouvrir de riches ornements[1] – que la nudité de cette femme m'apparaît dans toute sa sensibilité, avec ce rose aux joues qui lui donne ce tempérament particulier, mélange de vulnérabilité et de désir. Ce que Klimt soustrait au regard, dans ces portraits, ce n'est pas le corps nu de la femme à proprement parler, mais davantage quelque chose qui serait en deçà des apparences, et que cache somptueusement cette mascarade féminine. Une pure essence féminine, si tant est que dire cela puisse avoir un sens.
Mais aussi, bien entendu, la nudité qu'espère saisir le regard du peintre est une expression de son désir d'homme. Le geste du peintre est une tentative à tracer de l'hors de soi, comme l'a magnifiquement montré Maurice Merleau-Ponty[2]. Le geste du peintre, donnant consistance sur la toile à la nudité de cette femme, peut être entendu comme une tentative de donner forme à la trace laissée en son cœur par l’éprouvé de cette nudité de femme.
Et la contemplation de cette tentative éveille le souvenir de mon propre désir d'atteindre, de comprendre, de marquer quelque chose de cette nudité d’autant plus bouleversante qu’elle ne fut parfois qu’à peine entraperçue – telle l’aréole de La femme à l'éventail – et demeure irréductiblement aussi mystérieuse qu’insaisissable.
La femme à l'éventail est finalement le lieu d’un enchevêtrement des perceptions, une représentation de la mascarade de la féminité, la trace d’une nudité et l'expression du désir du peintre pour cette femme nue, tout cela se réfléchissant dans le regard de l'homme que je suis, qui regarde le tableau.
Ces imbrications me rappellent un jeu de séduction entre une femme et un homme. La crainte de l’homme d’un dévoilement obscène, hors de propos, de son désir, impressionné par ces magnifiques parures dont joue cette femme, avivant le désir qu'elle a perçu chez lui, qu’elle reçoit et qui l'embellit encore, dont elle nourrit sa beauté. La crainte de cette femme, lorsqu'ils parviennent au seuil de la nudité, lorsque les corps risquent de se rapprocher, l'expression soudaine de la fragilité de cette femme, face à cet homme qu’elle désire, qui s'avance vers elle, exhibant pour elle les artifices de la virilité. J'imagine ce jeu sensuel en regardant ces portraits de femmes peints par Klimt, avec leur rose aux joues, et j'entrevois ce qu’il peut effectivement venir couvrir d’une angoisse dont je ne sais plus à qui elle appartient.
Dans le Portrait de Mäda Primavesi, je trouve que le peintre fait un pas de plus dans cet audacieux geste hors de soi de l'artiste[3].
Face à moi, ce portrait se constitue à partir de deux pôles. D'une part, le regard de Mäda, regard frontal, franc, posé, perçant. Regard qui par l'évidence de sa présence renvoie le spectateur que je suis à une position d'observé. D'autre part, évidemment, le sexe de la petite fille. C'est le point de fuite, l'intersection de toutes les lignes du tableau : non seulement le point d'intersection des bords du tapis et de la ligne de fond, mais également celui des lignes marquées par les jambes et les bras de la jeune fille. Tout conduit à cet endroit de son bassin où se situe son sexe.
Et c’est ici que le regard de la fillette vient contrecarrer l'organisation de l'œuvre, qui entraîne le regard du spectateur vers le bassin de la petite fille. Le spectateur qui laisse son regard descendre vers cet endroit lumineux, comme l’y invite toute la construction du tableau, ne peut le faire qu’en sentant sur lui regard franc de Mäda qui le surplombe, questionnant ses intentions. "Pourquoi regardais-tu mon sexe ?" pourrait dire la petite Mäda lorsque le regard du spectateur remonte vers le sien. La circulation du regard du spectateur dans l'œuvre s'organise ainsi, sous le regard très présent de l'enfant.
Mais, contrairement à ce qu'il réalise dans certains de ses portraits de femmes, Klimt ne laisse pas exister un corps nu sous la robe blanche de la fillette. C'est au contraire l'absence de corps que je perçois sous le tissu en regardant l'œuvre à cet endroit. Absence du corps et du sexe de la petite fille, qui renvoie le spectateur à une sexualité génitale non encore advenue et à l’interdit lié à l’âge de la gamine. Sous la robe, à l'endroit du bassin, Klimt ne donne à percevoir que la lumière. C'est par là que le tableau s'éclaire. C'est par là que le peintre nous regarde, dit-on, je crois, en analyse picturale. C'est à cette hauteur que nous percevons la toile. La lumière vient du lieu du sexe même de Mäda. Son corps à cet endroit a perdu sa matérialité pour devenir source de lumière et point d'origine de la toile. Le tableau, à cet endroit, se compose d’un voile de tissus couvrant l’ouverture vers la source.
Le tissu blanc de la robe de Mäda permet la diffusion de cette lumière de l'origine. L'œuvre ouvre sur un abîme, mais cette ouverture n'est pas confondue avec le sexe de la petite fille, même si elle est effectivement située à cette place. Un peu à la manière de la mandorle et du sexe de la vierge, il y a superposition des lieux. Cette ouverture permet à la lumière de venir du plus loin, du plus profond lointain, du point de fuite, pour atteindre le spectateur. La petite fille n'est à aucun moment objet d'un désir sexuel. Son corps est métaphore d’une quête d’un point d'origine de la sexualité. Cela peut se dire origine insaisissable, sexualité tout en devenir, point mystérieux que le peintre raconte comme source irradiante de lumière… Ce point de fuite situé à l'infini donne à l'œuvre sa perspective et sa profondeur, sans lesquelles elle n’aurait pas plus d’intérêt qu’une banale affiche de poulbot. Indicible – saisir le point d’émergence d’un pur désir - de la trace que sa naissance a laissé en lui, telle pourrait être formulée l’ambition de Klimt, par sa réalisation de ce point de fuite imaginaire. Telle, je l’ai perçue, en tout cas.
C’est cette expérience que je vis face à la toile, face à cette petite fille et à cette source de lumière. Je réalise comme cela que cette réflexion me renvoie à la genèse de mon propre désir. Cette question m’apparaît sous les yeux de Mäda, la petite fille dont le regard m’interroge sur sa légitimité, peut-être sur la possibilité de sa lumière même… Sous le regard très présent de la fillette, le lieu de lumière se révèle aussi le lieu d’une angoisse. Par la superposition des lieux que Klimt réalise dans ce tableau, l'homme que je suis retrouve, dans cette spéculation entre sexe de l’enfant et origine du désir, une proximité avec la hantise de l’inceste. Mais ce n’est pas de moi adulte dont il est question ici, c’est de l’enfant que je fus, et de l’émergence de sa sexualité. Car c’est bien cela que la fillette questionne dans mon regard.
Comment donc suis-je venu au monde désirant ?
[1] Lors d’un voyage à Vienne avec ma femme, ayant pour la première fois l'occasion de voir un tableau de Klimt, je fus surpris de l’épaisseur de la couche de peinture dont était couverte cette toile. La peau des corps nus y était traitée comme si elle était, elle aussi, un vêtement. Cet effet de matière n'est pas perceptible sur des reproductions.
[2] L'Œil et l'Esprit, de Maurice Merleau-Ponty.
[3] "Pour cette toile, le seul portrait d'enfant commandé à Klimt, il fallait un mécène courageux, prêt à cautionner un exemple aussi peu conventionnel du genre. Le tableau affiche l'originalité audacieuse des autres Frauenbilder (portraits de femmes) de Klimt et il faut se tourner vers les portraits du symboliste norvégien Edvard Munch pour retrouver une expression aussi pénétrante de la personnalité d'un enfant." dans Gustav Klimt, vers un renouvellement de la modernité, éd. la Martinière, 2001, p. 129.