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Billet de blog 4 avril 2023

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Ordre et violences

Nous sommes passés d’un débat sur la réforme des retraites, considérée comme « [in]juste » et « [dés]équilibrée », aux questionnements sur les formes de légitimité, l’ordre établi et les violences.

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La crise ouverte à l’hiver 2023, centrée sur la question de la réforme des retraites, met en évidence une position politique et sociale légaliste de la part de la NUPES et des syndicats. Les forces d’opposition ont veillé à respecter minutieusement la loi et la constitution. Que ce soit à l’Assemblée Nationale (prises de parole, débats, amendements, motion de censure…) ou dans la rue avec des manifestations réunissant jusqu’à 3,5 millions de Français, les partis et syndicats ont eu ce souci démocratique de ne pas déroger aux « règles du jeu » de la V° République.

Certains, parmi les plus « extrémistes » que l’on retrouve ici ou là (d’André Chassaigne « blessé » par le débordement de quelques députés LFI, à Laurent Berger dénonçant « un spectacle désolant » à l’Assemblée), ont adopté une attitude ultra-légaliste en faisant prévaloir sur toute autre considération le respect du droit positif.

Cette tactique d’opposition, axée sur l’obéissance inconditionnelle au cadre constitutionnel et aux lois en vigueur, a permis de faire fructifier une légitimité politique pour la NUPES et sociale pour l’intersyndicale. Cette légitimité est forte de l’appui des sondages, qui montrent que plus de 70 % des Français et jusqu’à 93 % des actifs sont contre le projet de réforme des retraites de Macron – Borne.

Mais pour quel résultat ? Le pouvoir macroniste n’a eu de cesse d’ignorer et de discréditer cette légitimité.

Emmanuel Macron préfère de son côté répéter ad nauseam que la vraie légitimité, celle des urnes, est dans son camp. Peu importe s’il a été élu avec le costume de chef des Armées dans le contexte du conflit russo-ukrainien. Peu importe s’il n’a pas voulu débattre avec les autres candidats, jouant la tactique de l’enjambement pour mieux se retrouver face à Marine Le Pen. Peu importe si la majeure partie des forces politiques a appelé à faire barrage au péril fasciste. Le président le répète, il a été élu, ce qui lui donne une onction populaire pendant 5 ans et lui permet de gouverner sans prendre en considération l’avis du peuple.

Pour faire durer sa légitimité politique, il a les règles du jeu pour lui : la constitution de la V° République et son attirail d’articles qui contournent les oppositions (47-1, 47-3…). La légitimité politique d’Emmanuel Macron est ainsi maintenue à flot en grande partie grâce au respect minutieux de la loi et de la constitution. Du moins en faisant croire à l’application stricte de ces règles, car plusieurs constitutionnalistes sont convaincus que le texte de la réforme des retraites sera retoqué – sur la forme – par les « Sages » (les maîtres du jeu ?) du Conseil Constitutionnel.

Emmanuel Macron et ses soutiens disposent d’un autre outil pour maintenir leur légitimité face à un peuple qui souffre et qui a compris que cette réforme allait aggraver ses conditions de vie. Cette carte maîtresse du jeu, c’est le « monopole de la violence physique légitime ». Cette citation, reprise sur tous les plateaux, d’Eric Zemmour à Gérald Darmanin, a été utilisée avec une malhonnêteté intellectuelle incroyable.

Dans une conférence de 1919, le sociologue Max Weber cherche à définir l’Etat contemporain. Il appréhende celui-ci comme « une communauté humaine qui, dans les limites d’un territoire déterminé […] revendique avec succès pour son propre compte le monopole de la violence physique légitime ». Son idée est de montrer le processus de formation de l’Etat contemporain, selon une perspective historique depuis l’époque féodale, lorsque l’Etat a pu être en concurrence avec d’autres groupes violents. Cette définition ne signifie pas que l’Etat soit aujourd’hui le seul détenteur de la force physique, ou que la violence pratiquée par l’Etat soit par essence juste. Weber se borne à analyser la croyance en la légitimité de la violence de l’Etat.

La violence physique légitime de l’Etat est donc avant tout une croyance, instrumentalisée par le pouvoir en place, pour justifier le maintien de l’ordre néolibéral. L’économiste Paul Rocher, dans son ouvrage Gazer, mutiler, soumettre. Pratique de l’arme non létale (2020), nous rappelle que « le rôle de la coercition est […] tout aussi important que celui du consentement dans le maintien de l’ordre social établi ».

Or quand celui-ci est de moins accepté, avec un bloc social d’appui de plus en plus réduit, l’Etat s’affaiblit. Paul Rocher sollicite Antonio Gramsci pour montrer que « l’hegemon doit équilibrer la coercition et le consentement, mais il doit également veiller à équilibrer les intérêts contradictoires présents dans la société ». Or ce n’est désormais plus possible, car les règles politiques et économiques favorisent une minorité. C’est pourquoi les LBD40 ou la BRAV-M sont de sortie, comme derniers remparts de l’ordre établi.

« La violence, de fait, est omniprésente aujourd’hui, mais elle n’a plus les aspects familiers qu’on lui connaissait depuis l’aube de la modernité ». Cette phrase de l’historien des idées François Cusset, tirée de son livre de 2018 Le déchaînement du monde. Logique nouvelle de la violence, rappelle que la violence est multiple et toujours présente dans nos sociétés. On perçoit très vite les violences liées aux nouvelles formes de guerre, au terrorisme. On appréhende moins les violences policières. Encore moins les violences systémiques et du quotidien : féminicides, écocide, new management… La violence est partout dans notre société et elle a toujours existé, sous différentes formes.

La nier, c’est oublier un pan entier de l’analyse de notre système néolibéral. Toute violence n’est pas liée qu’au néolibéralisme, mais celui-ci utilise des mécanismes violents pour se maintenir et se développer. La V° République, ses outils constitutionnels et répressifs, sont des instruments que le capitalisme néolibéral a su s’arroger pour dominer dans notre pays.

Tous les changements de régimes républicains et l’accaparement des moyens pour dominer, se sont faits de manière violente en France. La I° République naît à la suite de la journée révolutionnaire du 10 août 1792, des massacres de septembre et de la guerre face à l’Autriche et la Prusse. La II° triomphe grâce à une révolution (avec des barricades, déjà !) contre le roi Louis-Philippe. La III° voit le jour dans la défaite de Sedan face à la Prusse en 1870. La IV° apparaît en 1946, après la transition du GPRF qui termine la Libération et clôt l’épisode de la collaboration et de l’invasion nazie. Enfin, la V° République s’impose à cause de l’instabilité chronique de la IV° et du coup de force à Alger en 1958.

Rien ne s’est passé pacifiquement. Tout changement s’est fait dans la violence. Et chaque nouvelle règle ou constitution a été rédigée ou récupérée in fine par une élite au profit d’une minorité. De la bourgeoisie capitaliste du XIXème siècle à la start up nation macroniste du XXIème.

Aujourd’hui comme hier, les règles du jeu sont pipées, parce qu’elles sont au service d’une minorité. L’Etat – dominé par les intérêts du capitalisme néolibéral – sait qu’il peut recourir à la violence légitime, car nous admettons, nous croyons, qu’il peut l’utiliser en toute circonstance. La situation dans laquelle nous vivons s’apparente de moins en moins à un fonctionnement démocratique. Il y a un déjà-là autoritaire en France.

Face à cette violence systémique de l’Etat néolibéral, nous pouvons y opposer une résistance. Dans La fin de l’utopie (1968), Herbert Marcuse distingue deux violences : celle « institutionnalisée de l’ordre dominant et la violence de la résistance, nécessairement vouée à rester illégale en face du droit positif. […] Aucun système social, même le plus libéral, ne peut légaliser (constitutionnellement ou autrement), une violence qui vise à le renverser ». Imagine-t-on Louis XVI légaliser la prise du Palais des Tuileries, ou encore Louis-Philippe accepter les journées révolutionnaires de février 1848 ?

Cette réflexion permet d’élargir les tactiques dans notre opposition à la réforme des retraites, et au système capitaliste néolibéral représenté par l’Etat et Emmanuel Macron. Le philosophe Peter Gelderloos, dans Comment la non-violence protège l’Etat (2005), rappelle à travers différents exemples (de l’indépendance de l’Inde à la lutte pour les droits civiques aux Etats-Unis), que la violence a toujours été présentes dans les mouvements d’émancipation du XX° siècle. « Pour changer un système basé sur la coercition et la violence, un mouvement doit constituer une menace, sans quoi il n’y parviendra jamais. […] Impossible de faire entendre raison à l’élite en faisant appel à sa conscience ».

La tactique de la violence ne doit donc pas être écartée de la stratégie globale d’opposition. Lorsque la voie du légalisme politique et syndical est épuisée, celle de la violence doit prendre le relais. On peut aussi penser à une synchronisation des deux tactiques selon le contexte.

Le géographe Andreas Malm, dans Comment saboter un pipeline (2020), montre comment un flanc radical permet à un mouvement d’avancer et de gagner. Nous ne devons donc pas exclure cette voie plus radicale, violente, en définissant bien les limites de celle-ci. Il ne s’agit pas de s’attaquer aux personnes en pratiquant une forme de terrorisme. Mais de saboter les biens : c’est « une forme de résistance logique, justifiable et efficace, et un outrage à la sacralité de la propriété capitaliste ». S’attaquer aux biens symboles du capital, pour exercer une pression psychologique et économique sur les dominants, doit faire partie de nos tactiques pour espérer imposer la volonté de la majorité.

Alors, saboter un bien du capital, ou travailler jusqu’à 64 ans ?

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