Il s’agit de la 6ème journée de mobilisation et c’est sans aucun doute la plus importante d’un point de vue numérique : plus de 300 cortèges dans le pays, des millions de personnes dans les rues. Le nombre de grévistes est stable dans certains secteurs, en légère baisse ou en hausse dans d’autres, mais ce qui est nouveau c’est le mot d’ordre « la France à l’arrêt » qui a permis d’impulser un durcissement du conflit dans l’énergie, les transports, l’industrie…
Cependant, l’appel intersyndical du 7 mars ne paraît pas prendre la mesure du moment social et politique que nous vivons. Après avoir fait miroiter l’idée d’une grève reconductible dans un grand nombre de secteurs, l’appel ne prononce même pas ce mot et fixe comme prochain rendez-vous une manifestation classique pour le samedi 11 mars. Rien de très innovant. Puis une prochaine journée de grève et manifestation, certainement le mercredi 15 mars, jour de l’examen du texte des retraites en commission mixte paritaire.
Quel est l’objectif ? Rencontrer le président Macron pour que le gouvernement retire son projet de réforme. Mettre plusieurs millions de personnes dans la rue, 6 fois de suite depuis le 19 janvier, est indéniablement une force. Mais est-elle suffisante pour faire pencher la balance en la faveur des 93% de travailleurs hostiles à la réforme ? Non. Nous pouvons être 5, 6, 7 millions, le pouvoir macroniste trouvera toujours un moyen pour minorer les chiffres et faire valider sa réforme par sa minorité parlementaire. Et si ça ne marche, il aura le soutien des LR. Et si ça ne marche pas, on utilisera le 47-1. Et s’il y a toujours des opposants, on sortira les LBD40…
La stratégie de l’intersyndicale va droit dans le mur. Elle nous conduit – une fois de plus – à la défaite. Une défaite qui serait lourde de conséquences.
Tout d’abord, Macron et son gouvernement n’en ont que faire de la légitimité sociale des syndicats et des millions de manifestants. La macronie y oppose chaque jour sa légitimité politique issue du contexte particulier des élections présidentielle et législative de 2022. Car rappelons-le, Macron a été élu par une stratégie d’ « enjambement » de la présidentielle, en exagérant son rôle de chef des armées dans le contexte du déclenchement de la guerre en Ukraine, puis en bipolarisant la campagne face à l’extrême droite. Il a été élu, mais mal élu. Ses députés ont été élu, mais sans obtenir de majorité à l’Assemblée. Donc la légitimité politique du président existe, mais elle est très affaiblie et ne jouit pas d’une adhésion massive dans le pays. Les sondages sur la réforme des retraites soulignent cela : plus de 70% des Français y sont opposés et les appuis ne sont relativement importants que parmi les catégories sociales les plus aisées et/ou âgées.
Le dialogue social tel que le pratique Macron depuis 6 ans – et même plus sous Hollande – est un monologue social. La concertation évoquée ad nauseam est un passage en force systématique en utilisant tous les moyens constitutionnels possibles, notamment le 49-3. Vouloir dialoguer parce que 2/3 des Français sont contre et des millions sont dans la rue ne sert à rien. Du moins Macron et ses soutiens n’en ont rien à faire. Aujourd’hui, la macronie dispose de l’article 47-1 de la constitution pour écourter les débats et accélérer le vote ; le Sénat à majorité à droite brandit l’article 38 de son règlement intérieur pour balayer les amendements de la gauche et clôturer le débat.
Le dialogue social n’existe pas quand les règles du jeu sont contre ceux qui défendent un modèle social plus juste et solidaire. Tout est biaisé d’entrée. L’Assemblée Nationale n’a aucun pouvoir si ce n’est de se faire l’écho des revendications du mouvement social. Assumer une fonction tribunicienne oui, avoir un réel pouvoir sur une réforme majeure du quinquennat jamais.
Si les règles du jeu politique et social sont pipées et si les organisations syndicales – CFDT et CGT en tête – adoptent une stratégie classique de « dialogue social », alors nous aurons vite perdu. Et la défaite ne concernerait pas que la question des retraites. Elle serait profonde et catastrophique. Car il s’agit d’une réforme de plus dans l’offensive néolibérale qui est en marche depuis les années 1980. La digue sociale, si elle cède, laisserait place à un raz-de-marée antisocial bien plus important : ouverture à la capitalisation des retraites (déjà suggérée par les sénateurs), destruction des services publics, privatisations, alignement sur tous les critères budgétaires de Bruxelles… Cette vague s’accompagnerait d’un sentiment profond de résignation – qui existe déjà et s’est amplifié depuis la crise du COVID – avec comme seul débouché politique l’extrême droite. Car l’épouvantail avec lequel joue la macronie (et d’autres avant) ne fait que se renforcer et est déjà au pouvoir dans d’autres pays comme l’Italie. Aujourd’hui, cette option ne fait plus peur et paraît possible dans un avenir très proche. La bataille qui se joue actuellement s’inscrit donc dans un contexte social et politique qui pourrait basculer vers le pire.
Notre devoir est donc de résister. Mais pas en suivant aveuglément les directives des centrales syndicales. Résister par la politisation et le débordement.
La base du mouvement social doit davantage faire le lien entre retraites et salaires. Elle doit élargir les revendications pour montrer que tout est lié. Et si ce lien existe, c’est qu’il y a une opposition entre deux modèles : un système néolibéral et un modèle social solidaire et distributif. Il faut sortir du débat technique et financier des retraites : ce qui se joue est l’avenir de notre système social français et des propositions pour l’améliorer, pour le bien de tous. Refusons le débat entre technocrates pour imposer une lutte entre deux visions de la société française.
Pour cela, nous devons rejeter les règles habituelles du « dialogue politique et social », sortir des cadres anciens et impulser notre tempo. Soyons imprévisibles et imaginatifs dans la lutte. La tactique de « bordélisation » de l’Assemblée Nationale par une partie de la gauche doit inspirer la base du mouvement social. Débordons les consignes syndicales, sortons des cortèges, bloquons l’industrie, les transports, investissons la rue, les ronds-points, les places, soyons là où l’on ne nous attend pas… et le mouvement aura une chance d’impulser une dynamique nouvelle, qui porte des revendications sociales plus ambitieuses. L’auto-organisation à la base, les assemblées entre vieux, jeunes, syndiqués et non syndiqués, étudiants, chômeurs, travailleurs du public et du privé, retraités, sont un moyen d’action puissant qui permettra de déterminer les objectifs stratégiques à viser pour mettre une réelle pression sur le pouvoir macroniste. Si nous voulons gagner, ceux qui sont en face doivent nous considérer comme incontrôlables. Ils sentiront que le pouvoir – économique et politique – leur échappe.
En un mot, ils doivent avoir peur.