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Billet de blog 23 mars 2023

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Réforme des retraites : légitimité, souveraineté et crise politique

L’opposition majoritaire au projet de réforme des retraites d’Emmanuel Macron et du gouvernement d’Elisabeth Borne, pose depuis quelques semaines la question de la légitimité. Elle ouvre aussi le débat sur la souveraineté et provoque une crise politique d’un genre nouveau.

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Légitimité

Celle-ci est la capacité d’une personne ou d’un groupe à faire admettre sa domination, son autorité sur les membres d’une communauté ou d’une société. Plusieurs légitimités existent. Déjà Max Weber avait établi une typologie des différents types de dominations : traditionnelle, charismatique et rationnelle légale. Aujourd’hui, les deux formes de légitimité qui entrent en conflit sont d’ordre politique et social.

On peut entendre la première comme une légitimité issue des urnes. Pour Frédéric Lordon (https://blog.mondediplo.net/les-demeures-de-la-legitimite), l’éditocratie et la macronie pensent « le vote à l’isoloir [comme] un horizon indépassable de la « démocratie » [et…] il n’y a qu’une source de légitimité : la procédure électorale ». Ainsi, Emmanuel Macron, son gouvernement, ses députés sont persuadés de détenir la seule vraie légitimité dans le pays. Celle-ci a été renouvelée depuis les élections présidentielles et législatives du printemps 2022. Mais elle était d’emblée très affaiblie. La stratégie d’enjambement de l’élection en refusant les débats, le contexte géopolitique international avec l’endossement du costume de chef des Armées, et enfin l’agitation de la menace RN dans les derniers jours du scrutin, ont écorné la légitimité politique obtenue dans les urnes. L’abstention – respectivement de 28% et 54% au deuxième tour des présidentielles et législatives – et la faible adhésion au programme d’Emmanuel Macron (33% des électeurs du président au second tour, soit 12,5% des inscrits selon cette enquête https://presidentielle2022.bva-group.com/etudes-analyses/presidentielle-2022-bva-ouestfrance-2e-tour-comprendre-le-vote-des-francais/) contribuent elles aussi à l’affaiblissement originel de la légitimité politique acquise en 2022.

La deuxième forme de légitimité qui est mise en avant depuis le 19 janvier est sociale. Pour aller vite, on a tendance à l’assimiler à l’intersyndicale dominée par Philippe Martinez de la CGT et Laurent Berger de la CFDT. Mais elle est plus large et regroupe d’autres leaders syndicaux nationaux et locaux, les manifestants (syndiqués ou non, salariés, chômeurs, retraités, jeunes…) qui possèdent des stratégies jusque-là plutôt « conformes » aux leaders syndicaux nationaux, mais qui ont tendance à déborder ce cadre notamment depuis le 49-3. On pourrait aussi rajouter ces millions de Français – que les médias et les instituts de sondage qualifient d’opinion publique – qui sont à plus de 70% hostiles au projet de réforme des retraites et jusqu’à 93% parmi les actifs. Cette légitimité sociale est en passe d’acquérir une forme d’hégémonie culturelle selon la définition gramscienne – du moins de manière conjoncturelle.

Le 49-3 et la motion de censure qui, à neuf voix près, a failli renverser le gouvernement montrent la limite du « et ça passe » (https://www.youtube.com/watch?v=NvAtUZw66pE). Macron, Borne, la minorité parlementaire macroniste ne tiennent qu’à un fil. Alors il fallait contre-attaquer. C’est pourquoi le président a choisi la tactique de la délégitimation des mouvements sociaux. Le lendemain du sauvetage in extremis de la motion de censure, il déclare à ses troupes : « la foule […] n’a pas de légitimité face au peuple qui s’exprime à travers ses élus ». Utiliser la référence de la foule n’est pas anodin (https://www.mediapart.fr/journal/politique/220323/macron-la-foule-et-la-faute). Cela renvoie notamment à l’analyse de Gustave Le Bon dans Psychologie des foules (1895). Ce livre – très controversé aujourd’hui et qui a inspiré des dictateurs comme Mussolini – établit une typologie des foules. Elles sont considérées comme « peu aptes au raisonnement » et irrationnelles. Elles sont assimilées à la populace et à la violence. Parler de foule est donc un moyen pour Macron de discréditer les opposants, qui sont majoritaires, à sa réforme, soutenue par une minorité. D’un côté une masse d’idiots sans conscience, un vulgaire troupeau violent ; de l’autre, le camp de la raison et du TINA (« there is no alternative »). Et il rajoute le lendemain : « on ne doit accepter ni les factieux, ni les factions ». Par cette formule, Macron amalgame les opposants à sa réforme des retraites à l’extrême-droite trumpiste et bolsonariste qui a envahi les institutions états-unienne et brésilienne. Cette délégitimation n’est pas une erreur de com’. Macron sait que l’opposition actuelle peut permettre une prise de conscience plus large des éléments systémiques responsables du mal-être de millions de Français (retraites, bas salaires / baisse du pouvoir d’achat, enjeux écologiques…). Pour éviter une conscientisation massive, Macron n’a d’autre choix que de caricaturer et diviser. C’est ainsi qu’il espère maintenir son pouvoir.

Souveraineté

Le pouvoir politique est une émanation de la souveraineté. Selon Carlo Galli (Sovranità, 2019), celle-ci peut être comprise comme le mode par lequel le corps politique se représente pour exister, ordonner et agir. Elle est le sujet collectif qui agit de manière unitaire, mais aussi l’instrument de l’action du corps politique. Pour Jean-Jacques Rousseau, l’individu-citoyen possède une fraction inaliénable de la souveraineté du corps politique. Le gouvernement qu’il élit a un mandat impératif et peut être révoqué si le peuple s’estime trahi.

Or, la légitimité politique de Macron, de son gouvernement et de sa minorité parlementaire est, comme nous l’avons vu, considérablement affaiblie. Ces derniers agissent aujourd’hui – et déjà hier – contre la volonté populaire qui s’exprime dans les grèves, les manifestations, les blocages, les sondages… Les opposants montrent d’ailleurs depuis janvier que cette réforme des retraites ne va pas dans l’intérêt de millions de travailleurs et accentuera les inégalités. Si le pouvoir politique, de plus en plus délégitimé, agit contre l’intérêt populaire, les citoyens peuvent donc s’estimer trahis et demander la révocation des élus. Des millions de Français estiment aujourd’hui que le pouvoir représentatif – Macron, le gouvernement, les députés macronistes – n’est plus détenteur de la souveraineté populaire. Le président et ses soutiens pourraient alors subir une dépossession de leur souveraineté par le bas.

Pour contre-attaquer, Emmanuel Macron affirme : « je considère qu’en l’état, les risques financiers, économiques sont trop grands ». Cette phrase est en fait un aveu de faiblesse. Ou plutôt la démonstration que le plus haut degré de la souveraineté de notre pays a été depuis longtemps confisqué par les acteurs financiers du système néolibéral mondialisé. Au fond, le pouvoir est-il réellement à l’Elysée, à Matignon ou au Palais Bourbon ? Emmanuel Macron et son camp ont de fait une souveraineté qui est associée – dans le meilleur des cas – ou capturée par les marchés financiers. L’agence de notation financière Moody’s a d’ailleurs rapidement réagi au 49-3 en estimant que cela « va rendre difficile l’adoption de nouvelles réformes » (https://www.lesechos.fr/economie-france/budget-fiscalite/retraites-les-vrais-enjeux-derriere-le-risque-financier-invoque-par-emmanuel-macron-1917566).

Critiquée par le bas, confisquée par le haut, la souveraineté d’Emmanuel Macron connaît une crise sans précédent.

Crise politique

Le pouvoir macroniste estime certainement – ou essaie de se convaincre – que la crise actuelle est conjoncturelle. Au fond, délégitimer, discréditer, lancer quelques phrases « chocs », faire le dos rond tout en sortant les LBD 40 devrait permettre de passer l’orage pour se réinventer dans quelques semaines. « Et ça passe » pense-t-il.

Peut-être. Ou peut-être pas. Pas cette fois-ci.

Et si la crise politique actuelle – marquée par des contradictions insurmontables et un bloc historique d’appui de plus en plus minoritaire – n’était pas conjoncturelle mais organique, selon la formule d’Antonio Gramsci (Cahiers de prison, publiés à partir de 1948). Pour le communiste italien, « la crise consiste en ce que l’ancien se meurt et le nouveau ne peut pas naître ; pendant cet interrègne, une variété de symptômes morbides apparaisse ». La crise organique a peut-être déjà commencé. Auparavant, l’hégémonie macroniste tenait grâce au consentement – largement permis par l’uniformisation médiatique. Désormais, les BRAV-M et les LBD 40 sont de sortie : la coercition pour convaincre les opposants. Pour Gramsci, le système hégémonique le plus solide et stable est celui dans lequel la force brute se manifeste le moins et reste en retrait, « au cas où ». La multiplication des interventions coercitives n’est donc pas un signe de puissance, mais un symptôme de la faiblesse du système.

Le choc entre les légitimités et la perte de souveraineté du pouvoir représentatif ouvrent ainsi une crise inédite qui pourrait être organique. L’interrègne qui s’ouvre peut engendrer des « symptômes morbides » avec une Marine Le Pen qui attend que le fruit soit mûr. Mais il peut également permettre des changements économiques, sociaux, institutionnels… dans l’intérêt du peuple.

Le rapport de force – partout – entre la « foule factieuse » d’une part, Macron et ses soutiens d’autre part, sera décisif pour faire pencher la balance d’un côté ou de l’autre.

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