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Billet de blog 7 novembre 2025

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Sainte-Soline avant l’effroi

Les images diffusées par Mediapart et Libération de la manifestation de Sainte-Soline exposent l’expérience des affrontements à hauteur de gendarme, trahissant l’absurdité de la défense d’un « trou de terre » et une violence des mots autant que des gestes. Ces scènes de guerre ont écrasé un processus original de médiation, dont l’abandon est lourd de conséquences.

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Je me souviens du samedi 25 mars 2023, de l’effroi, de la tristesse et de l’accablement en allumant un poste de télévision, en fin de journée, découvrant les images tournées le jour-même sur le lieu de la manifestation de Sainte-Soline, contre les mégabassines.

Sur quelques plans tournés en direct, tandis que la lumière déclinait et que les groupes de manifestants s’étaient déjà repliés vers la petite ville de Melle, on découvrait les véhicules de gendarmerie calcinés, et un noyer, l’un des rares arbres de la plaine de Sainte-Soline, lui-aussi en partie brûlé.

Les conditions d’évacuation des blessés étaient déjà au cœur du débat. La violence des affrontements, elle, ne faisait aucun doute. Elle était connue à l’avance, étant donné la teneur des précédents épisodes de mobilisation. Peu de responsables politiques, locaux ou nationaux, avaient alors cherché à prévenir cette violence.

Quatre semaines plus tôt, pendant que les composantes de la dramaturgie étaient en train de se mettre en place, les élus départementaux se trouvaient au Salon de l’agriculture sur un stand arborant le slogan « Les Deux-Sèvres montrent les muscles », mais il s’agissait alors de vanter les qualités de la race bovine Parthenaise. La peur de parler s’était installé depuis longtemps. Seule la députée des Deux-Sèvres, Delphine Batho avait pris une position d’alerte et de prévention, bien isolée au sein des mouvements écologistes.

Plus de deux ans après ces événements, Mediapart et Libération dévoilent des images tournées pendant les affrontements, provenant des caméras des forces de l’ordre, et donnant accès, pour le commun des mortels, comme pour les victimes, à des gestes, des faits, des paroles produits ce jour-là, en situation.

Les propos révélés par les deux médias sont sans ambiguïté. Ils sont ceux de la violence et de cette bêtise ordinaire qui semble n’avoir d’autre but que celui de la recherche de connivence, un abandon que chacun connaît quand nous exprimons sans filtre un jugement ou une émotion dans un cercle relationnel restreint. Sauf que ces propos, ici, sont reliés à des gestes qui mutilent et peuvent tuer.

Les mots accompagnent ces gestes, les précédant (les ordres de tirs tendus), les commentant (« celle-là, elle va leur claquer dans le nez, regarde »), les récapitulant et les évaluant (« ça les a calmés, il a fait du bien ton tir »). Ils caractérisent la perception du camp opposé, celui de militants ou d’activistes écologistes (« pue-la-pisse » et « résidus de capotes »). Ils expriment la perplexité face à la défense d’un trou dans la terre (« c’est un trou de terre, il y aurait eu des morts juste pour un trou de terre »).

Certains gendarmes s’expriment sur le sentiment de vivre enfin ce à quoi ils aspiraient : « j’ai signé pour ça mec, j’ai attendu dix ans de gendarmerie pour vivre ça ». De quoi est tissée l’existence professionnelle d’un membre de ces compagnies de CRS pendant les dix ans qui ont précédé l’opération de Sainte-Soline ?

Je suis architecte du paysage et ces trous de terre ne me réjouissent pas, pas plus que l’idée qu’ils soient bâchés, entourés de fils de fer barbelés et dissimulés au regard de la population. Ils relèvent de décisions qui engagent des financements publics, tout comme ce qui conditionne l’existence de ces escadrons mobiles, leurs salaires, leurs équipements, les 5000 grenades tirées ce jour-là, les hélicoptères qui volaient depuis la veille dans le ciel des Deux-Sèvres.

Quand un gradé s’exprime sur l’impression d’atteindre un sommet dans sa carrière (« Je suis au Nirvana là, on est sur l’Everest de la [gendarmerie] mobile »), personnellement je peux dire que j’y vois l’affaissement de la mienne, tout comme je vois dans l’avènement des affrontements de Sainte-Soline l’effondrement de principes du débat démocratique, de la conduite par projet du difficile mécanisme de régulation de l’eau qui doit pourtant nous échoir, en ces heures graves de chocs climatiques et de fragilisation économique de la population agricole.

Trois ans avant ces affrontements, nous nous tenions sur ces mêmes routes un peu tristes de la campagne poitevine, agriculteurs de Sainte-Soline, futurs usagers de la réserve d’eau, responsables d’associations environnementales, agents de l’État et de la Chambre d’agriculture. Nous regardions ensemble ce champ du lieu-dit des Terres rouges, nous tentions de « voir », alors qu’il n’existait pas encore, le terrassement prévu pour l’ouvrage. Nous lisions ensemble ce paysage qui, même peu animé, n’en comporte pas moins des signes, des traces qui, révélées, peuvent s’avérer être des ferments pour un projet collectif : celui de recomposer des trames écologiques, vivantes, actives, mais aussi perceptibles sous le regard humain.

C’est ce qu’apporte un architecte du paysage en renfort de l’agronome, de l’hydrologue, de l’écologue : une capacité à inscrire un aménagement dans un processus de conception de long terme. Même un trou de terre cerné de buttes peut y parvenir.

Nous pourrions monter dessus, inviter à constater le fonctionnement de l’ouvrage, son lien aux champs environnants, et mettre en scène le maillage agroécologique projeté avec les principaux intéressés du lieu, les agriculteurs. Mais ces derniers voulaient-ils vraiment de cette vision sûrement trop idéalisée d’un projet fédérateur et rassembleur ?

Le matin même, lorsque nous nous étions rencontrés dans la salle communale de Sainte-Soline, je crois en avoir douté, tant s’exprimait de défiance entre les différentes catégories d’acteurs réunis.

Mais après avoir arpenté de concert ces chemins, porté en commun notre regard sur les champs, observé les fragments bocagers et la riche zone humide conservée autour de la plaine, l’amorce de ce projet collectif ne me semblait plus une perspective si éloignée.

Il faudrait dix ans de travail ensuite, mais quel projet d’ampleur, dans le grand paysage peut être opéré sans phasage, sans médiation, sans un patient travail d’essais-erreurs ?

Lors du déjeuner pris en commun au restaurant du marché aux bestiaux de Lezay, les questions des agriculteurs se déplaçaient de la lecture du paysage aux trajectoires familiales, démographiques et économiques, qui ont fait d’eux ce qu’ils sont aujourd’hui. Les transformations du modèle agricole s’exprimaient alors dans une version incarnée, nous parlions avec des personnes toujours prêtes à se projeter vers l’avenir, fidèles à leur énergie de « modernes ». Le chercheur que je suis aussi oserait presque dire que nous étions sur le chemin d’une réflexivité préalable à un possible tournant. Partant de là, de ces échanges, nous pouvions bâtir quelque chose, un espoir s’allumait.

Moi aussi, je crois, j’ai pu me dire ce jour-là que j’avais attendu dix ans pour vivre ça. Vingt ans même. Je me suis revu, jeune paysagiste, un jour de 2001, contredit dans une salle de réunion souterraine d’une Préfecture du Massif central par le représentant d’un organisme agricole m’intimant l’ordre de ne pas parler de son domaine alors que je formulais des propositions bénignes pour une zone d’activité rurale.

À Sainte-Soline, ce qui nous liait dans un cadre commun d’échange et de proposition, c’était le Protocole d’accord signé à la fin de l’année 2018 à la suite d’une première année de mobilisation – réussie – par le collectif Bassines non merci et des associations plus instituées. Que l’État ait exclu le collectif antibassines dans les derniers jours des négociations puis provoqué l’implosion progressive des associations finalement signataires du Protocole n’empêche pas ce processus original et extrêmement expérimental d’avoir produit cet effet : un cadre commun de travail, avec des objectifs environnementaux, rassemblant les près de trois-cent fermes pratiquant l’irrigation alors et concernées, de près ou de loin, par la construction de ces ouvrages dits de « substitution ».

On les blâme comme des instruments d’appropriation et de confiscation de l’eau : mais qui prend le temps de comprendre la gouvernance de l’eau, inédite, à l’échelle du Marais poitevin, née de précédentes mobilisations environnementales ? Ils sont moches et coûteux, mais en a-t-on fait réellement des objets de conception au lieu de les abandonner aux seules structures d’ingénierie hydrauliques ?

Qui a voulu donner une chance à l’application sérieuse, complète, du Protocole signé en 2018 ? Peu de monde à vrai dire.

Le climat de peur instauré par la radicalisation du mouvement antibassine n’a pas favorisé les vocations. Et le monde professionnel agricole, lui-même trop habitué à la fameuse « cogestion » a tardé à prendre la mesure des nouvelles attentes sociétales.

L’architecte du paysage et chercheur intervenait dans ce protocole au titre d’un comité scientifique et technique, trop confiné au départ dans les salles de Préfecture avant de l’être pour de bon pendant la pandémie. Mais ces ateliers du dehors, ces sorties hors de l’arène technico-administrative, amenèrent un cadre d’échange de terrain, avec des groupes d’agriculteurs organisés à l’échelle d’unités paysagères, agraires et écologiques cohérentes, et nous pouvions nous mettre au travail.

Comment et pourquoi ce processus s’est-il enrayé ? L’État lui-même a-t-il suffisamment cru à ce Protocole pour résoudre ses difficultés inhérentes ? Car il s’agit alors de chercher à fédérer efficacement l’ingénierie territoriale, trop prompte encore à se disperser et privée de repères dans ce cadre qui nécessitait d’en inventer de nouveaux.

L’enjeu est également d’élaborer des outils de médiation appropriés, de prendre le temps nécessaire pour la rencontre de visions du monde qui ne seront peut-être jamais superposables, mais que les savoirs aujourd’hui disponibles en agroécologie sont assez puissants pour nous dire que ça vaut le coup, ça vaut le coût… pas celui des grenades, des cranes enfoncés, des traumatismes physiques et psychiques qui ont été ceux des affrontements de Sainte-Soline.

Avec, quelques mois plus tard, une forte poussée de « remparement » des bassines, qui en a grevé le budget, accentuant la rancœur et le dépit des agriculteurs.

Ce qui a suivi, c’est une compétition mortifère entre la FNSEA et la Coordination rurale dont les dernières lois agricoles votées sont l’aboutissement (Loi sur la souveraineté alimentaire puis Loi Duplomb). La première a conduit à la suppression du terme d’agroécologie du Code rural, sous le regard de milliers de chercheurs et de praticiens qui en ont pourtant fait l’axe structurant leur carrière (ils devront attendre quelques années de plus pour atteindre leur Nirvana).

Pendant ce temps, la Confédération paysanne n’a fait que stagner dans les élections professionnelles. Comme l’ensemble des agriculteurs, ses propres adhérents auront besoin à l’avenir d’une gestion de l’eau collective, apaisée et inventive.

Cette expérience peu racontée du Protocole deux-sévrien et les perspectives qu’elle ouvrait sont dans le trou de terre, comme nombre de principes qui relèvent du maintien de l’État de droit, et il va être grand temps d’un sursaut collectif pour ne pas complètement s’y ensevelir.

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