Ça m’est arrivée tout à l’heure au sortir de l’hôpital Saint Joseph dans le quatorzième, à Paname.
Après quelques pas, j’ai acheté un sandwich. Un beurre, jambon, fromage, tomates tranchées et feuilles de salade en vrac, deux tâches en bonus sur le plastron et le pourtour des lèvres huilé comme le corps d’une bodybuildeuse. Puis j’ai marché en mangeant mon paquet de cholestérol vers la station de bus pour rentrer chez moi. Un médecin venait de me dire qu’il était nécessaire de me coller sous antibiotiques à cause d’un truc curieux qui s’infectait dans la jambe et qui m’empêchait de galoper comme un petit lapin de Clichy-la-Garenne.
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Entre la boulangerie et la station de bus, il n’y a avait pas beaucoup de distance mais je marchais forcément lentement alors ça m’a pris un certain temps. Je marchais comme une vieille femme de quatre-vingt-dix ans, ancienne miss muscle, avachie et claudicante. J’ai fini par arriver à l’abribus et m’affaler sur la banquette en tôle perforée pas trop désagréable pour les fesses. J’ai pensé que j’avais été ridicule d’acheter des actions JC Decaux qui traînaient lamentablement depuis des mois à dix euros en dessous de mon prix d’achat. J’ai pensé que cette dégringolade était injuste et qu’elle datait d’avant le début de la crise financière. J’ai pensé que je m’étais fait couillonner par mes propres intuitions boursières. J’ai pensé aussi qu’Audrey Tautou avait vraiment changé de visage, qu’elle ressemblait à l’idée qu’il était possible de se faire de Coco Chanel pour un homme de cinquante ans comme moi. J’ai pensé que je n’irai pas voir le film malgré le fait que son affiche était assez jolie et que l’actrice principale était très séduisante.
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Puis le bus est arrivé. J’avais de plus en plus mal à la jambe pour laquelle la faculté avait décidé de ma traiter.
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Je me suis maladroitement faufilé jusqu’à la plaque tournante du véhicule accordéon, à l’endroit du soufflet où il n’y a jamais grand monde sans doute de peur d’être lâcher par l’une ou l’autre des parties - motrice ou remorque - comme dans un western des wagons sont décrochés en plein mouvement pour couper court à la poursuite entre les gentils et les méchants. J’étais debout. Un noir était assis tranquillement sur une des banquettes verdâtres à deux places. Il avait l’air tout à fait aimable. J’avais envie d’être assis. J’aurais voulu qu’il me propose sa place comme on le fait pour une dame. Je me suis dit qu’il ne le ferait pas. Et puis je me suis dit encore, qu’au fond, il avait raison que ce n’était pas inscrit sur mon visage que j’avais une patte folle et un fort besoin de poser mon cul. Mais j’ai pensé que c’était à lui de la faire et à personne d’autre parce qu’il était noir. Il y a eu une sorte pincement à l’intérieur de moi, un petit dégout acide, écœurant, un regard méprisant du moi de mes entrailles sur moi-même, puis une envie subite de descendre du bus, de prendre l’air. Je suis allé vers le type. Je lui ai tapoté le bras et je lui ai dit : excusez-moi.
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Il a du me prendre pour un dingue. Comme nous étions arrivés à une station, je me suis précipité avec ma patte folle, un peu comme Antony Quinn dans "Notre Dame de Paris", hors du bus. J’ai marché nerveusement longtemps.
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Je me suis dit que le temps de la ségrégation raciale n’était pas si loin et qu’à tout le moins il n’était pas si loin en moi. Pour une fois, ce n’était pas en spectateur mais en acteur que la scène avait explosée dans mes yeux. Pour une fois, ce n’était pas quelqu’un d’autre mais c’était moi. Je me suis mis à courir.
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Dans "Les Enfants du Paradis", Frédérick Lemaître allias Pierre Brasseur évoque un certain dégoût pour soi-même, dégoût fait de multiples petites trahisons, de multiples petites mesquineries. Mais Frédérick découvre aussi la jalousie et là enfin il peut jouer Otello. Là, enfin, parce qu’il a découvert en lui cette haine mesquine, il peut se dépasser. Il peut se défaire de lui-même et jouer comme un dieu.
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Je me suis arrêté de courir. Je n’avais plus de souffle. Je me suis assis sur un banc et rien ne s’est passé, aucun dépassement, aucun génie, aucune inspiration miraculeuse. J’étais assis. J’étais moi, fatigué et suffoquant.