En 1991, touriste au Rwanda et au Zaïre, je rencontrai avec ma compagne, une sorte de sous-préfet de l'aujourd’hui Congo démocratique. De bus en taxicos, nous étions sur les traces des gorilles
qui, ayant fuient la guerre au pays des milles collines, nous entraînaient vers la région de Rutshuru au Nord/Est de Goma.
Avec le fonctionnaire, nous parlâmes du conflit entre Hutus et Tutsis, du FPR et de la situation politique. Il me permit de discuter avec un prisonnier tutsi, étudiant informaticien, capturé à son corps non défendant. A cette époque, le sous-préfet dont je me demande s’il est encore en vie aujourd’hui, permettaient ainsi aux combattants capturés du Front patriotique de se refaire une santé puis de repartir, après quelques semaines de détention, vers de nouveaux combats.
Sur les Tutsi, le sous-Préfet nous donna son sentiment : ils étaient les "juifs" du Rwanda et de la région. La suite montra hélas qu’il avait entièrement raison.
A l’hôtel des milles collines de Kigali, de jeunes cadres de la banque nationale qui buvaient une bière avec moi, m’expliquaient sérieusement que le régime de Habyarimana Juvénal était fondé sur une sorte de « maoïsme libéral » !! Mais pour libérale et maoïste qu’était leur lecture du régime en place dont ils étaient les employés, c’était bien l’armée française qui tenait les zones stratégiques de la capitale et soutenait le gouvernement aveuglément. Lors d’un repas de famille, un colonel français, un para, qui avait été longtemps en poste là-bas et rentrait tout juste en France, m’avait même dit avant mon départ, « va y, il n’y a aucun risque et puis c’est beau , beau comme notre Pays Basque. »
A Ruhengeri, au nord de la capitale rwandaise la nuit, alors que nous dormions dans un hôtel piteux, ça tirait, au loin, à l’artillerie lourde.
A Gisenyi, à la frontière avec le zaïre, nous fûmes sévèrement contrôlés par des militaires Hutus qui, si nous avions été belges, nous auraient sans doute fait passer un sale quart d’heure. La mitraillette de l’un d’entre eux me frotta nerveusement les cotes. Moiteur des mains, regards de ma compagne. Il y eut tellement de distance entre nous à ce moment-là. Les militaires lui avaient ordonné de demeurer à l'intérieur bus qui devait nous conduire à Goma.
Au nord-ouest du Zaïre, il y avait un parc avec un hôtel somptueux constitué de petites maisons rondes et blanches, de larges chambres rondes aux voilages flottants avec une légère brise en direction d’un lit aux dimensions amoureuses. Nous dînâmes avec un aristocrate Belge accompagné de sa maîtresse également Belge. Diplomate et ancien colon, il nous proposa de faire un bout de voyage ensemble dans un luxueux camping car où le champagne était toujours frais. Nous longeâmes le côté ouest du Kivu jusqu’à Butare, à la frontière sud Zairo-Rwandaise. Il se désolait de l’état des routes, racontaient que Mobutu avait fait vendre le matériel de travaux publics. Arrivant dans un village, il s’indignait de voir que des femmes portassent de lourdes charges sur leur dos. La charge était ceinte d’une lanière de cuir qui la reliait à leur front et elles devaient pour la plus part d’entre elles, transporter un tout petit enfant sur leur ventre tandis que des hommes en chemise blanche, un livre à la main devisaient à l’entrée du hameau. Il commentait les paysages sublimes puis déclarait : « on n’aurait pas dû partir ». Il parlait de lui, de nous, des européens et de son incompréhension du monde.
Dans un séminaire catholique du sud du Kivu, un prêtre noir m’interpellait au cours d’un dîner frugal sur le statut de la Corse travaillé par Pierre Joxe. Autour du séminaire de briques rouges, véritable château fort du coin, il y avait la misère et la faim.
Nous rentrâmes au Rwanda. Retour tranquille vers Kigali. Campement de fortune, nuit à la belle étoile puis avion pour Paris.
Trois ans après, la-dite majorité Hutu massacraient à la machette la-dite minorité Tutsi.
Tandis que le massacre s’organisait à Kigali, à Paris, certains glosaient sur le caractère artificiel de l'affrontement des deux « ethnies » et sur la responsabilité des colonisateurs belges et français dans cette lutte « fratricide». Sous la colonisation belge, les Tutsis dominaient. Ils occupaient les postes de pouvoir au côté des colonisateurs. L’indépendance inversa les rôles. Les Français prirent la place des Belges, les Hutus celle des Tutsis.
1993,1994, j’ai un peu parlé des propos de mon sous-préfet zaïrois autour de moi, mais ça n’a évidemment pas suffi. D’ailleurs, avais-je seulement conscience de l’importance de leur contenu ? Mon acuité intellectuelle était embrumée, noyée. Il fallait parler cartes postales, souvenir des gorilles, beauté des paysages, gentillesse des gens, peur des contrôles douaniers. Il fallait dire le rire d’un groupe hommes à la vue de la taille et de la couleur de mon sexe au cours d’une douche africaine sans rideaux. Il fallait évoquer l’érotisme qui émanait de ce vieil hôtel pour colons du parc de la Nirunga, région des volcans, des éléphants, des lions. Il fallait parler de notre aristocrate belge et de son amante un peu défraîchie.
Voyage, souvenir, inattention, parole en l’air, violon en guise d’urinoir, cécité, surdité. Tourisme, masse, massacre de masse…
Culpabilité, excuses, pardon?