Je n’ai jamais eu vraiment le goût des voyages.
Il y a longtemps ce fut le Portugal révolutionnaire, le Pays Basque indépendantiste, l’Israël des falashas, plus tard le Rwanda immédiatement pré génocidaire, puis le Guatemala entre deux coups d’Etat, le Mexique anthropologique et politique. Il y a moins longtemps la Turquie, la Tunisie, la Grèce, le désert marocain, les capitales européennes après le mur.
J’aurais voulu aimer les voyages mais les voyages ne me le rendent pas. Toujours une inquiétude ou une maladie qui traîne et que je ramasse comme un oiseau blessé. Une souffrance en mal d’humanité que je recueille et qui me bouffe ma cure d’exotisme, mon désir de pays étrangers, de langues incompréhensibles, d’anglais international et de tourisme en short, chapeau pétanque et appareil photo japonais. Il y a toujours un inconvénient qui se met en travers de ma route pour décourager la vie en bandoulière, sac à dos et chaussettes mal lavées.
À cinquante et un an neuf heures et quinze minutes, je pointe mon nez Gare du Nord et je pose les valises. La journée s’arrête-là, faute de RER. Un gars s’est jeté sous le train à Drancy, incident voyageur comme dit le speaker qui nous hurle dans les oreilles, voie 42.
A LA SUITE D’UN INCIDENT VOYAGEUR, le trafic est perturbé !
Le gars est en miettes entre les rails. On n’arrête pas de se perturber. On n’arrête pas de se balancer. Entre les morceaux de bidoche, il y a aussi les incidents techniques, ceux qui nous valent les excuses de la SNCF ou de la RATP. On ne sait jamais auquel des deux on a à faire, Gare du Nord. Les Dupont et Dupond du transport voyageurs sont incalculables.
La chose qui marque les esprits dans cette tourmente, c’est le bruit de fond à fond. Tout le monde fait du bruit, les voyageurs, les haut-parleurs, les joueurs de musique, les quêteurs et les enquêteurs, les flics, les voyous, les faciès, les gentils, les méchants, les acnés, les sonotones. Le bruit nous mélange, nous brasse, nous bringuebale. C’est la mélasse humaine qui commence par le bordel des sons très vite suivi par celui de odeurs et des images qui les accompagnent. Mon odeur que je ne sens pas, celle de mon voisin de banquette avant de descendre sur le quai, celle d’une blonde parfumée, d’une brune, d’une Asie, d’une Australie ou d’une Angleterre.
L’homme multimodale est là - la femme aussi - carlingue et turbine, TGV, shuttle, train, bus, tacos ou voitures particulières, scooter, casque intégral, solexine, basket, Church, Weston, Zarah, Nikies, noms d’oiseaux, cloison nasale, pétard, shoot, cigarillos, flics, fusil mitrailleur, grand soldat qui essuie son front vigipirate, pieds nus, ampoule, cors au gros orteil, semelles et chewing-gum, mentos, papier mouchoir et téléphones mobiles spittés aux oreilles baguées.
Il y a les grappes humaines discutantes. Les grappes silencieuses et méfiantes, les isolées, les malveillantes qui n'osent pas broncher. Il y surtout les milliers de petites gouttelettes d'âmes humaines qui serpentent. Y a de la bousculade, de la ruade, de la blague, des flacons de tristesse, des départs-et-arrivées en solitude pressée ou en bande allumée.
J’aurais voulu dire à mon Père de venir une journée avec moi ici.
Avec moi, venir asseoir ses quatre vingt sept balais au cœur du monde qui nous est tombé dessus alors qu’on essayait de le fuir dans nos immeubles plus ou moins chics du centre ville. Les mondes qui sont venus vers nous qui avions peur d’aller à leur rencontre et qui pensions qu’on allait continuer à gentiment s’engueuler entre droite et gauche, marxistes et capitalistes, jeunes et vieux, anciens et modernes, entre mêmes et indivisibles sur une planète invisible.
C’est louper le monde est là, Gare du Nord, avec toutes ses comètes et ses lords et ses fous et ses sdf et ses trucs et ses machins et ses choses vendues à la sauvette et ses kiosques à journaux, à cigarettes, à fringues, à saucissons, à chemises...
La journée dure longtemps. L’avenir aussi, dit-on. Vers dix huit heures, il y a le continent noir qui remonte en masse du sud vers le nord. Il traverse, puissant, à pas de géant le hall depuis la ligne 4 porte d’Orléans - porte de Clignancourt en direction des banlieues blafardes et des couchages d’infortune, des petites magouilles et des câlins superfétatoires. Un groupe de Roms tire sa sono pour aller faire sa manche ailleurs. Un couple d'amoureux s'engueule. Une vielle dame voilée marche sur une montre argentée.
La journée, la nuit, salle des pas perdus, le passage de tous ces mondes.
Mon père ne viendra pas s'asseoir ici.
Putain de gare !