Nuit d'acajou
Il était une fois une table de nuit en acajou et ses tiroirs bien ordonnés dans un espace intime. C’est la chambre à coucher avec le lit, les oreillers, une lumière un peu plus que tamisée. Une main avance, large et poilue. Elle avance dans la pénombre, lentement, sournoisement en direction de l’objet acajou. Elle ouvre le tiroir du haut, s’y glisse le plus précautionneusement possible malgré ses gros doigts. Il faut du silence. Le silence pour les choses de la nuit ; le silence des corps sous les draps. Le silence des respirations qu’on retient. Le silence dans l‘attente de ce qui est déjà là. Le désir qui envahit le désir. Reconnaissance surprenante des corps, confiante intimité. C’est le silence d’un soir. Un silence qui fait qu’une couverture épaisse pèse, protège puis glisse aux pieds du lit pour laisser libre cours aux imaginations. C’est un soir de septembre. C’est ce soir-là.
La main à l’intérieur du tiroir avance. Elle sait où elle doit se rendre. Depuis des années, c’est le même chemin comme un parcours du combattant. Un cheminement qu’elle connait par cœur avec ses repères, ses obstacles, ses clairières, ses obscurités, sa broussaille, ses rochers. Les endroits où elle risque quelque chose. Ceux où elle ne risque rien. La main fouille. Elle a sur sa peau l’empreinte du temps qui passe, ses tâches brunes, sorte de feuilles d’automne et, déjà, les traces de l’hiver qui avance à grands pas. C’est une main des quatre saisons. Une main au bout de laquelle, de l’autre côté des doigts, il y a les avant-bras, les bras et les larges épaules d’un homme qui a de l’expérience et qui sait qu’il est recommandé de ne pas se presser. Un homme - peut-être un père - qui cherche quelque chose qui pourrait être un mystère qu’il hésiterait à dévoiler. Du côté de la femme, la couverture ayant glissé au sol, ne reste plus sur son corps qu’un drap de lin blanc cassé. Elle n’a pas froid. Le lin épouse les formes de son corps. Il les dessine, les réinvente.
Dans le tiroir les choses se précisent. Cette fois la main, dans la nuit noire, rencontre la montre à gousset qui n’a plus été remontée depuis des lustres. Les aiguilles et la trotteuse sont figées pour l’éternité. Une chaînette est accrochée à l’anneau qui entoure le remontoir. La main écarte la montre. Il y a longtemps qu’elle n’avait pas été déplacée. Quelque chose a changé. Est apparu dans la nuit, d’un seul coup, un surprenant empressement. La main est moins tranquille. Les souffles de la femme et de l’homme sont plus courts, plus impatients. Sur le dessus en marbre de la table de nuit, la lampe vacille sur son piètement. Un chérubin grotesque qui tient un abat-jour beige à bout de bras avec une cape de métal doré qui passe sur ses épaules, retombent sur son entre-jambe et cache pudiquement son sexe d’ange. La lampe, malgré les secousses, ne tombe pas de son piédestal.
Un peu plus vers le fond, sur la gauche, les doigts heurtent une boîte en carton bouilli qui contient des photographies des années trente ainsi que le revolver d’ordonnance hérité d’un grand-père. A sa droite un objet métallique sec et glacial, huileux à certains endroits, malodorant : le chargeur avec ses balles revenues tout droit de la boue du chemin des dames. Puis un autre revolver, plus petit celui-là, plus féminin. Une arme dont on se dit qu’elle pourrait bien être encore en état de servir. Il y a aussi un mouchoir, une chevalière, un coupe ongles, une enveloppe décachetée avec une belle écriture à la plume des siècles derniers.
La main dont l’attention s’est trouvée détournée quelques instants par les revolvers revient en arrière et pénètre l’ultime recoin du tiroir.
Ils sont là. Les doigts qui, tout à l’heure, avaient perdu leur route, retrouvent le chemin. Les préservatifs sont une dizaine, la plupart en bon état, prêts à l’usage. Mais une capote mal façonnée s’est glissée dans le lot. Un préservatif fragile. Une menace d’explosion. Celle qu’il ne faut pas prendre. Celle qui n’attend rien et surtout pas d’être utilisée à cette heure de la nuit. Celle qui a été oubliée depuis des années à force de la chercher dans le noir. Une malchance du soir ! Elle peut espérer ne pas être choisie et continuer son éternelle dégradation. Hélas ! c’est elle que la grosse main poilue et stressé saisit. Cette capote qui, si elle avait pu, aurait hurler « non, pas moi, surtout pas moi » jusqu’à briser ses cordes vocales. Impuissante, paralysée, elle est prise dans l’étau des doigts de la main virile. Entre l’index et le pouce, elle est tirée de l’oubli dans lequel on l’avait tenue toutes ces années. Le sachet qui la contenait est violemment déchiré avec les dents. L’homme maintenant déroule le long de son sexe le condom avec le petit ballon du bout en guise de réservoir pour que ça ne déborde pas.
Les corps sont maintenant en fusion. Cette fois, le drap de lin est aussi au sol. Elle et ils sont nus, entremêlés. Les caresses se multiplient. Les reins se cambrent. Le silence est rompu par des cris. La femme et l’homme explose. Le réservoir cède sous la pression. Le liquide se répand en elle en toute liberté.
Accidentellement, une vie nouvelle va peut-être commencer. Enfant non désiré, enfant du hasard et du dysfonctionnement de l’industrie pharmaceutique. Enfant surnuméraire qu’on va finir, peut-être, par aimer.