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Billet de blog 21 mars 2010

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Mains malheureuses

Bus bondé du samedi qui roule dans le boulevard Saint-Michel. Elle est calée contre la vitre à l’endroit des poussettes et des fauteuils roulants. Entre son mari et elle il y a leur enfant, justement, dans une de ces poussettes « cane » qui portent la progéniture au-devant du monde propulsée par un de ses parents.« Ce n’est pas parce que la femme a donné naissance à un enfant qu’elle doit, à partir de ce moment, être rivée au rôle de mère. Le changement d’orientation des enfants dans les poussettes s’inscrit dans cette logique. (…) Il y a deux personnes – la femme et l’enfant -, qui l’une et l’autre vont au-devant du monde. » (Olivier Rey, Une folle solitude, le Seuil)

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Bus bondé du samedi qui roule dans le boulevard Saint-Michel. Elle est calée contre la vitre à l’endroit des poussettes et des fauteuils roulants. Entre son mari et elle il y a leur enfant, justement, dans une de ces poussettes « cane » qui portent la progéniture au-devant du monde propulsée par un de ses parents.

« Ce n’est pas parce que la femme a donné naissance à un enfant qu’elle doit, à partir de ce moment, être rivée au rôle de mère. Le changement d’orientation des enfants dans les poussettes s’inscrit dans cette logique. (…) Il y a deux personnes – la femme et l’enfant -, qui l’une et l’autre vont au-devant du monde. » (Olivier Rey, Une folle solitude, le Seuil)

Elle a les yeux et l’âge de Diane Keaton du temps de Annie Hall. Elle a l’air triste malgré son sourire à l’enfant et ses paroles au père. En direction du petit, elle adresse des baisers en refermant sa bouche façon cul-de-poule et en poussant ses lèvres comme si elle allait bientôt pondre. Au compagnon, elle envoie des mots au sujet du parcours et des horaires à respecter.

Elle gronde intérieurement dans le brouhaha d’une sensualité rentrée, emprisonnée. Ça se sent. Ça se voit presque à travers sa peau grise de déceptions. Ses sourcils et ses yeux qui mettent un peu son visage entre guillemets ont cessé d’être des traits de séduction pour n’être plus que des traces de fatigue. Ces cheveux fins, blond vénitien, sont avachis. Aujourd’hui, c’est jour férié. Dans deux jours ce sera lundi : enfant, école, travail, ménage, famille, puis baise sans surprise et sans grand plaisir avant de dormir ou pas de baise du tout. Là ce serait la surprise ! Cette femme à l’enfant avec un blouson de cuir noir dans un bus très parisien a une silhouette de reine détrônée par la galère. Son port de tête semble alourdi. La couronne a roulé à terre.

Elle a de longs bras qui s’étalent le long de la main courante. Bras fins, vagues, ondulants. À chaque extrémité de ces lianes, il y a une masse de chair d’où émergent des doigts. Ce sont ses mains. Mains d’homme, mains de condition paysanne, mains sidérurgiques, mains de maçon, de boulanger, d’artisan. Mains de pêcheur de Thon. Mains battoirs qui s’agrippent au métal froid des poignées en acier. Gros doigts ronds qui respirent mal. Doigts gonflés d’efforts toujours légèrement repliés vers l’intérieur. Doigts de cette femme à la féminité boulonnée. Mains paradoxes qui n'ont de parenté avec son visage entre guillemets que par la tristesse qui lui est tombée dessus comme la bûche sur la tête de Cyrano. Elle regarde son petit. Elle regarde son homme. Elle veut descendre mais le bus se remplit de plus en plus. Les corps se serrent. En cette fin d’hiver la chaleur y est presque étouffante.

Auguste Comte, Châtelet, les Halles, Gare de l’Est… Descente de la poussette du fils et du mari. Fin du voyage. Les ongles de doigts de charpentiers se plantent dans la paume des mains encore tendres malgré leur grosseur.

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