Voilà, il faut planter le décor. Tu es dans le métro entre Montparnasse et place d’Italie où doit avoir lieu une manifestation monstre contre la réforme des retraites. Une femme monte à Raspail et s’assoit sur un strapontin. Des jeunes montent à la station Denfert Rochereau avec des banderoles anti Sarko, des badges CGT« défendons nos retraites » et des « casse-toi pauv’con ».
La femme n’est pas loin de toi. Tu sens son parfum. Tu vois aussi qu’elle n’est vraiment plus toute jeune. De nouveaux manifestants montent dans le wagon. Tu es station Saint Jacques. Tout le monde est tassé. Ton visage est à quelques centimètres du visage de la femme montée à Raspail. Debout, elle est un peu voutée, les lèvres effacées. Avec ton chewing-gum menthe forte sans sucre qui donne la diarrhée tu peux respirer fort sans craindre d’indisposer ta voisine.T’as bonne haleine. Pour un peu tu pourrais lui rouler un palot. Tu te rappelles qu’étant tout jeune, pour le premier baiser, les filles s’étaient moquées de toi car tu n’avais pas mis la langue. Ta petite amie de quelques secondes avait trahi ton inexpérience. Tu lui avais pardonné car son père était tombé dans le chômage. En 1971, tomber là-dedans, c’était très grave. Le père de ta copine prenant son courage à deux mains l’avait dit à toute sa famille. D’autres à qui ça arrivait se taisaient. Chômeur, ça voulait dire coupable. Ta petite amie avait pleuré. Toi, tu n’étais pas certain d’avoir compris pourquoi. Les filles, ça pleure pour un oui comme pour un non.
Le métro est arrêté juste avant la station place d’Italie. L’attente s’éternise. Avec la lumière crue qui baigne les voyageurs, tu vois les grains de la peau et toutes les petites imperfections dermiques de ta compagne de galère. Il fait chaud. Elle transpire. Vous êtes de plus en plus serrés comme si les corps de tous les voyageurs gonflaient. Tu te dis qu’elle va bientôt sentir mauvais. Le parfum de son eau de toilette s’estompe vite. Elle est liftée !
C’est quoi un lifting ? Un refus de vieillir ? C’est un peu simpliste quand même…Tu as du temps. Tu regardes sa vieille peau toute tirée et tu te dis qu’elle veut mourir jeune. À la mort, elle veut offrir le moins de rides possibles. Elle a peut-être les seins refaits. À la mort elle veut offrir une allure de vingt ans comme une sorte de fausse jeune chair à canon.
Pendant ce temps les jeunes, les vrais - ceux d’aujourd’hui- beuglent contre la réforme des retraites. À vingt ans, manifester pour sa retraite, ça fait bizarre. Ça fait un peu beaucoup vieux jeu…La jeunesse, c’est bien connu, veut brûler les étapes.
Le métro repart puis stoppe enfin place d’Italie. Tout le monde descend pour aller manifester.
Drôle de monde où l’on veut mourir apparemment jeune et défiler désespérément vieux.