7 heures : réveil dans le 14e arrondissement de Paris. Un petit monde, celui de mon épouse, de mes enfants, de ma famille. Petit monde avec codes, habitudes et turbulences. Lever, petit déjeuner, toilette, bâillements et habillements. Départ en catastrophe. Fin de la première strophe de ma journée. Espace privé. Porte secrète, entrée et sortie dérobées. Fin du premier monde.
Nous sommes dans la rue. Je marche la main de ma fille dans ma main. Je ne la tiens pas, elle est libre. Sa main dans la mienne peut à tout moment se débarrasser de mes gros doigts vieillissants. Elle marche confiante. Confortable dans sa dixième année. Un enfoiré à vélo pulvérise le record de tour de pédales sur le passage protégé sans regarder, comme si nous, les piétons - trois adultes et trois enfants - n'existions pas. Pour un peu il aurait renversé un des petits garçons un peu trop avancé sur la chaussée. Ce vélocipédiste made in JCDecaud est un danger public, comme une torpille sur notre chemin, une arme molle mais une arme quand même. Tout le monde râle, parents et enfants - moi surtout qui suis très bileux le matin. Tout le monde sur le passage clouté a envie de hurler : Enfoiré! Ça va y aller, on va lui défoncer le crâne, lui éclater la tête contre l’angle d’un trottoir à ce salop de cycliste. Mais là, dans ce morceau de 14ème on ne crie pas et on ne fait pas des choses pareilles. Tout est calme. Tout le monde traverse. Une Porsche suivi d’une 4L pourrie s’arrête et nous laisse passer.
8 heures 30 du matin devant l'école de ma fille, un petit coin de monde sympa abrité à l’ombre d’un vieux bâtiment gris style reconstruction nationale où moi aussi j’ai été élève. La responsable de l’APE distribue son tract mensuel. Le thème : La cantine est toujours aussi dégueulasse. C’est bio mais dégueu. Le coin de monde est unanime. Unanime et middle class, catho avec front illuminé et sourire de grande joie intérieure, excatho, une musulmane, un musulman un peu moins musulman ( il n’y a pas d’ex musulman), juif et juif toujours juif (on ne peut pas être un ex juif), du people de gauche, une dame un peu raide de la nuque qui semble avoir avalée son parapluie (celle-là est de droite, sympa d’ailleurs quand on brise la glace) pas de noir, pas de jaune, du blanc et du bronzé. Peu de couleurs, somme toute, si ce n'est celles des cartables, des godasses et des habits. Beaucoup de mêmes ou d'entre-soi. Monde de ressemblances. Fin du deuxième monde.
8H40 : station Denfert-Rochereau. Le troisième monde ressemble à un paquet d’algues multicolores formé par des corps verticaux tassés sur le quai en bordure degouffre ou comprimés dans les wagons du métro à pneu.
Dans mon enfance, l’apparition du métro à pneus avait fait sensation. Le chemin de fer mettait la gomme et on ne pouvait plus ouvrir les portes entre les stations lorsque la rame roulait à vive allure avec ses bruits d’enfer. Dans les tunnels il y avait encore des peintures murales, les Cinzano et les Dubonnet, panneaux publicitaires fantomatiques. La RATP allait installer bientôt les portillons automatiques qui ne fonctionneront jamais vraiment bien.
Retour en 2010 dans le métro à pneu. Je suce un tictac menthe forte - boîte bleue - pour éviter d'encombrer les narines de ma voisine dont le nez arrive carrément à la hauteur de ma bouche, presque dans ma bouche. Elle sent bon mais comme j'ai fumé pendant des années mes sensations olfactives ne sont pas fiables. Impossible de reconnaître son parfum ou le goût de sa pâte dentifrice. Ça roule et ça râle encore. Un fol dingo hurle sur un provincial qui lui a posé sa valise sur les pieds et qui ne sait pas trop comment accepter sa place dans la compression d’algues humaines. “Retournez dans vot’cambrousse toucher le culdes vaches !” Silence gêné du troupeau. On est trop serré pour se battre. Là, dans la grégarité, il y a de la bigarrure et de la mixité sociale (au moins un endroit comme ça en région parisienne ou l’on peut vraiment parler de mixité). La moyenne du revenu mensuel est à la baisse et il y a du minima social dans l’air. On entend des bip-bip de mini-claviers genre Blackberry ou Iphone et de la musique qui dégouline des oreilles appareillés de lycéennes et de lycéens. J'arrive à la station gare du Nord pour prendre le RER B. Fin du troisième monde.
9H10, gare du Nord. À suivre peut-être…