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Billet de blog 22 décembre 2025

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Iran : la « ligne blanche », ou la censure par la vitesse

En Iran, X (ex-Twitter) est officiellement bloqué depuis 2009. Fin novembre 2025, X active une rubrique de transparence : « À propos de ce compte ». Une mention anodine ailleurs : « Basé en… ». En Iran, elle devient une arme de vérité. Des internautes capturent. Comparent. Publient. Et posent la question qui fait mal : comment des comptes pro-régime apparaissent « basés en Iran », alors que X est bloqué ?

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

En Iran, X (ex-Twitter) est officiellement bloqué depuis 2009. Pour l’immense majorité, y accéder n’est pas « se connecter » : c’est contourner, VPN*, lenteur, instabilité, risque. Puis, fin novembre 2025, la politique s’est affichée en plein écran : une rubrique de transparence sur X (« À propos de ce compte », « Basé en… ») a fait surgir une anomalie devenue scandale. Des comptes de responsables, de médias d’État et de relais pro-régime apparaissaient « basés en Iran ». Dans un pays où l’accès normal est une épreuve, cette petite ligne a rendu visible une hiérarchie d’accès. La censure ne se contente plus d’interdire : elle règle le débit, organise la visibilité, distribue des privilèges — et fabrique un internet à deux étages.

1) Une ligne sous une bio, et l’illusion craque

Fin novembre 2025. X active une rubrique de transparence : « À propos de ce compte ». Une mention anodine ailleurs : « Basé en… ».

En Iran, elle devient une arme de vérité.
Des internautes capturent. Comparent. Publient.
Et posent la question qui fait mal : comment des comptes pro-régime apparaissent « basés en Iran », alors que X est bloqué ?

On le répète, parce que c’est le point de départ : depuis 2009, Twitter (devenu X) est officiellement bloqué. Un citoyen ordinaire n’entre pas par la porte : il passe par la fenêtre. VPN, coupures, lenteur. Parfois la peur.

Mais l’élite, elle, semble vivre dans une autre version du pays. Beaucoup de responsables et de relais pro-régime ont un compte. Publient. Commentent. « Expliquent » l’Iran au monde. Tout en défendant, à l’intérieur, un système qui l’interdit au plus grand nombre.

L’interdit est donc réel… simplement pas universel.
Et quand une interdiction devient la règle pour les uns et un confort pour les autres, ce n’est plus seulement de la censure : c’est une hiérarchie d’accès, politiquement utile.

Précision nécessaire : ce « Basé en… » n’est ni une preuve judiciaire, ni une géolocalisation en temps réel. X peut corriger, se tromper, ajuster.
Mais en Iran, cet indicateur agit comme un révélateur : il rend visible ce que le régime préfère laisser invisible qui est réellement connecté, et qui ne l’est pas.

Illustration 1

2) La censure change de peau : du « non » au « pas maintenant »

On croit connaître la censure. On imagine des livres saisis, des journaux fermés, des arrestations. En Iran, tout cela existe encore.

Mais le XXIᵉ siècle a ajouté un étage.
Le contrôle n’est plus seulement juridique ou policier. Il devient infrastructurel.

Avec l’architecture du Réseau national d’information et la centralisation des routes du trafic, l’État peut façonner le paysage numérique :

  • Laisser certains services respirer ;
  • Étouffer d’autres services par la lenteur ;
  • Isoler une zone au moment où ça chauffe ;
  • Frapper les outils de contournement en priorité.

Ce n’est plus seulement : « tu n’as pas le droit de dire ça ».
C’est : « dis-le… mais ça ne chargera pas ».
« Dis-le… mais ton live tombera ».
« Dis-le… mais ton témoignage arrivera trop tard ».

La censure ne supprime pas toujours la parole. Elle la délaye.
Et le délai devient politique.

3) « Ligne blanche » : le symbole visible du tri des connexions

Dans ce décor, la « ligne blanche » n’est pas une curiosité technique. C’est une métaphore concrète : un internet à deux vitesses.

D’un côté, un accès stable, rapide, peu filtré, pour certains profils.
De l’autre, un internet lent, cher, instable, surveillé, pour la majorité.

Dans une dictature « papier », on contrôle ce qui s’imprime.
Dans une dictature connectée, on contrôle ce qui charge.

Et ce que la « ligne blanche » raconte, c’est ceci : l’État ne trie plus seulement les contenus. Il trie les connexions.

4) L’ « étage technique » du pouvoir : qui tient la régie ?

Un nom revient : le Conseil suprême du cyberespace (SCC). Créé en 2012, il fonctionne comme un centre de pilotage : orientation des politiques numériques, coordination des administrations, influence sur l’infrastructure et sur les règles de circulation.

Autrement dit : si la censure est l’affiche, le SCC est souvent la régie.
Celle qui décide de la lumière. Du son. Et surtout : du débit.

5) Contrôle de la rue : quand la latence* devient une technique de silence

Illustration 2

Lors des mobilisations, la tactique ne consiste pas seulement à supprimer des postes. Elle consiste à casser la chaîne de preuves. À casser le rythme.

Ralentir. Fragmenter. Dégrader.
Faire tomber les VPN.
Téléverser une vidéo impossible.
Isoler des quartiers. Des villes. Des provinces.

Résultat : le témoignage n’arrive pas « au présent ».
La société est forcée de vivre en « après-coup ».

Et quand l’information arrive trop tard, elle n’empêche plus. Elle archive.

Ici, la latence n’est pas un bug.
C’est une méthode.

6) Récompense de loyauté : la « ligne blanche » comme prime

Quand une société doit prendre des risques pour un internet « normal », alors l’internet direct devient une monnaie politique.

Une prime. Une récompense.

Récompense de quoi ? De loyauté, d’utilité médiatique, de mission institutionnelle, de rôle propagandiste. Pas toujours écrit. Rarement assumé. Mais lisible dans ses effets : certains parlent au bon moment, au bon débit, sur les plateformes mondiales, pendant que les autres rament.

La « ligne blanche » n’est donc pas seulement un privilège.
C’est une technique de gouvernement : elle contrôle, elle récompense, elle classe.

7) « Opposants sous contrôle » : l’opposition en laisse

On a vu la scène mille fois : un prisonnier politique interviewé « depuis sa cellule ». Et on vend ça comme une preuve d’ouverture. Laissez-moi rire. Ici, la question n’est pas l’ouverture. C’est la gestion du décor.

Le régime iranien n’a jamais éliminé toute opposition. Il en a gardé une part sous contrôle, parce qu’une opposition domestiquée stabilise mieux qu’un désert politique.

Hier, cela passait par des journaux réformateurs tolérés, des partis autorisés, des élections avec un degré de théâtre.
Aujourd’hui, cette « contestation contrôlée » existe aussi sur les réseaux : des voix dénoncent corruption, mauvaise gestion, brutalités de certains clans et beaucoup d’Iraniens s’y reconnaissent. Mais ces voix ne franchissent pas les zones interdites : la structure centrale du pouvoir, les fondations économiques, l’appareil sécuritaire, les lignes rouges réelles.

Et c’est là que l’internet à deux étages ajoute une seconde violence : certaines de ces voix peuvent bénéficier d’une meilleure connexion, d’une visibilité plus stable, d’une sécurité relative. Elles parlent « du peuple », mais depuis une place où « atteindre » est plus simple.

À côté de cette opposition semi-tolérée, une figure plus inquiétante circule : fabriquer un profil « d’opposant », construire la confiance, puis travailler patiemment à diviser, décourager et discréditer l’opposition réelle.

La « ligne blanche » ne dit pas qui est agent et qui ne l’est pas.
Mais elle impose une question que beaucoup d’observateurs oublient : cet acteur parle depuis quel étage d’internet ?

8) Économie de la censure : ils filtrent, puis le marché pousse

Plus l’accès devient dur, plus le VPN devient vital.
Et quand un outil devient vital pour des millions de personnes, un marché se met à tourner.

Vendeurs. Abonnements. Apps opaques. « Solutions » semi-officielles.
Une économie entière qui vit de l’obstacle.

D’un côté, la restriction casse l’économie réelle : petits commerces, créateurs, entrepreneurs dépendants d’Instagram, de messageries, de services mondiaux. À chaque perturbation, ils tombent.
De l’autre, cette même perturbation fabrique un « besoin » : besoin de VPN, besoin de contournement, besoin de services dont on ne sait pas s’ils protègent ou exposent.

Et là, le tableau devient une farce noire : le régime filtre, promet de « combattre les VPN »… mais le filtre est précisément ce qui rend le VPN indispensable. Sur la question de la captation économique, il faut rester rigoureux : des accusations, des enquêtes et des témoignages évoquent des réseaux bénéficiant de ce marché, parfois décrits comme proches de cercles de pouvoir. Le point n’est pas de prononcer des verdicts à distance. Le point est de nommer la mécanique : on crée la pénurie, puis on prospère sur la solution.

Dans ce contexte, un mot revient souvent : âghâzâdeh.
En Iran, âghâzâdeh renvoie au népotisme : des individus qui, grâce à la position ou à l’influence d’un père, d’une mère ou de proches, entrent dans des circuits économiques ou politiques et accumulent richesse et pouvoir principalement en raison de cette proximité familiale avec le cercle du pouvoir.

9) VPN « piégés » : quand contourner devient se livrer

Quand des millions de personnes sont forcées d’utiliser des outils de contournement, le marché se remplit de services douteux.

VPN qui aspirent des données.
VPN qui injectent des malwares.
VPN qui transforment la survie numérique en collecte d’informations.

Le danger n’est pas seulement la coupure.
Le danger, c’est que la fuite devienne une nasse.

10) Résister, sans romantisme : survivre dans l’internet cassé

Malgré tout, la société iranienne invente des issues :

  • VPN (avec leurs risques) ;
  • Outils comme Tor* ;
  • Solutions satellitaires ;
  • Méthodes « artisanales » de circulation d’informations quand le réseau devient impraticable.

Cette résistance n’a rien de romantique. Elle coûte. Elle épuise. Elle angoisse. Elle avance souvent un pas derrière l’appareil de contrôle. Elle prouve seulement une chose : le contrôle total ne peut   jamais l’être totalement.

Internet rapide : vidéo publiée tout de suite, live stable, document envoyé, témoin rendu visible.
Internet lent : vidéo bloquée à 99 %, live qui saute, message qui arrive trop tard, minute perdue.

11) Censure par la vitesse*, usure psychique

Un internet lent et instable en Iran n’est pas seulement un dysfonctionnement technique ; c’est une politique psychologique à temps plein.

Quand les gestes les plus simples : envoyer un message, téléverser une vidéo, deviennent une épreuve interminable de patience et d’échec, la société se conditionne peu à peu : « ça ne marche pas », « ça n’arrivera pas », « ça ne sert à rien ».

Cette érosion continue ne frappe pas seulement l’économie et les liens sociaux ; elle ronge aussi l’espoir et pousse à l’autocensure, parce que l’expérience a appris à chacun que, d’une minute à l’autre, le réseau peut s’effondrer, le VPN peut cesser de fonctionner, ou tes données peuvent fuiter.

Ici, la censure n’a même plus besoin de dire « interdit » ; il lui suffit de maintenir le citoyen dans l’attente, la fatigue, la suspension et la peur.

Car, dans le monde d’aujourd’hui, la liberté n’est pas seulement de parler, la liberté, c’est aussi que la parole arrive.

Glossaire express :

  • VPN (Virtual Private Network) : tunnel chiffré qui fait sortir ta connexion via un autre pays. En Iran, c’est l’outil le plus courant pour contourner le filtrage, mais il peut être instable ou risqué selon le fournisseur.
  • Filtrage / blocage : techniques qui empêchent l’accès à un site ou une appli (X, Instagram, WhatsApp, etc.) via les opérateurs.
  • Censure par la vitesse (throttling) : ralentissement volontaire d’un service (vidéo, réseaux sociaux, messageries) pour le rendre quasi inutilisable sans annoncer un “blocage” officiel.
  • Latence : délai entre l’action et le résultat (cliquer → charger, envoyer → recevoir). Quand elle explose, l’info n’arrive plus “au présent”.
  • Bande passante / débit : quantité de données qui passe par seconde (ce qui détermine si une vidéo monte vite… ou reste à 99%).
  • Coupure / quasi-coupure (blackout) : interruption totale ou partielle d’Internet (souvent mobile), parfois limitée à une ville, un quartier ou une période.
  • Liste blanche (whitelist) : mécanisme d’autorisation : certains numéros/IP/services passent “sans filtre” ou avec moins de restrictions.
  • Tor : réseau d’anonymisation qui fait transiter la connexion par plusieurs relais pour protéger l’identité et contourner la censure (souvent ciblé).

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