« En tant que 3ème exportateur d’énergies fossiles mondial [et 14ème émetteur de CO2 mondial], l’Australie détient une forte responsabilité dans la lutte contre les émissions de gaz à effet de serre (…). C’est pourquoi nous appelons le gouvernement australien à suivre les recommandations des scientifiques en interdisant tout nouveau projet d’extraction de charbon ou de gaz sur son territoire. (Traduit de l’anglais) »
C’est en ces mots que près de 120 scientifiques, dans une lettre ouverte datant de mars 2023, tentent de faire barrage aux 116 nouveaux projets d’énergie fossile susceptibles d’émettre 1,4 milliards de tonnes de CO2 d’ici 2030. Un chiffre faramineux alors que le dérèglement climatique se fait tristement sentir tant à l’échelle locale (dont le Black Summer en 2019 n’aura été qu’un exemple) qu’international.
Pour autant le Lucky Country se caractérise aussi par sa richesse en ressources naturelles (soleil, vent, marées, métaux et minerais) indispensables à la transition vers un monde décarbonisé ; telle que l’illustre la neutralité carbone de l’Etat de Tasmanie depuis 2013 et son autosuffisance en énergies renouvelables depuis 2020. Ainsi l’Australie détient à la fois le potentiel pour devenir le levier indispensable face au risque d’emballement climatique et celui, a contrario, de devenir son accélérateur.
C’est dans ce contexte que l’élection du premier ministre A. Albanese (Labor Party) en mai 2022 a mis fin à deux mandats d’inaction climatique de S. Morrison (Liberal Party). La tonalité du mandat fut donnée dès les premières semaines par un acte fort : celui de la légifération de l’objectif de réduction de 43% des émissions de gaz à effet de serre (GES) d’ici 2030 – par rapport au taux de 2005 – afin d’être aligné aux accords de Paris visant à limiter le réchauffement planétaire à +1,5°.
Près d’un an après les élections, le gouvernement a-t-il mis en place les actions nécessaires à la réduction de 43% de ses émissions de CO2 ?
Une politique basée sur le (très) controversé "safeguard mechanism"
Responsable d’1% des GES mondiaux en raison de ses 428 projets d’énergie combustible répartis sur son territoire, le gouvernement australien n’a d’autres choix que de cibler les entreprises les plus émettrices de CO2 afin d’atteindre son objectif. C’est ce que vise le "mécanisme de protection" (safeguard mechanism) mis en place par le gouvernement Morrison en 2016.
Celui-ci prévoit que les entreprises émettant plus de 100 000 tonnes de CO2 par an ne doivent pas dépasser un seuil de pollution (baseline) défini par la Clean Energy Regulator (autorité indépendante responsable de l’administration de la législation de réduction des GES).
Concrètement si le bilan carbone annuel de ces entreprises se situe au-dessus du seuil, elles doivent réduire leurs émissions, ou les compenser via l’achat de crédits carbones. En pratique les entreprises choisissent (presque) exclusivement de compenser leurs émissions et non de les réduire. C’est précisément ce point qui rend l’efficacité du safeguard mechanism discutable.
Que sont les crédits carbones (et pourquoi sont-ils discutables) ?
Les entreprises, agriculteurs ou collectivités investissant dans la réduction des GES, par exemple via la plantation d’arbres, se voient allouer des crédits carbones (Australian carbon credit units). Ils ont la possibilité de les revendre aux entreprises souhaitant améliorer leur bilan carbone.
Ces crédits carbones peuvent aussi être vendus par des organismes spécialisés du type Verra ou Gold Standard, visant généralement la lutte contre la déforestation. Concrètement, lorsqu’une entreprise achète 1 crédit carbone elle "compense" 1 tonne de CO2.
Ce système est extrêmement critiqué. En effet selon les données gouvernementales :
• En 2020-2021 sur 212 entreprises concernées, seulement une dizaine a dû réduire ou compenser ses émissions de CO2 en raison d’un seuil défini par la Clean Energy Regulator trop élevé.
• Parmi celles-ci la grande majorité a choisi de compenser leurs émissions et non de les réduire : ainsi 419 000 tonnes de CO2 ont été "compensées" via l’achat de crédits carbones, soit seulement 0,08% des émissions totales du pays.
• Ces dernières années le bilan carbone de l’industrie fossile n’a fait qu’augmenter en passant de 89 millions de tonnes de C02 en 2005 à 143 millions en 2020.
• Alors que les crédits carbones ont doublé en deux ans, les investissements en énergies renouvelables (ENR) ont réduit de moitié depuis 2018.
Ainsi, selon ce système le secteur privé n’a aucune obligation – et aucun intérêt – à réduire ses émissions de CO2. Les entreprises émettent autant de CO2 qu’elles le souhaitent tant qu’elles les « compensent » en investissant dans des projets durables ; compensation qui comparativement aux émissions de CO2 du pays entier sont très faibles, voire nulle selon l’étude diffusée par The Guardian en mars 2023.
Un mécanisme renforcé via l’instauration du "hard cap emission"
La nouvelle version du safeguard mechanism votée le 30 mars 2023 vise la réduction de 4,9% par an des GES des 215 entreprises émettant plus de 100 000 tonnes de CO2 par an (soit près de 30% des émissions totales du pays). Le fonctionnement global reste le même, à ceci près que :
1. Le contrôle des crédits carbones est renforcé : les entreprises devront justifier de leur utilisation auprès de la Clean Energy Regulator si celle-ci représente plus de 30% des mesures prises pour réduire leur bilan carbone.
2. Un plafond absolu d’émission de CO2 (hard cap emission) de 140 millions de tonnes de CO2 en 2023 ne pourra être dépassé à l’échelle des 215 entreprises. Celui-ci sera revu à la baisse chaque année jusqu’à atteindre 100 millions de tonnes en 2030.
3. Le gouvernement devient responsable du contrôle de la baisse effective des émissions de CO2 et aura la responsabilité de prendre les mesures en conséquence (législatives ou non).
Selon Adam Brandt (leader du parti Australian Greens) cette réforme compromet l’approbation de la moitié des 116 nouveaux projets d’énergie fossile, si ce n’est plus. Ainsi par exemple, celle-ci ferait barrage au Burrup Up, projet qualifié de « plus polluant de l’histoire de l’Australie » en raison de ses 139 millions de tonnes de CO2 par an (soit 28% des GES du pays en 2020).
Quels sont les points d’attention de cette réforme ?
Cette réforme sonne donc comme une victoire et fait suite au refus historique de l’ouverture d’une mine afin de protéger la Grande barrière de corail.
Concernant ses limites, celle-ci ne prend en compte que les émissions de GES directes émises par les projets d’énergie fossile en Australie. Dans un contexte où près de 90% de la production de charbon et gaz est destinée à l’exportation, une quantité énorme d’émissions indirectes n’est pas mesurée.
De plus, il convient de se demander si le gouvernement Albanese est enclin à mettre en œuvre tous les efforts nécessaires à la bonne application de ce nouveau safeguard mechanism. En effet, celui-ci défendait initialement une réforme engendrant une hausse de 140 à 184 millions de tonnes de CO2 d’ici 20304. Ce sont des semaines de négociations au sein du Parlement qui ont mené à un accord entre le Labor Party et les Australian Greens.
Le gouvernement Albanese oscille entre soutien du secteur de l’énergie fossile (pour raisons économiques) et protection de l’environnement. De plus, A. Albanese a tenu à rassurer le secteur privé suite au vote du nouveau safeguard mechanism en affirmant que de nouveaux projets d’énergie fossile seront approuvés.
Une réforme dans l’ère du temps
Ce vote est historique concernant la responsabilité écologique de l’Australie, tant à l’échelle du continent que de la planète ; et démontre le poids des Australian Greens au sein du gouvernement. Il revient aujourd’hui à ce dernier de la concrétiser par la mise en place des mécanismes de contrôle solides.
Afin d’assurer une transition viable, le gouvernement doit aussi prendre en main des enjeux économiques et géopolitiques. En effet, le secteur des énergies fossiles finance chaque année le secteur public à hauteur de plusieurs milliards de dollars – notamment – au travers de la petroleum resource rent tax ; et certains pays asiatiques, tel que le Japon, sont principalement approvisionnés en gaz par l’Australie.
Cette actualité fait également écho aux engagements de neutralité carbone des principaux partenaires commerciaux de l’Australie d’ici 2050-2060. Ceci alors que le CSRIO (Australia’s national science agency) estime que la demande de métaux et minerais nécessaires au développement de technologies vertes excèdera 700 millions de tonnes d’ici 2050. Il est donc légitime de se demander si les industriels australiens sauront se saisir de cette opportunité conciliant intérêts économique et écologique.
Pour aller plus loin :
Rapport de l’état de l’environnement en Australie : https://soe.dcceew.gov.au/
Qu’est-ce que le safeguard mechanism ?
Le safeguard mechanism expliqué en 5minutes :
https://www.youtube.com/watch?v=EikMaExr8aI&t=19s&ab_channel=ABCNews%28Austral
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Présentation officielle de la nouvelle réforme du safeguard mechanism :
https://www.cleanenergyregulator.gov.au/NGER/The-safeguard-mechanism
Quelles sont les limites du safeguard mechanism ?
Etude à propos de la limite des mécanismes de compensation carbone :
https://amp.theguardian.com/environment/2023/mar/10/as-carbon-offsetting-facescredibility-revolution-shoppers-should-be-wary
Rapports de l’Australian Institute sur la version initialement défendue du safeguard
mechanism par le Labor Party (mars 2023) : https://australiainstitute.org.au/report/newfossil-fuel-projects-in-australia-2023/
Rapport sur l’influence qu’exercent les lobbies de l’industrie du gaz sur le gouvernement :
https://350perth.org.au/files/2021/02/Captured-State-Report-FINAL.pd