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Billet de blog 25 février 2024

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Humain, trop humain..?

D’avoir été persécuté n’incline pas nécessairement à la compassion, à la magnanimité, à la compréhension des souffrances de l’autre. Peut-être même cela peut-il rendre plus imperméable, plus étanche, en vertu de ce que chaque souffrance et chaque souffrant a tendance à se manifester et à se considérer comme unique et incomparable.

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« Chaque homme dans sa nuit s’en va vers sa lumière. »

Victor Hugo – Les Contemplations – Écrit en 1846, II,4.

D’avoir été persécuté n’incline pas nécessairement à la compassion, à la magnanimité, à la compréhension des souffrances de l’autre.

Peut-être même cela peut-il rendre plus imperméable, plus étanche, en vertu de ce que chaque souffrance et chaque souffrant a tendance à se manifester et à se considérer comme unique et incomparable.

Quand quelqu’un souffre, je peux imaginer la souffrance que j’éprouverais à sa place mais je ne peux la partager absolument. Je peux en être affecté mais il ne peut pas la partager avec moi. Je ne peux l’éprouver absolument comme il l’éprouve, comme elle le met à l’épreuve. Nos deux épreuves conjuguées inégalement incarnées, n’en font pas une.

Si je souffre à mon tour, j’ai tendance à penser qu’il n’est pas de douleur égale à la mienne. C’est le propre de toute souffrance, de toute douleur. Elles ne s’éprouvent jamais vraiment que pour soi dans une intensité sans pareille.

À l’indicible des souffrances de ceux qu’on a contraints à porter des signes distinctifs, qu’on a rassemblés dans la nuit, la stupeur, qu’on a dépouillés de tout, qu’on a entassés dans des wagons, qui sont arrivés au terme inconnu de leur destin après des jours et des nuits, qu’on a séparés, triés, dévêtus, puis exterminés, dont on a effacé toute trace de l’existence, dont il n’est resté que quelques objets anonymes, à l’évocation, au ressouvenir, à la remémoration des abjections subies, est-il possible de rester indifférents, insensibles, voire cruels au sort infligés à d’autres au nom de cette souffrance éprouvée ?

Au nom du caractère unique de cet événement, est-il possible de n’être pas affectés par les douleurs et les souffrances d’un ou d’autres au point de considérer qu’ils ne puissent être victimes à leur tour, ou d’accepter qu’ils soient sacrifiés, ou qu’encore jamais, définitivement jamais, leurs douleurs et souffrances, si douleurs et souffrances il y a, ne pourront égaler celles indicibles, éprouvées, subies par soi seul et d’autres comme soi, identiques à soi ?

Vivants, vivants rescapés, ces souffrances sont-elles une dette sans montant, infinie, jamais soldée qui doit être tous les jours payée à ceux disparus ; qui est aussi à être payée par d’autres d’un moindre prix, d’un même prix, d’un plus grand prix, d’un prix jamais assez élevé ou jamais absolument déterminé et jamais soldé ?

Il semble qu’il ne puisse en être autrement. Infliger à d’autres le dixième, le centième, le millième, le cent-millième, de ce qui a été infligé, peut n’être pas considéré un crime, n’être pas reconnu un crime, n’être pas non plus une abjection, mais le prix que l’autre doit payer, parce qu’il le doit ou le devrait, sans possibilité pour lui de s’en défaire.

Qu’importe pourquoi il le devrait s’il est considéré qu’une telle dette coure et ne s’efface jamais, se transmettant au fil des générations, et parce qu’elle est due à la victime nue, généalogique, dépouillée ad aeternam. Personne ne serait innocent de ce qui a été commis par ceux qui ont procédé au crime dans son abjection, crime qui est aussi un crime contre l’Humanité de tous et de chacun. Chacun, tous désormais en seraient coupables.

Les criminels d’hier même s’ils sont comme leurs crimes sans équivalents, continuent d’être toujours et tout le temps, à chaque instant, incarnés dans l’autre, voisin ou prochain puisque c’est du voisin, du prochain aussi qu’a pu venir le mal, à de trop rares, même si elles sont nombreuses, exceptions près.

Être ainsi habité par le sentiment aveugle que de l’autre ne pourrait venir que la volonté de recommencer ce crime posé désormais comme nouvelle origine et qui assignant comme fin la victime historique, l’émanciperait des règles du Droit, et lui en octroierait tous les autres, l’autoriserait à tuer, à éliminer, à expulser, à s’approprier en expropriant, pour l’avoir été de même. Le créancier devient un maitre qui possède avec la dette la personne du débiteur à son gré, mais aussi sa dignité qu’il peut outrager. N’être pas cruel, n’être pas inhumain, ni dégradant, quand cruel, inhumain, dégradant on est, sans vergogne, sans honte, sans plus aucun scrupule. Aucun.

Se sentir en danger permanent de revivre l’inqualifiable, de s’en faire un bouclier, une raison qui les dépasserait toutes, met à l’épreuve de tout faire pour le prévenir, innocente de facto, indistinctement, envers les innocents comme envers les coupables, puisqu’il n’y a plus que des coupables, et jamais plus d’innocents à l’exception de soi. N’être, une fois encore ni cruel, ni inhumain, ni dégradant, quand cruel, inhumain, dégradant on est, sans vergogne, sans honte, sans plus aucun scrupule. Aucun. Plus aucun. Certain de son bon droit sans conteste, droit désormais du plus fort.

Les auteurs passés du crime originel, pourraient bien avoir ainsi remporté une victoire posthume en inscrivant dans la mémoire et le vivant de leurs victimes et de leurs descendants, l’angoisse, la crainte de la répétition toujours présente, actuelle, en les amenant à adopter la posture du bourreau sans autre loi que celle du sang à faire couler en prix du sang versé, d’humilier au prix de l’humiliation subie, et d’extravaguer la Justice au point de se priver soi-même d’horizons pour la Justice. Et en privant l’autre de son humanité remporter sa plus grande défaite.

Guérit-on de l’offense et du crime subis ? Et si on n’en guérissait jamais ? Si offense et crime possédaient de manière irrévocable, sans rémission ? S’ils étaient, offenses et crimes, incorporés au point de n’en pas sentir, ni percevoir la cruauté qu’il est donné d’infliger à d’autres aujourd’hui, parce qu’il ne s’agirait pas de cruauté mais de réparation et de justice jamais obtenues, inassouvissables.

S’il n’y avait plus de paix possible pour tous, en tous ?

Que la guerre.

Contre tous.

Contre les plus proches voisins, faits parce qu’ainsi ils ont été faits à l’image des meurtriers des victimes passées, et pour dénier dans le même mouvement l’avoir été soi comme ils le sont eux. Pour l’avoir été plus, sans équivalent. 

C’est sur eux que serait vengé le crime historique subi au prix d’en historiciser un autre, celui depuis et jusqu'à aujourd’hui infligé, mis au compte de la réparation et de la justice ; à leur mécompte plus exactement.

L’autre, qui doit accepter que lui soit infligé ce qui est insolvable, qui doit s’y résoudre, l’admettre, l’accepter, s’y soumettre… ou s’en aller.

Pour l’avoir été et ne plus vouloir être victimes : devenir bourreaux.

Pour avoir été victimes dans le silence et l’ombre du monde : exhiber, exubérer sa supériorité, sa puissance sur leurs ruines. Y danser à l'occasion.

Pour ne plus avoir eu de droits : les avoir désormais tous.

Pour avoir subi l’injustice : être injustes.

Pour avoir été déshumanisés, mis hors humanité : s’exonérer d’humanité et vivre dans un monde de rêves écroulés en divaguant dans et sur ses ruines.

 « Hélas ! l’horreur partout, même chez les meilleurs !

Toujours l’homme en sa nuit trahi par ses veilleurs ! »

Victor Hugo – Les Contemplations – Ponto, 9,10.

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