Les funérailles d'Eduardo Galeano (Montevideo, 1940-2015) ont eu lieu hier au Palais Législatif de sa terre natale. Politiciens et intellectuels de la gauche continentale ont participé au deuil. Retour sur une littérature qui a laissé son empreinte indélébile dans la mémoire des luttes latinoaméricaines du dernier demi siècle.
Depuis lundi dernier, l'Amérique Latine est en deuil. Avec la mort de l'écrivain et essayiste uruguayen Eduardo Galeano, c'est une de nos voix collectives, un des brins de notre conscience critique, qui disparaît. Maintenant, le fantôme de Galeano parcourt l'Europe, il hante les universités et les bibliothèques étasuniennes, il se faufile dans les assemblées des indignés du monde. La lecture de ses textes, articles ou nouvelles n'a cessé, depuis la publication de Las venas abiertas de América Latina (Les veines ouvertes de l'Amérique Latine) en 1971, de perturber les classes politiques, d'éveiller la jeunesse. Ce n'est pas un pur hasard qu'Hugo Chávez, orateur talentueux de la réthorique anti-impérialiste, ait offert ce bouquin à Obama en 2009 lors d'une séance du V Sommet des Amériques, devant les médias internationaux. Ce n'est pas un pur hasard non plus que le sous-commandant Marcos de l'EZLN ait décidé de disparaître, de muer sa peau fictionnelle et de se rebaptiser « le Sup Galeano », en hommage à José Luis Solís, surnommé « profe Galeano », un enseignant zapatiste assassiné en mai 2014 qui diffusait dans les communautés la pensée de l'uruguayen. Comme vous le voyez bien, les « Galeanos » se multiplient.
La cause de cette multiplication de galeanitos, s'il y en a une, est qu'Eduardo n'était pas un intellectuel comme les autres. Ouvrier, dessinateur, peintre, caissier au guichet d'une banque, il a connut de nombreux métiers avant de s'installer définitivement dans le journalisme et dans l'écriture. Il deviendra, depuis, un gardien de la parole et un « forgeron d'utopies ». Censuré par les dictatures militaires du cône Sud dans les années 70, Las venas abiertas connaît un succès mondial, traduit en une vingtaine de langues. C'est l'histoire d'un dépouillement, d'un pillage qui commence à Potosí et ne s'arrête jamais. Le corps attrayant du continent, riche en ressources naturelles, terrassé, écorché, égorgé par l'ambition coloniale. C'est le récit d'une terre saccadée par le progrès, à l'image de la mine d'or brésilienne et son fourmillement d'hommes au XXIème siècle que nous montre Wim Wenders à travers le regard du photographe Salgado dans Le sel de la terre.
Pourtant, la portée de Galeano est plus vaste que cet ouvrage d'histoire économique que l'auteur lui-même a finit par trouver insuffisant : « une prose de gauche traditionnelle très lourde ». Le Galeano idéologue, homme publique, engagé, rejoint l'homme de lettres, l'écrivain enjoué qui ne peut s'empêcher de subvertir la langue, d'ironiser la réalité et qui célèbre toujours la résistance des fibres les plus humaines face à la barbarie. Sa défense de la parole humble et de la mémoire collective des peuples nous rappelle qu'il y a encore des mentalités cohérentes, fidèles en actes à ce qu'ils écrivent et à ce qu'ils pensent. Sur ceci, Galeano refusait qu'on l'appelle un intellectuel, une catégorie peut-être trop connotée, trop enfermée dans une tour de concepts :
Je me méfie beaucoup des gens capables de penser mais incapables de penser et de sentir en même temps. Dans la côte colombienne, j'ai entendu il y a très longtemps un pêcheur parler du langage “sentipensante” […] C'est le langage qui dit la vérité, celui qui est capable de penser et de sentir en même temps. Pour que le langage soit vraiment capable de nous exprimer dans notre totalité, sans nous diviser nous mêmes, sans diviser la raison du cœur, sans séparer le monde des sentiments du monde des idées, il doit être “sentipensante”. […] Nous sommes condamnés dans le monde d'aujourd'hui à accepter une culture du détachement qui sépare non seulement la raison du cœur mais qui sépare aussi le passé du présent, la vocation du travail, qui nous sépare les uns des autres, comme si on était des îles condamnées à la solitude. […] La culture du détachement c'est ce qui nous fait voir le prochain toujours comme une menace et jamais comme une promesse.
Des trois volumes de Memoria del fuego (1986)– une série de mini-récits qui retracent au jour le jour l'histoire des luttes d'Amérique Latine – à El libro de los abrazos (1989) – un ensemble de contes et d'anecdotes brefs relevant de la sagesse populaire – ou encore de Patas arriba: la escuela del mundo al revés (1998) à Los hijos de los días (2012), le lecteur trouvera différents Galeanos pour se réjouir : l'historien, le journaliste, le fabulateur, le poète ou tout simplement le causeur de café. Oui, Galeano était bien un grand causeur. Parmi toutes les astuces et maximes de l'écrivain, voici un extrait qui pourrait donner un petit aperçu aux intéressé-es, en priant de nous excuser pour la maladresse de la traduction qui n'est qu'un panorama rapide :
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« Célébration de la voix humaine / 2 »
El libro de los abrazos (Le livre des étreintes)
[…]
La dictature uruguayenne voulait que chacun ne soit qu'un seul, que chacun ne soit personne ; dans les prisons et partout dans le pays, la communication était un délit.
Quelques prisonniers ont passé plus de dix ans enfermés dans des cachots solitaires de la taille d'un cercueil, sans entendre d'autres voix si ce n'était que les grilles retentissantes ou les pas des bottes dans les couloirs. Fernández Huidobro et Mauricio Rosencof, condamnés à cette solitude, en réchappèrent car ils purent se parler, avec des petits coups dans le mur.
Ainsi, ils se racontaient des rêves et des souvenirs, des amours et des désaffections, ils s'étreignaient et se disputaient. Ils partageaient des certitudes et des beautés. Ils partageaient aussi des doutes et des craintes et des questions qui n'ont aucune réponse.
Quand elle est vraie, quant elle est née de la nécessité de dire, la voix humaine ne peut pas être arrêtée. Si on lui dénie une bouche, elle parle à travers les mains, ou à travers les yeux, ou à travers les pores, où à travers tout. Car nous tous, vraiment tous, nous avons quelque chose à dire aux autres, quelque chose qui mérite d'être fêtée ou pardonnée par les autres.
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Quelques extraits de L'école du monde à l'envers sont consultables sur Mediapart, sur le blog de Raymond Macherel, click ici. D'autres traductions en français sont disponibles, en particulier Les veines ouvertes de l'Amérique Latine (trad. de Claude Couffon, Plon, 1981), Le livre des étreintes (trad. de Pierre Guillaumin, Lux, 2012) ou Jours et nuits d'amour et de guerre (trad. de Claude Couffon et Iliana Lolitch, Albin Michel, 1987).