Le procès de génocide au Guatemala : antécédent historique pour la jurisprudence internationale
Marta Casaús fait partie des 61 experts travaillant pour la partie accusatrice dans le procès pour génocide contre Rios Montt et son colonel d'intelligence Mauricio Rodríguez Sánchez. Selon les investigations de Casaús, la politique génocidaire ne saurait s'expliquer sans la prégnance du racisme d'État et de l'idée eugénique de la Nation qu'exhibent les élites. Nous partageons ici un entretient réalisé avec Marta Casaús, quelques jours après sa comparution du 4 avril.
Álvaro Ruiz / Gisèle Ruiz Trejo
Fréquences Latines; Redacción Diagonal; Red Nosotras en el Mundo
Au bout d'un mois de procès, comment-a-t-il évolué et à quelle étape en est-il ?
Je pense que nous sommes dans une étape vraiment avancée et c'est surprenant. Aujourd'hui, les moments algides sont passés, c'est à dire les déclarations brutales du génocide, les assassinats massifs des victimes, aussi les déclaration des kaibiles, des militaires impliqués et repentis, devenus des témoins protégés, et la déclaration polémique d'un colonel qui accuse non seulement Rios Montt mais aussi Otto Pérez Molina, l'actuel président, d'être un responsable direct des massacres du « triangle » ixil.
Comment peut-on définir un génocide et quelles sont les preuves que tu as présentées pour le démontrer dans ce procès ?
La définition du génocide est très vague. La première définition est donnée par la Convention pour la Prévention et la Répression du Crime de Génocide en 1948, juste après les procès de Nuremberg. On stipule alors que « génocide » désigne « tout acte commis contre un groupe national, ethnique, racial ou religieux ayant l'intention de le détruire partiellement ou totalement ». La définition évoque donc « l'intention de… ». On y trouve également que ces actes sont « des massacres collectifs où l'intention du criminel est celle d'éliminer physiquement un groupe ethnique, de déplacer des enfants et la population d'un endroit à un autre. » Pourtant, cette définition a été profondément remise en question par les théoriciens et académiciens du génocide, à cause du concept d'intentionnalité. Cette dernière ne peut être jugée de la part de l'État car c'est un élément très subjectif et caché, il ne peut être prouvé par aucun moyen. De sorte que le plus intéressant dans ce procès c'est que Rios Montt et les dirigeants militaires sont jugés dans le cadre du Code Pénal guatémaltèque, où le terme « intention » est modifié et remplacé par celui de « but » ou « propos ». Le « but » ou le « propos » est un concept beaucoup plus abordable, mesurable et moins ambigu. De même, on modifie l'intentionnalité du criminel par le terme « soumission », ce dernier est un élément vraiment concret, car on peut en effet prouver qu'une victime a été « soumise » à des tortures, à des violences. On est plus près de condamner deux personnes pour génocide que les procès de la Court Internationale qui sont énormément bloqués. Dans le cas des génocides au Rwanda ou en Bosnie, c'est inouï qu'on n'ait pas réussi à condamner les responsables pour génocide du fait de cette question de l'intentionnalité.
À ton avis, que signifie pour la société guatémaltèque que le général Rios Montt soit jugé après tant d'années ?
En tant que guatémaltèque moi-même, je trouve vraiment lamentable que nous ayons dû attendre 36 ans pour commencer ce procès, car au bout de tout ce temps beaucoup de responsables militaires sont morts ou sont tombés malades ou bien ont quitté le pays. Un autre responsable, López Fuentes, est tellement malade qu'il n'a pas pu assister au procès, donc il ne reste que deux personnes parmi les responsables dans cette première étape du procès, le général putchiste Montt et Sánchez. Le plus important c'est que ce procès est emblématique et que, pour la première fois, on juge pour génocide un ex-dictateur dans son propre pays. Ceci implique une évolution, un espoir pour les habitants, surtout pour toutes les victimes pour que justice soit faite et que l'on sache enfin la vérité.
C'est la première fois qu'on juge un dictateur pour génocide dans son propre pays.
Ce moment historique pour le Guatemala est-il en lien avec un contexte plus vaste en Amérique Latine, par rapport au procès contre Videla et Bignone en Argentine ?
Je pense qu'on est face à une confluence de forces. Beaucoup d'instances et d'institutions qui mènent une lutte courageuse depuis plusieurs années, sont très engagées dans le développement du droit international, de la justice transnationale, du droit interne etc. C'est vraiment important que la justice s'applique car si nous permettons encore l'impunité qui existe dans nos pays, la prévention du génocide sera impossible. C'est-à-dire que tant que les militaires argentins, chiliens et guatémaltèques seront en liberté, ils continueront à penser qu'on peut réaliser ces atrocités et ces violations. Il faut remercier Garzón et Pedraza car ce sont eux qui ont impulsé le droit et la justice internationales. Ce procès au Guatemala va constituer un précédent dans la jurisprudence partout : qu'un pays juge directement ses propres responsables de génocide ou de crimes de guerre contre l'humanité.
Comment expliquerais-tu que ce procès arrive juste au moment où une des personnes impliquée dans cette dictature, Otto Pérez Molina, se trouve à la tête de l'actuel gouvernement au Guatemala ?
C'est la grande question. Il y a plusieurs explications. Je pense que le Guatemala a été sous pression internationale concernant cette affaire depuis quelques années. Les procès en Espagne furent notables. Le fait que ce procès soit mené sous un président qui lui-même – selon plusieurs témoignages – a été impliqué dans ce génocide est insolite. Mais premièrement, il n'a pas été question de le juger maintenant. Deuxièmement, c'est le Ministère qui prend la décision, pour la première fois, d'écouter et de donner la parole aux parties accusatrices, tout autant CALDH que les avocats, pour entamer un procès. Mais pourquoi Otto Pérez Molina l'a-t-il permis ? C'est un mystère. On peut dire que pour lui c'est la meilleure option pour légitimer la justice et clore un épisode extrêmement douloureux, une honte internationale, tel que ce génocide. Quelle meilleure manière de le clore que de juger des responsables octogénaires ! Même si on les accusait de génocide ou crimes de guerre ils n'iront pas en prison. Ils n'auront pas le temps de purger 3 mille ans ! C'est donc une façon de faire justice et de tourner la page d'une étape de la guerre. C'est absolument nécessaire d'en passer par là pour entrer dans une ère nouvelle de construction d'un État de droit et d'une démocratie plus légitime.
Ces femmes, soumises à des viols systématiques qui ont vécu avec cette douleur pendant 36 ans, ont été enfin écoutées.
Qu'espères-tu pour demain?
J'ai un sentiment de culpabilité et de douleur en pensant que ma fille ou moi, on aurait pu être victimes. J’attends vraiment que justice soit faite. Ce qu'on a gagné jusque là c'est déjà important, c'est-à-dire ces femmes, qui se sont tues pendant 36 ans, qui ont vécu avec cette douleur, cette torture permanente de taire la vérité, de ne pas pouvoir comprendre pourquoi elles ont été soumises à ces viols systématiques, ont été enfin écoutées. Pour la première fois, dans un procès, elles ont vu le responsable direct du génocide, le responsable des stratégies de l'armée et elles ont pu raconter leur passé. Elles sont complètement conscientes de la libération que cela suppose, le soulagement, le fait de se sentir à nouveau maître de sa propre vie. Justement quand on leur demande à ces femmes : « que va-t-il se passer ? », elles répondent : « pour nous, c'est passé, nous avons déjà dit notre vérité, nous attendons que justice soit faite mais le simple fait d'avoir assis ces personnes sur le banc des accusés nous donne l'impression d'avoir permis de commencer une nouvelle étape de nos vies ». Je les trouve très généreuses car pour moi ce n'est pas suffisant. Il est nécessaire de juger ces personnes non pas pour crimes de guerre, ni pour nettoyage ethnique, ni pour des crimes isolés, cela serait honteux. Il faut qu'on les juge pour ce qui s'est vraiment passé : un génocide à caractère international seulement comparable à l'Holocauste ou au génocide du Rwanda par ses caractéristiques. En ce sens, la condamnation pour génocide contient trois éléments fondamentaux :
aider à soigner les victimes en leur faisant sentir que ce n'était pas de leur faute, que ce fut une atrocité, que quelqu'un leur rend justice, les écoute et leur demande pardon et, si possible, qu'on leur offre un dédommagement moral et matériel pour tout ce qu'elles ont souffert.
réaliser une punition publique, une nouvelle légitimation du système judiciaire et du Ministère Public permettant à beaucoup d'être confiants envers la justice, de redonner cet accord mutuel aux institutions. Ceci concerne le travail des juges et des procureurs qui redonnent de la crédibilité au système judiciaire.
devenir un antécédent international dans des questions d'actualité. Je pense que le Guatemala pourrait donner l'exemple au monde entier de la nécessité de faire justice et d'étancher les plaies ouvertes que la guerre a laissé, en permettant que les victimes soignent leur esprit, leur cœur, et que nous puissions ainsi renforcer l'État de droit.
« je pense à quel point la vie est injuste et arbitraire, car une des ces filles violée et torturée devant sa famille, aurait pu être moi ou une de mes filles et ce ne fut pas le cas, car la vie m'a destiné à naître sur l'autre rive du Guatemala, le Guatemala urbain, du bien-être et de la richesse, le Guatemala métis ladino ou qui se considère une nation “blanche” et qui ignore encore la souffrance des autres. Si j'étais née sur l'autre rive, dans le Guatemala profond, rural et indigène, je serais sûrement là, assise aux côtés de ces belles femmes parées de leurs huipiles rouges, aux visages flétris par la souffrance et le souvenir de la douleur, en attendant patiemment le verdict qui leur assure qu'elles n'y étaient pour rien. »
Marta Casaús
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