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Billet de blog 28 sept. 2015

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Ayotzinapa et la mémoire des luttes

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Mexico, 26 septembre 2015. Un an après la disparition de 43 étudiants de l’École Normale Rurale d’Ayotzinapa (état de Guerrero, Mexique) les mobilisations n’ont pas perdu leur force. Depuis la tragédie d’Iguala du 26 septembre 2014, quand les normaliens furent attaqués par la police municipale puis portés disparus, l’indignation n’a pas cessé de croître. La version officielle prétend que, remis par les autorités à des sicaires de Guerreros Unidos, les étudiants auraient été assassinés, incinérés dans une décharge à Cocula puis jetés en cendres dans le fleuve avoisinant. Érigée en « vérité historique », l’enquête présente de nombreuses lacunes, des fausses pistes et des hypothèses largement démenties par le rapport du GIEI (Groupe Interdisciplinaire d’Experts Indépendants) mandaté par la CIDH (Cours Interaméricaine des Droits Humains) et publié le 6 septembre dernier.

"Schéma des aggressions à 21h40, dans Informe Ayotzinapa du GIEI, p. 54."

« Les jeunes pleuraient, couchés par terre, pendant que la police nous tirait dessus », raconte un survivant interrogé par le GIEI. Ce n’est qu’un brin de l’horreur vécue par les étudiants cette nuit, un extrait de la reconstruction minutieuse des évènements que présente ce rapport de 560 pages (disponible en téléchargement ici).

Loin d’être perçue comme un épisode criminel de plus – ce qui aiderait le gouvernement à tourner la page –, la tragédie d’Ayotzinapa n’est que la pointe d’un atroce iceberg. L’iceberg de l’État mexicain clairement en faillite, incapable d’assumer la sécurité de ces citoyens, capable au contraire de les faire disparaître, de les additionner à la liste de l’ignominie : plus de 25 mille disparus, plus de 100 mille morts depuis les débuts de la guerre contre les cartels de la drogue en 2006. La vraie différence est qu’Ayotzinapa est un tournant. Pour Esteban Illades, auteur de La noche más triste. La desaparición de los 43 estudiantes de Ayotzinapa (La nuit la plus triste. La disparition des 43 étudiants d’Ayotzinapa), « Ayotzinapa deviendra le Tlatelolco de notre génération. L’État, avec des majuscules, perpétra un attentat contre sa population, contre ses citoyens, contre ceux qu’Il est censé représenter. ». Il est de ces dates qui forgent à jamais notre histoire. Il est de ces moments greffés à nos empreintes, qui creusent une brèche dans le sillon de la mémoire, qui ouvrent au large de nos récits collectifs et mettent en lumière l’abjection. 11 septembre 1973. 2 octobre 1968. Le 26 septembre 2014 devient une de ces dates-emblèmes.

Parents et famille des étudiants disparus le 26 septembre à Mexico

L’histoire des tyrannies du siècle et son calendrier ensanglanté, impuni, voué à l’oubli obligé de nos États. La date du 26 septembre demeure parmi celles qui s’érigent contre l’hypocrisie de la « vérité historique » et qui choisissent la valeur du témoignage des victimes, des outragés. On pensera peut être, dans quelques années, au 26 septembre comme une des nuits les plus tristes de l’histoire contemporaine du Mexique, mais aussi, espérons-le, comme une des ces références du temps où la société entière exigea justice, où elle fit trembler les murs des cyniques, des complices, des indifférents et des impunis au pouvoir, jour après jour, infatigablement.

Le journaliste Sergio González Rodríguez soutient dans Los 43 de Iguala que la disparition des étudiants fut « une opération de nettoyage social menée par des experts en stratégies de contre-insurgence […] suivant des schémas étudiés par la CIA aux États-Unis. ». À l’évidence la ville d’Iguala est une des portes d’entrée aux plantations d’opium, dont le 45% de la production nationale se concentre dans l’Etat de Guerrero. La demande d’héroïne et de morphine a nettement augmenté aux États-Unis. Le marché grandit rapidement. Cette confluence de données revient à fournir aux enquêtes des arguments d’ordre géo-politique. Rappellons une fois de plus que la douleur d’Ayotzinapa incarne le sommet d’une guerre désastreuse contre les cartels de la drogue. Deux jours avant la grande manifestation de samedi dernier, le poète et journaliste Javier Sicilia, qui renonça à l’écriture en vers après l’assassinat de son fils Juan et initia le Mouvement pour la Paix en 2011, affirmait que « les alliances entre le gouvernement et les cartels criminels nous mènent à une nouvelle forme de totalitarisme », puisque l’État peut librement détruire ses adversaires ou ses détracteurs dans un climat de barbarie, de peur généralisée, en les ajoutant aux statistiques des « dômmages collatéraux » contre un ennemi qui, en réalité, lui sert d’aubaine. Ces pistes ne sont pas du tout insensées. La politique de terreur des narco-États profite aux surpuissants marchés d’armes et de drogue et à leurs milliers de trames économiques des deux côtés de la frontière mexicaine-étatsunienne, et bien au-delà.

Il nous reste à voir jusqu’à quand nos sociétés, de plus en plus informées et librement organisées, vont tolérer l’existence de ces marchés criminels, de ces alliances infernales entre la psychose des sicaires et l’avarice de profiteurs parrainés par l’État. Le 26 septembre a réveillé les consciences au Mexique comme à l’étranger. Le cas Ayotzinapa a révélé aux yeux du monde la dégradation de nos institutions. Samedi dernier, un an après, nous avons démontré notre union inconditionnelle contre cette ignominie évidente. Dans la longue mémoire de nos indignations, le 26 septembre signifie une opportunité. Un pas en avant. Une étape de plus vers la fin d’un système bâti sur la violence perpétuelle de l’argent.

Stencil devant le Congrès National, le 26 septembre à Mexico

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