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«Le prix Goncourt 2025 : Laurent MAUVIGNIER et son roman aux éditions du Minuit, «La Maison vide», un roman des drames familiaux, de la mémoire, de la honte et du patriarcat» par Amadou Bal BA
Ce prix Goncourt 2025, «la maison vide» de Laurent MAUVIGNIER, est le récit d'une fresque familiale française sur quatre générations. «C’est un livre-fleuve, c’est un livre de famille, c’est un livre siècle. C’est une fresque familiale dans laquelle, il faut se plonger, comme dans un fleuve nourrissant» dit Philippe CLAUDEL, président du jury Goncourt.
Beaucoup d'autres romans portent le même titre dont celui d'Arthur Conan DOYLE. Mais de quel vide est-il question dans ce Goncourt ? «En 1976, mon père a rouvert la maison qu’il avait reçue de sa mère, restée fermée pendant vingt ans. À l’intérieur : un piano, une commode au marbre ébréché, une Légion d’honneur, des photographies sur lesquelles un visage a été découpé aux ciseaux. Une maison peuplée de récits, où se croisent deux guerres mondiales, la vie rurale de la première moitié du vingtième siècle, mais aussi Marguerite, ma grand-mère, sa mère Marie-Ernestine, la mère de celle-ci, et tous les hommes qui ont gravité autour d’elles. Toutes et tous ont marqué la maison et ont été progressivement effacés. J’ai tenté de les ramener à la lumière pour comprendre ce qui a pu être leur histoire, et son ombre portée sur la nôtre», écrit Laurent MAUVIGNIER.
Ce Goncourt est un roman «à hauteur d’enfant ; on ne nait pas de rien, on vient de quelque part , de son « quelque part» dit-il. Dans sa contribution littéraire et artistique, au croisement de plusieurs arts : roman, théâtre, cinéma, danse et photographie, Laurent MAUVIGNIER, issu d’une famille paysanne de cinq enfants, est né le 6 juillet 1967 à Tours, aux confins du Poitou. Il a grandi dans la petite ville de Descartes.
Ancien pensionnaire de la villa Médicis, c’est quand il avait neuf que son père décide de rouvrir «la maison du vide» ayant appartenu à ses arrière-arrière-grands-parents. Il se met tout d'abord en quête de la médaille que son arrière-grand-père Jules, tué au combat en 1916, reçut à titre posthume. En remontant le temps, dans cette cathédrale du souvenir, Laurent MAUVIGNIER nous fait revivre la Première et la Seconde Guerre mondiale. Il tente de percer les secrets de Jeanne-Marie (1860-1933), Marie-Ernestine (1913-1954) et Marguerite (1913-1954). Cette maison des ancêtres, construite en 1854, comporte une commode dont le plateau de marbre est fendu, et un piano. La maison est au centre des terres et des fermages, une vie aisée, héritée d’un lointain ancêtre honoré par Napoléon et avaient été confisquées au clergé ou à des nobles ayant fui la France.
Dans cette «maison vide» au titre évocateur, le lecteur y pénètre sur la pointe des pieds, frissonnant à chaque écho, comme si le plus léger souffle, dans l'air saturé de poussière, risquait de réveiller un souvenir trop longtemps occulté, une présence invisible, mais persistante. Le prix Goncourt 2024 relate les convulsions intérieures d’une famille, plombées par le poids des générations, les règles patriarcales et les convenances sociales, les sentiments tus, des talents détruits et les rêves brisés. En effet, c’est une maison familiale abandonnée de longue date, où son père s’est donné mort, à l’âge de 46 ans, parti sans se justifier ou expliquer son acte désespéré. Ce geste radical, définitif, n'est pas raconté, mais Laurent MAUVIGNIER y revient pour ausculter les silences, questionner les objets, comme une médaille de la Légion d'honneur, des photographies anciennes, de la grand-mère, aux visages découpés. Marguerite CHICHERY, épouse d’André MAUVIGNIER, qui sera tondue en 1944 sur la voie publique, pour avoir couché avec un Allemand et mourra alcoolique en laissant son fils, le père de Laurent MAUVIGNIER, hériter de tant de souffrances, qui le pousseront au suicide. «Nous prenons conscience de la place des femme, de la reconnaissance que nous leur devons, de l’hommage que nous devons sans cesse leur porter. Il y a ces inaudibles, ces femmes invisibilisées qui ont même été ostracisées au moment de certaines parties douloureuses de notre histoire comme des personnages récurrents, des angles morts, des figures noires, et pourtant extrêmement importantes et omniprésentes dans le livre», dit Philippe CLAUDEL de l’académie du Goncourt.
Finalement, la littérature a ici pour ambition de relater, avec virtuosité, un talent, une tragédie que la parole est inapte à raconter. «Avant même le prix Goncourt, dans un moment où on se dit que la littérature est assez difficile à faire partager ou peut-être que les lecteurs ont d’autres préoccupations et sont happés par une actualité haletante. Le succès du roman, au contraire, prouve que nous avons besoin de temps, de textes, de voix, de mots, et Laurent Mauvignier rend grâce à cela, de façon absolument magnifique», dit Philippe CLAUDEL, président du jury Goncourt. En effet, l’auteur a réussi, magistralement, à peindre des drames intimes, les ravages du patriarcat que les ignominies de la guerre et le fonctionnement clos des sociétés villageoises. C’est un roman dense, captivant, majestueux, d’une écriture somptueuse et pondérée, une peinture des drames familiaux, de la honte, des rapports de pouvoir, de la construction du silence et de la mémoire. Tout en nuance, en délicatesse et finesse, l’auteur transperce le silence lourd, ce qu’on chuchote, sans oser le nom, ce lourd secret de famille. C’est de ces traces dans le vide que Laurent MAUVIGNIER situe son récit, une écriture qui ressuscite la vieille maison et ses souvenirs. C’est une maison vide où la mémoire du passé occupe une place centrale, de l’histoire de cinq générations d’une famille paysanne ; chaque page est un tableau vivant, vibrant, si profond. «Maintenant, justement, j’ai l’impression de tout voir ; je pressens une réalité à peine plus palpable qu’un souffle d’air, mais pas moins présente que lorsque celui-ci s’insinue dans vos vêtements ; une réalité qui se tissait en moi, presque à mon insu, chaque fil la composant étant constitué d’un matériau vivace, la mémoire de voix», écrit-il.
Tous les romans de Laurent MAUVIGNIER ont été publiés aux éditions de Minuit. Les auteurs publiées chez cette maison d’édition, Samuel BECKETT, Marguerite DURAS, Alain ROBBE-GRILLET ou Michel BUTOR ont une parenté stylistique ou leurs affinités littéraires. «Je suis sensible à la tension, la nervosité qui rend toute description, toute situation, tout personnage plus présents, plus nets si l’on veut, si cette efficacité, justement, entre en jeu. Car en choisissant, en triant, en retranchant, elle donne surtout à la matière qu’elle met en avant un relief que celle-ci n’aurait pas dans le flot sans forme du réel», dit Laurent MAUVIGNIER. Les éditions de Minuit ont été pendant longtemps dirigées, de 1948 à 2001 par Jérôme LINDON, un éditeur militant, en lutte contre la censure, en pleines guerres coloniales, de Charles de GAULLE. «Un roman, c’est une vision du monde. Et si aucun roman ne change le monde, il en est tout de même une façon de le ressentir, d’y faire présence, d’en capter et d’en traduire la réalité autour de nous. Il y a des livres qui veulent nous soumettre à nos peurs plutôt que de les interroger. On pourrait au mieux se dire qu’il y a une vertu cathartique dans tout ça, que prendre ses peurs et ses fantasmes pour des réalités, les transfigurer dans une fiction, aurait au moins le bénéfice de les assouvir en tant que peur et fantasme», dit Laurent MAUVIGNIER.
Plusieurs thèses ont déjà été soutenues sur la contribution littéraire de Laurent MAUVIGNIER «Lire Mauvignier, c’est donc accueillir une littérature singulière au pouvoir évocateur et puissant, qui éveille la sensibilité du lecteur dès les premières lignes. Plus précisément, il émane univoquement de ses romans un sentiment particulier, celui d’une « écriture du subi», écrit Muriel PFEFFERLE. La tragédie est omniprésente dans ses romans. L’empreinte de la mort ressuscite la tragédie antique. Dans leur désespoir permanent, ses personnages sont englués dans un présent qui n’en finit pas, mais apporte avec elle un formidable souffle de survie. Dans ce style des éditions de Minuit, l’auteur est bien un disciple de Samuel BECKETT qui «est celui qui a dit mieux que les autres ou le plus clairement, cette obsession de la vie, jusqu’à l’épuisement, ce désir impossible à stopper de parler, de vivre, de souffler, d’aller, de reprendre, de recommencer toujours, même moins mais encore, et sans relâche, jusqu’à l’absurdité» dit Laurent MAUVIGNIER.
Le roman moderne est inspiré par le monologue, le flux de conscience, aussi bien chez James JOYCE, Virginia WOOLF ou Samuel BECKETT. L’œuvre de Laurent MAUVIGNIER «travaille avec une rare intensité la forme du monologue qui dit la séparation, la douleur de la solitude, l’appel à l’autre comme demande d’amour et de reconnaissance», écrit Dominique RABATé dans le «roman français contemporain». L’auteur a pour ambition de pousser le lecteur vers une forte empathie à la douleur, ou la volonté de survivre des héros du roman.
Les premiers romans de Laurent MAUVIGNIER, intimistes, lui avaient valu une réputation d’écrivain difficile, trop exigeant pour toucher l’ensemble du lectorat. Dans son roman, «la foule», traitant du drame du stade du Heysel en 1985, le grand public est sous le charme. «Des hommes» évoque la situation des soldats français pendant la guerre d’Algérie.
Références bibliographiques
A – La contribution littéraire de Laurent MAUVIGNIER
MAUVIGNIER (Laurent), La maison vide, Paris, éditions de Minuit, 2025, 752 pages, Prix Goncourt 2025, Prix Littéraire Le Monde, Prix des librairies de Nancy, Le Point, et Prix Landerneau ;
MAUVIGNIER (Laurent), Loin d’eux, Paris, éditions de Minuit, 1999, 128 pages ;
MAUVIGNIER (Laurent), Apprendre à finir, Paris, éditions de Minuit. 2000, 128 pages ;
MAUVIGNIER (Laurent), C’eux d’à côté, Paris : Éditions de Minuit, 2002, 160 pages ;
MAUVIGNIER (Laurent), Seuls, Paris, éditions de Minuit, 2004, 176 pages ;
MAUVIGNIER (Laurent), Le lien, Paris, éditions de Minuit, 2005, 64 pages ;
MAUVIGNIER (Laurent), Seuls, Paris, éditions de Minuit, 2004, 176 pages ;
MAUVIGNIER (Laurent), Dans la foule, Paris, éditions de Minuit, 2006, 376 pages ;
MAUVIGNIER (Laurent), Des hommes, Paris, éditions de Minuit, 2009, 288 pages ;
MAUVIGNIER (Laurent), Ce que j’appelle oubli, Paris, éditions de Minuit, 2011, 64 pages ;
MAUVIGNIER (Laurent), Seuls, Paris, éditions de Minuit, 2004, 176 pages ;
MAUVIGNIER (Laurent), Tout mon amour, Paris, éditions de Minuit, 2012, 128 pages ;
MAUVIGNIER (Laurent), Autour du monde, Paris, éditions de Minuit, 2014, 384 pages ;
MAUVIGNIER (Laurent), Retour à Berratham, Paris, éditions de Minuit, 2015, 80 pages ;
MAUVIGNIER (Laurent), Continuer, Paris, éditions de Minuit, 2016, 240 pages ;
MAUVIGNIER (Laurent), Une légère blessure, Paris, éditions de Minuit, 2016, 48 pages ;
MAUVIGNIER (Laurent), Histoire de la nuit, Paris, éditions de Minuit, 2020, 640 pages ;
MAUVIGNIER (Laurent), Proches, Paris, éditions de Minuit, 2023, 128 pages.
B – Les autres références
BERTRAND (Michel) DRAMTI (Alberto) sous la direction de, Ecrire le contemporain : sur l'œuvre de Laurent Mauvignier, Aix-en-Provence, Presses Universitaires de Provence, 2018, 270 pages ;
BERTRAND (Michel) GERMONI (Karine) JAUER (Annick), Existe-t-il un style Minuit ?, Presses Universitaires de Provence, 2014, 274 pages ;
BRENDLE (Chloé), Seuls, ensemble : fabrique des appartenances et imaginaires de la communauté dans des récits contemporains français : (Marie NDiaye, Laurent Mauvignier, Maylis de Kerangal, Arno Bertina, Olivier Cadiot), thèse sous la direction de Dominique Rabaté, Sorbonne Paris Cité, 2017, 420 pages ;
DURRENMATT (Jacques) NARJOUX (Cécile), La langue de Laurent Mauvignier : «une langue qui court», Dijon, Editions Universitaires de Dijon, 2012, 245 pages ;
FAERBER (Johan) «Cette épaisseur qui est le luxe suprême du roman : le temps» , entretien avec Laurent Mauvignier, Diacritik.com, 8 octobre 2018 ;
FONTAINE (Fanny), Poétique de la dérive dans la littérature contemporaine, (Laurent Mauvignier, LI Bai, Irme Kertész), thèse sous la direction de Yin de Zhang, Paris, Sorbonne Cité, 2015, 364 pages ;
GERMONI (Karine) DURRENMAT (Jacques), sous la direction de, Laurent Mauvignier, Paris Garnier, 2019, 283 pages ;
GUICHARD (Thierry) JERUSALEM (Christine) MONGO-MBOUSSA (Boniface), PERA (Delphine) RABATE (Dominique), Le roman français contemporain, Paris, éditions Cultures de France, 2007, 147 pages, spéc pages 23-25 ;
PFEFFERLE (Muriel), Autour de quatre romans de Laurent Mauvignier : le déploiement d’une «écriture du subi», sous la direction de Jean Kaempfer, Université de Lausanne, automne 2011, 102 pages ;
PRECLAIRE (Florian), Recommencer le monde, poétique du récit dans les œuvres de Marie-Hélène Lafon, Laurent Mauvignier, Pierre Michond et Jean Rouaud, thèse sous la direction de Bruno Blanckeman, Paris, Sorbonne nouvelle, 2023, 415 pages ;
WILLERVAL (Juliette), La poétique du souffle dans l'univers romanesque de Laurent Mauvignier, sous la direction de Évelyne Thoizet. Université d'Amiens, 2018-2019, 232 pages.
Paris, le 4 novembre 2025, par Amadou Bal BA