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«Tahar BEN JELLOUN et son nouveau roman d'amour : «Les amants de Casablanca»» par Amadou Bal BA -
Tahar BEN JELLOUN, académicien franco-marocain, poète, peintre, Prix Goncourt 1987, a écrit plus de 70 romans (voir mon article, 15 mars 2023, Médiapart) ; il est un très sérieux prétendant au Prix Nobel de littérature, après l’égyptien Naguib MAHFOUZ (1911-2006). «Il n'y a pas d'amour heureux» disait Louis ARAGON (voir mon article). C'est la première fois que Tahar BEN JELLOUN traite d'une belle histoire d'amour, avec de surcroît une fin heureuse. Ce roman bien ficelé, «les amants de Casablanca», avec la puissance de l’expression écrite et la dramaturgie de son récit pourrait bien inspirer un scénario de film. En effet, une fois qu’on a entamé de le lire, il est difficile de s’arrêter. Tahar BEN JELLOUN y fait l’autopsie de la vie d’un couple en crise, dans une société marocaine en pleine mutation faite d’un gouffre entre les classes sociales aisées et les traditions dans une société patriarcale, et où la femme, quand elle est riche et puissante, revendique sa liberté. Entre fresque sociale et roman psychologique, «Les amants de Casablanca», une magnifique histoire d’amour, explore la grande aventure du mariage, les oscillations du désir d’une femme marocaine riche et ambitieuse, les petits arrangements avec la religion et la capacité de l’être humain à embrasser ses contradictions. Dans ce récit à deux voix, ce roman relate la magie du premier amour, les impasses du mariage et les ambivalences du désir.
Tahar Ben JELLOUN, ressemblant plus physiquement à un Européen qu’à un Marocain, né à Fès, ayant grandi à Tanger, vivant entre le Maroc et la France, est l’un des éminents et le plus populaire écrivain du monde arabe ; comme Taha HUSSEIN (voir mon article, 17 décembre 2022, Médiapart), Tahar BEN JELLOUN a merveilleusement exposé les défis de notre temps auxquels est confronté le royaume chérifien, oscillant entre tradition et modernité. Plusieurs thèmes riches traversent ce roman, «les amants de Casablanca» : l’amour, le désir, le sexe, la trahison, le mensonge, le chagrin, le remords, l’amitié, l’argent, l’apparence, l’hypocrisie, la religion, le statut de la femme, la littérature, le cinéma, la cause palestinienne, la superstition, la créolisation de la langue française au Maghreb et le racisme.
«Il m'a quittée, je te quitte» dit la femme, Lamia, une pharmacienne, à son mari, Nabile, un médecin pédiatre, après 10 ans de vie commune. Originaires de Fès, ville de tradition et d’authenticité, mais devenus des éléments de la bourgeoisie de Casablanca, ce couple rejette la fantaisie ou le désordre. «Le monde est en paix et le ciel sans nuages» dit-on. Tout baignait dans cette famille modèle, ses dîners arrosés et ses vacances en Espagne, à Marbella. Ils ont un garçon, une fille, adopté une autre fille, et construit une belle villa dans les hauteurs d’Anfa, le quartier huppé de Casa : «La vie était facile, le ciel d’un bleu limpide et la paix régnait sur leur monde. Entre eux, c’était du solide. Et puis, ils appartenaient à des familles où l’on ne divorçait pas, où l’infidélité était de l’ordre de l’inconcevable. La famille était la base de tout, on ne faisait rien en dehors» écrit-il.
Et pourtant, dès leur rencontre à Paris, Lamia, dans l’europhorie des premiers jours de cette idylle, l’héroïne du roman, Lamia, semblait être pessimiste pour l’avenir du couple : «Tu vas te marier, tu auras des enfants, tu prendras du poids, tu connaîtras l’ennui et la solitude de la conjugalité, les repas interminables chez papa et maman, et un jour, tu tomberas dans une belle dépression» dit-elle à Nabile, son fiancé et futur mari. En effet, «Les amants de Casablanca», regorgeant de références littéraires, rappelle la «Belle du Seigneur» d’Albert COHEN (1895-1981), un drame de l’amour en trois épisodes : la séduction, puis la conquête suivie d’une destruction. Mais comme on l’a dit, en dépit des blessures, de la tension et de la douleur, «les amants de Casablanca» est un roman qui se termine bien.
Devant la trahison de sa femme, Nabile repense à cette citation de Milan KUNDERA (1929-1967) «Ne pouvoir vivre qu’une vie, c’est comme ne pas vivre du tout», écrit cet auteur dans «l’insoutenable légèreté de l’être». En effet, dans ce roman, Tahar BEN JELLOUN dresse une gallérie de portraits de femmes marocaines, de la bourgeoisie de Casablanca, vivant désormais seules, indépendantes et riches, arrogantes et jouissives, à la découverte de leur corps et d'elles-mêmes. «Casa est une ville géante, crasseuse, une ville dure où les plus riches côtoient les plus pauvres. C’est une ville où les frustrations sont criantes, où les valeurs sont écrasées par l’arrogance du fric, de l’arrivisme, de la corruption. Ici, l’argent, ça se montre. … On aime tous la fête. A Casa, certains vont de fête en fête sans jamais se reposer, ni se poser des questions. C’est la ville idéale pour ce genre d’activité. Le fric et le sexe» écrit-il.
Tahar BEN JELLOUN, passionné de cinéma fait référence au film de «Scènes de la vie conjugale» d’Ingmar BERGMAN (1918-2007), mais dans lequel, c’est le mari qui a fauté. Ici, dans ce roman, «les amants de Casablanca», c’est la femme, Lamia, séduite par un playboy, Daniel COHEN, un Juif expert-comptable, sa Porsche, et qui l’a séduite et larguée au bout de six mois. Entre Lamia et Nabile, au début un couple harmonieux et fusionnel, un grain de sable, la routine se sont installés. La meilleure défense, c’est l’attaque ; Lamia, la femme adultère, charge violemment son mari et le culpabilise : «Tu t’es endormi sur notre amour et tu l’as éteint, tu l’as étouffé à force d’habitudes et de routine. J’avais besoin d’air. C’est ton poids qui m’a jetée dans les bras d’un autre homme, oui, je t’ai trompée à cause de ce que tu es devenu, un pesant, prévisible, sans éclat, sans humour, un homme rangé, casé, sans imagination. Je me suis éclatée dans les bras de cet homme, même s’il est un peu salaud, légèrement voyou. Il m’a rendue vivante, il m’a révélée à moi-même et puis il est parti. Réveille-toi ! Notre couple a merdé ! Je mérite mieux que cette vie rangée, qui pue la naphtaline et la tristesse !» crie Lamia. Scène surréaliste, Nabile, son mari cocu, un animal blessé, réclame des détails. Lamia, jadis une femme fragile et douce, devient subitement expose impudiquement et outrageusement sa nouvelle tendance libidineuse ; elle devient dure, résolue, sans état d’âme, traitresse, cynique et accusatrice. Daniel, l’amant, «est plus tendre, plus attentif. J’ai joui, j’ai même joui plusieurs fois. Il a mis sa langue dans mon vagin, et m’a longuement embrassée. Ensuite, il m’a chevauchée, et on a fait l’amour.» dit Lamia, qui précise qu’il a joui dans sa bouche. Finalement, Lamia dit à son mari, que la culture de son amant, Daniel, c’est le sexe ; c’est un expert et le mariage tue le désir : «Sur le plan sexuel, ça été pour moi une découverte, il m’a libérée, je suis une autre, il connaissait mon corps. Je ne savais pas que j’étais capable de vivre autant de plaisirs différents» dit-elle à son mari.
Finalement, Tahar BEN JELLOUN dresse le portrait d’une femme marocaine moderne, non seulement indépendante, mais libérée des carcans de l’hypocrisie sociale et morale. «Je découvrais que la femme marocaine de l’ère Mohammed VI était libre, avec un pied dans le socle familial de la tradition et l’autre dans une modernité passant par le travail et l’innovation. Lamia avait misé sur l’argent et sur son importance pour prendre de la distance avec moi. Une certaine distance que j’attribuais à l’adultère» écrit Tahar BEN JELLOUN. En effet, l’héroïne du roman, Lamia, ayant commis une infidélité, donc en difficulté, a réussi tout de même à renverser la vapeur. Nabile tout en reconnaissant qu’il n’est pas un expert du sexe, admet que la fantaisie ne faisait pas partie de ses expériences. Et pourtant, jeune, il avait lu le «jardin parfumé» de Cheikh NEFZAOUI, un manuel de sexologie arabe ; Nabile s’était masturbé en s’inspirant des différentes positions recommandées par Cheikh NEFZAOUI. Son manuel, datant de 1420, destiné à Abu Faris, grand vizir du Bey de Tunis, procure toutes les recettes aphrodisiaques du monde, dévoile les corps et les décline en d’innombrables postures. En effet, Cheikh NEFZAOUI veut livrer le secret de l’univers : «le jardin parfumé» ou dont le titre initialement est le «jardin des prairies», c’est le paradis et le paradis, c’est le corps des femmes. L’amour et les rapports sexuels, c’est un art avec la classification des plaisirs, diverses manières de les goûter, préceptes d’hygiène, composition des baumes et parfums, recettes aphrodisiaques. Evoquant les qualités et les défauts des femmes et des hommes, par conséquent, Cheikh NEFZAOUI, un auteur arabe du XVème siècle, traitait déjà du plaisir sexuel. Il ne faudrait pas faire l’amour le ventre plein, mieux vaut être à jeun, pour ne pas subir une incommodité «Lorsque vous entrez dans le lit commun, commencez par de douces caresses, embrassez délicatement, passez doucement vos mains sur son dos nu, ramenez les ensuite vers ses seins. Quand vous niquerez, étendez votre femme sur les coussins, serrez-la doucement dans vos bras, et baisez tendrement sa bouche, son cou, ses sourcils, et le bout de ses seins ; mordez-la aux épaules, caressez son ventre et ses hanches, puis balancez ensemble vos deux corps unis. Alors vous la sentirez s’ouvrir, vous la verrez murir et prête à cueillir» écrit Cheikh NEFZAOUI.
Pour Tahar BEN JELLOUN, un écrivain né doit pas se cantonner à raconter des choses politiquement, sa mission est parfois de choquer, de secouer le cocotier, afin d'interpeller nos consciences. Par conséquent, ce roman, «les amants de Casablanca» est une dénonciation de cette société marocaine conservatrice et hypocrite, réprimant le sexe, l’alcool, l'adultère et l'homosexualité. La littérature, comme la vie, ce n’est pas la routine «La vie n’est pas un programme réglé comme du papier à musique, la vie c’est du hasard» écrit-il.
Ce roman, «les amants de Casablanca», en plus de l’infidélité, du sexe et du désir, brasse en réalité plusieurs thèmes ; ce qui fait son grand intérêt. En effet, dans ce conflit entre la tradition et la modernité, Tahar BEN JELLOUN brosse le portrait de la femme marocaine «Aujourd’hui, la femme marocaine, surtout quand elle travaille et est autonome financièrement, décide de reprendre sa liberté. L’époque de la femme soumise au foyer n’existe plus, même chez les pauvres. Tout le monde travaille, se déteste, se trahit, divorce ou décide de passer l’éponge. Le pays est ainsi, moitié aspirant à la modernité à l’occidentale, moitié rivée aux vieilles traditions marinées dans la régression et la domination masculine» écrit-il. «Si vous craignez la solitude, ne vous mariez pas» disait Anton TCHEKHOV (1860-1904).
Tahar BEN JELLOUN traite, frontalement, le rapport de l’Islam à la modernité. On tolère que l’homme puisse tromper sa femme, mais l’inverse est vertement désapprouvé «J’appartiens à une société où il est pratiquement admis que l’homme marié ait des aventures ou même mène une double vie. On lui pardonne. On ne l’accable pas. La condition de la femme au Maroc ne changerait que si chaque femme décidait de ne plus être soumise et de vivre sa vie pleinement» écrit Tahar BEN JELLOUN. Mais quand une femme riche chute, toutes les personnes envieuses, s’en donnent à cœur joie, l’ostracisent dans la société ou l’agressent, comme cette femme islamiste qui tamponne sa voiture et lui chipe la place de parking. D’autres personnes estiment que la femme adultère serait victime d’un coup du sort du Djinn ou d’un mauvais œil ; toutes les superstitions refont surface. En matière d’adultère, et en pays d’Islam, la femme fautive perd tous ses droits. Par ailleurs, cette trahison donne l’occasion à la famille de se mêler des déboires conjugaux de Nabile, et recommande, sur le plan religieux, la soumission «Le croyant est prédisposé au malheur, il est mis à l’épreuve par Dieu ; prends ta douleur en patience et essaie de te reposer ; Dieu nous a pourtant prévenus à propos des femmes : leur capacité de nuisance est énorme» lui dit son père. La mère de Lamia, une traditionaliste dans le déni, a dû mal à concevoir que sa fille ait été infidèle «Notre fille a été éduquée dans le sens de la morale et du respect de la famille, si elle est partie, c’est que tu as dû lui manquer de respect ; elle n’est pas du genre à être infidèle, c’est une bonne mère» dit la belle-mère.
En droit musulman, sans interdire la polygamie, l’homme doit traiter ses épouses de manière égale «A condition qu’il les aimes toutes autant, et les traite absolument à égalité. Pas de femme préférée, pas de privilège. C’est impossible à tenir» écrit Tahar BEN JELLOUN. Le féminisme au Maroc est resté léger ; il ne doit pas heurter les conservateurs «La Moudawana (droit de la famille marocain) donne des droits à la femme, mais pas suffisamment» écrit-il. Dans ce divorce entre Lamia et Nabile, un mari cocu et compréhensif, l’épouse ayant un revenu plus élevé que sa femme, doit lui verser une prestation compensatoire ; c’est une révolution dans le droit de la famille marocain. Par ailleurs, au Maroc, on boit l’alcool pendant ces nombreuses fêtes et dîners, sauf lors le mois de Ramadan où l’abstinence est de rigueur. Les Marocains aiment à boire jusqu’à devenir saouls «L’alcool n’est pas interdit par l’Islam. Ce qui est interdit, c’est l’ivresse, le fait de se saouler au point de perdre la maîtrise de ses actes. Boire, oui, modérément, et sans être ivre, l’Islam n’est pas contre» écrit-il. On ne sert pas l’alcool aux femmes installées à une terrasse, il est exigé d’aller à l’intérieur, et de se soustraire de la vue des passants. «Il faut en finir avec les hypocrisies ! Vous avez vu que le coin où on vend de l’alcool au supermarché est installé à part. Il ferme le vendredi, mais est ouvert tout le reste de la semaine. Et puis l’Etat prend des taxes importantes sur cette marchandise ! Le Maroc produit du vin depuis toujours et la consommation par les Marocains est énorme» écrit Tahar BEN JELLOUN.
D’après l’Islam, l’adoption n’est pas autorisée, mais il existe une institution dite du Kafala, une sorte de tutelle, sans filiation, un enfant est recueilli, sans prendre le nom de sa nouvelle famille et sans droit de succession. Là aussi, le thème de l’argent surgit, puisque Lamia a corrompu les autorités, pour avoir la garde d’une fille de parents alcooliques, Najat. Par ailleurs, le prêt usuraire est normalement interdit en Islam, mais «tout le monde ferme les yeux là-dessus et personne n’invoque l’Islam, lorsqu’on demande un crédit à la banque» écrit Tahar BEN JELLOUN. L’auteur donne une explication rationnelle de l’interdiction du porc pour les musulmans «A l’époque du Prophète Mohammad, il n’y avait pas trace de cochon en Arabie. Cependant, le Prophète se demandait pourquoi les Juifs interdisaient sa consommation. En lisant la Thora, il aurait découvert que la génétique du porc et celle de l’homme ressembleraient énormément. Manger du porc, serait donc de l’anthropophagie !» écrit Tahar BEN JELLOUN.
Les familles traditionnalistes musulmanes sont attachées à l’abstinence sexuelle avant le mariage, mais dans une grande hypocrisie, les filles maghrébines acceptent la sodomie pour ne pas perdre leur virginité. Dans cette société des apparences, Lamia, la femme adultère, part à la Mecque parce qu’elle a eu un garçon et une fille, grâce à ses prières, ses vœux seraient exaucés. Mais Nabile, avoue qu’il est athée et partisan de la laïcité «Je ne jeûne pas, depuis mon adolescence. Je ne suis pas croyant, mais je respecte ceux qui croient» dit-il. Cependant, durant le mois de Ramadan, il n’a pas le droit, à la maison, de manger avant le coucher du soleil. Kenza Wahbi, propriétaire d’appareils paramédicaux et d’une société de location de voitures de sport et de luxe, est une lesbienne, mais qui ne se déclare pas. En dépit de l’interdiction de la prostitution, le marché du sexe est florissant au Maroc, un pays musulman, avec notamment un réseau discret de Call girls, des putes de luxe, comme le personnage de Ghizlane dans ce roman : «Ce que j'ai tenté avec Belle de Jour, c'est de montrer le divorce terrible entre le cœur et la chair, entre un vrai, immense et tendre amour et l'exigence implacable des sens. Ce conflit, à quelques rares exceptions près, chaque homme, chaque femme qui aime longtemps, le porte en soi. Il est perçu ou non, il déchire ou il sommeille, mais il existe» écrit Joseph KESSEL (1898-1979) dans «Belle du jour», avec un film de Luis BUNUEL, et une interprétation magistrale de Catherine DENEUVE. Dans Belle du Jour, c’est bien une question d’adultère. En effet, malgré tout l'amour qu'elle lui porte, Séverine, l’héroïne du roman, s'ennuie avec son mari et n'éprouve guère de plaisir. Elle fait un jour la connaissance d'un homme qui l'entraîne dans une maison clandestine. Curieuse et troublée, Séverine devient Belle de Jour tous les après-midi.
Tahar BEN JELLOUN évoque une question majeure, celle de la place de l’argent dans les nouvelles sociétés africaines, qui a tout pourri. Ainsi, le mariage entre Lamia et Nabile dure trois jours. C’est l’occasion de faire l’étalage de la puissance financière des familles, deux grands orchestres étant loués. La belle-famille offre un terrain, pour construire une villa. Mais être redevable des autres, même de manière occasionnelle, ce n’est jamais innocent ; c’est prendre le risque d’être leur obligé pendant toute la vie. Tout est calculé, et rien n’est innocent «Dans la vie, rien n’est donné, rien n’est gratuit, ce qu’on te donne aujourd’hui, tu le rendras au quintuple tôt ou tard. L’homme est ainsi fait : la gratuité n’est pas de ce monde» écrit Tahar BEN JELLOUN. Lamia devient, avec sa pharmacie et la fabrication des médicaments plus riche que son mari. L’alcool est interdit au Maroc, mais le gouvernement ramasse les taxes issues de ce produit et des vignobles marocains existent bien, dans ce pays musulman, notamment le Guerrouane et Beni M'Tir dans la région de Meknès, le Boulaoune, l’Angad et le Berkane. Le Sidi Brahim algérien est bien connu. Cependant, l’argent est ramené à sa vraie valeur par Nabile «L’argent n'est que la poussière de la vie. Il ne faut pas le mépriser ou l’admirer. C’est un moyen pour atteindre un but noble. On achète des objets, du matériel, on paye des services, mais on ne peut acheter l’amour, l’amitié, la tendresse. La tendresse véritable ne s’achète, ni se vend» écrit Tahar BEN JELLOUN.
Les thèmes du rapport entre la lecture, la littérature et l’amour, ainsi que le cinéma, sont omniprésents dans ce roman, «les amants de Casablanca». Le héros, Nabile, est passionné de lecture ; en revanche, ce n’est pas la tasse de thé de Lamia : «Elle était belle, certes, mais bien qu’elle fit des études de pharmacie, elle était inculte. Elle ne lisait rien en dehors des polycopiés universitaires et elle trouvait cela normal» écrit Tahar BEN JELLOUN. En revanche, Nabile, un amoureux et romantique, lisait «Adolphe» de Benjamin CONSTANT (1767-1830). «J’avais toujours vu mes parents lire et ma mère avait même créé un club de lecture. Des femmes se réunissait chez nous, une fois par mois, pour discuter des livres qu’elles avaient lus, en arabe ou en français. Je croyais en l’amour, celui que célèbrent la littérature et le cinéma» écrit Tahar BEN JELLOUN. Dans «Adolphe», rappelant indirectement la mésaventure de Lamia, conquise et larguée, c’est l’histoire d’un jeune de 20 ans qui séduit une aristocrate polonaise de 30 ans, puis l’abandonne, brutalement. «C’est une belle histoire, mais en amour, le bonheur est fugace, et rien n’est définitif» écrit-il.
Tahar BEN JELLOUN traite en particulier de la liberté sexuelle, dans un pays musulman. Il y a ces hommes, comme le personnage de Hakim, architecte et ami de Nabile, mal marié, puis divorcé, qui multiplie les conquêtes avec cette nouvelle race de femmes marocaines, libres et indépendantes «Fric, égoïsme, schizophrénie, double discours, double visage, drames cachés et histoires muettes de femmes libérées vivant seules et parfois malheureuses. Imaginez une femme, la trentaine, indépendante financièrement, ayant fait les grandes écoles, de famille plutôt aisée, mal mariée, vite divorcée, cherchant à vivre comme une Européenne, qui n’a de compte à rendre à personne, une Marocaine d’un type nouveau qui réclame des droits, les prend sans hésiter, bref une femme quasi égale de l’homme, sauf qu’elle est plus courageuse et aussi cruelle quand celui-ci fait preuve de lâcheté. Ce genre de femme, encore rare, émerge et essaie de se faire respecter malgré les traditions, les mauvaises habitudes d’une société gouvernée par l’hypocrisie, les convenances et la peur du qu’en-dira-t-on» écrit Tahar BEN JELLOUN.
D’autres thèmes surgissent dans ce roman, comme celui de l’immigration, les étudiants africains ont toutes les peines du monde à décrocher un visa pour la France, et les droits d’inscription deviennent prohibitifs «Le Front national s’en prenait sans cesse aux immigrés, accusant le gouvernement d’être laxiste ; il prônait la fermeture des frontières et l’instauration des quotas. Le discours autour de l’immigration était devenu en quelques année une obsession de la Droite et une gêne pour la Gauche» écrit-il. Cependant, il fait l’éloge du système de santé français, «le meilleur du monde, parce qu’il est basé sur la solidarité» dit Tahar BEN JELLOUN.
Tahar BEN JELLOUN évoque souvent, mais de façon incidente et furtive, du Sénégal dans ses livres. Ici, il s’agit d’un concierge sénégalais, grand de taille, chargé d’escorter Lamia, à la suite d’une agression, à chaque fois qu’elle va déposer sa recette à la banque. Mais il est aussi du thème du racisme, que l’auteur dénonce énergiquement, quand Faiza s’est mariée avec un Sénégalais et a été victime de la médisance : «Au moins, Diallo est un professeur de médecine qui dirige un grand hôpital à Dakar. On s’en fout de sa couleur. C’est incroyable ce racisme anti-noir ! Vous vous croyez supérieurs parce que vous êtes nés avec une peau blanche ! Quelle stupidité !» écrit Tahar BEN JELLOUN.
Au Maroc, pays arabe, la langue française se créolise «La langue française mâtinée d’arabe était revenue entre nous ; on se parlait comme la plupart des Marocains, avec des mots arabes francisés ou des mots français arabisés. Une drôle de langue» écrit Tahar BEN JELLOUN.
En définitive, «les amants de Casablanca» un beau roman, d’un prétendant sérieux au Prix Nobel de littérature, est richesse de sa langue, de ses thèmes, ainsi que de ses références cinématographiques et littéraires. Une vraie peinture de la société marocaine, en pleine mutation.
REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES
1 – Le nouveau roman d’amour de Tahar BEN JELLOUN
BEN JELLOUN (Tahar), Les amants de Casablanca, Paris, Gallimard, 6 avril 2023, 325 pages, prix 21 euros.
2 - Les livres et films cités par Tahar BEN JELLOUN.
BERGMAN (Ingmar), Scènes de la vie conjugale, film dramatique suédois, 1973, 2H48minutes ;
CAPRA (Frank), La vie est belle (It’s a Wonderful Life), film américain, 1946, 130 minutes ;
COHEN (Albert), Belle du Seigneur, Paris, Gallimard, 1998, 1109 pages ;
CONSTANT (Benjamin), Adolphe, Paris, C. Marpon et E. Flammarion, 1890, 210 pages ;
COPPOLA (Francis, Ford), Le parrain, film américain, 1972, 175 minutes ;
ERNAUX (Annie), Passion simple, Paris, Gallimard, 1994, 68 pages ;
KESSEL (Joseph), Belle du jour, Paris, Gallimard, 2018, 192 pages ;
KUNDERA (Milan), L’insoutenable légèreté de l’être, préface François Ricard, traduction de François Kérel, Paris, Gallimard, 1990, 476 pages ;
MONTAIGNE de (Michel), Les Essais, Jean Balsamo, Catherine Magnien, éditeurs scientifiques, Paris, Gallimard, 2007, 2080 pages ;
NEFZAOUI (Cheikh), Le jardin parfumé : manuel d’érotologie arabe, préface de Mohamed Lasly, Paris, Philippe Picquier, 2012, 353 pages et Paris, Jean Fort 1935, traduction d’Antonin Terme et Mauresque Neffisah, avec une notice de Helpey, 280 pages, spéc chapitre VI, «de l’amour» et les différentes postures, pages 103-108 ;
PAGNOL (Marcel), La femme du boulanger, Paris, 1938, Le Livre de Poche, 192 pages ;
SABATO (Ernesto), Le tunnel, préface de Jean-Marie Saint-Lu, traduction de Michel Bibard, Paris, Seuil, 1995, 160 pages ;
SCOLA (Ettore), Nous nous sommes tant aimés, film italien, 1974, 124 minutes ;
TRUFFAUT (François), Jules et Jim, film français, 1962, 102 minutes ;
TRUFFAUT (François), L’homme qui aimait les femmes, film français, 1977, 120 minutes ;
TRUFFAUT (François), La femme d’à-côté, film français, drame, 1981, 106 minutes ;
VATSYAYANA, Kamasoutra, traduction d’Isidore Liseux, Paris, Jean Fort, 1886, 297 pages ;
VISCONTI (Luchino), Le guépard, film franco-italien, 1963, 153 minutes.
Paris, le 5 avril 2023, par Amadou Bal BA -