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«Violentes émeutes au Kenya contre le régime brutal du président William RUTO. Un pays, dans cette promesse de justice sociale depuis l’indépendance oscillant entre espoir, désespérance, prédation et violence» par Amadou Bal BA
Depuis le 7 juillet 2025, le Kenya est confronté à de violentes manifestations antigouvernementales ayant fait plus d’une quarantaine de morts et des centaines de blessés. Le président kenyan, William RUTO, contre les manifestants, a donné l'ordre de tirer dans les jambes des insurgés. «Toute personne surprise en train de brûler le commerce ou la propriété d'une autre personne devrait recevoir une balle dans la jambe, être hospitalisée et comparaître ensuite devant un tribunal. Ne les tuez pas, mais veillez à ce que leurs jambes soient brisées», dit le président kenyan. En effet, dépassé par cette révolte : «Shoot them in the leg», a-t-il, le 10 juillet 2025, ordonné aux forces du désordre. «Nous avons perdu 38 vies. La majorité de ces décès ont eu lieu à Nairobi et dans les environs, principalement à cause de tirs à bout portant ou de traumatismes causés par des coups portés avec des objets contondants, utilisés par la police», dit Mme Christina OKELLO, présidente vice-présidente de la Commission nationale des droits humains.
William RUTO, député, puis vice-président, a pris ses fonctions de Président du Kenya, à partir du 13 septembre 2022. Riche homme d’affaires au passé douteux, issu d’une famille modeste, un vendeur de poulets et de cacahuètes est devenu milliardaire, William RUTO, successeur d’Uhuru KENYATTA, en fonction de 2013 à 2022 et fils du premier président du Kenya. Pendant sa campagne électorale, il s’était engagé à plus de justice sociale, avec un discours quasi religieux, messianique. «Le peuple kenyan l'emportera sur l'État profond, le peuple kenyan l'emportera sur le système et nous aurons une nation qui n'abonnera aucun Kenyan. Il s'agit de donner du pouvoir à nos mamans qui vendent aux marchés, de donner du pouvoir aux chauffeurs de taxi moto, de donner du pouvoir à ceux qui luttent pour réussir, de donner du pouvoir aux citoyens ordinaires, il ne s'agit pas de partager le pouvoir», avait-il déclaré. William RUTO, en 2022, avait promis d'améliorer les conditions de vie des jeunes et des personnes modestes, les «débrouillards» ou «Huster Narratives», les personnes vulnérables, les classes populaires composées de petits agriculteurs et de commerçants. «Ils ont dit que c'était un moment constitutionnel, nous leur avons dit non, c'est un moment économique. Ils nous ont dit qu'il s'agissait de changer la constitution, nous leur avons dit non, il s'agit de changer l'économie. Ils nous ont dit qu'il s'agissait de partager les postes, nous leur avons dit non, il s'agit de créer des emplois pour les jeunes de notre nation», dit le candidat William RUTO.
Cependant, sitôt élu, le président William RUTO a oublié ses belles promesses de campagne électorale. En effet, dès juin 2024, la population s’est soulevée contre sa réforme fiscale injuste, privilégiant les riches et écrasant davantage les démunis. En effet, un projet de réforme fiscale une hausse des impôts, dont une TVA de 16% sur le pain et une taxe annuelle de 2,5% sur les véhicules particuliers. Il a fini, le 26 juin 2024, par retirer ce projet de loi contesté, mais le mal est fait et la confiance est rompue.
Dans les manifestations de juin et juillet 2025, qui ne faiblissent pas, ce sont plus les maladresses du Président, mais aussi et surtout, sa grande brutalité, qui sont au cœur de cette violente contestation de son régime. En effet, ce qui a le plus révolté et ému la population, c'est la mort de ce jeune vendeur de masques, de 22 ans, Boniface Mwangi KARIUKI, touché à bout portant d’une balle dans la tête, le 17 juin 2025, a succombé de ses blessures, suite à ces violences policières. Par ailleurs un jeune blogueur célèbre, Albert OKWANG, est mort au cours de sa détention dans un poste de police.
Au Kenya, la pauvreté est particulièrement marquée dans les districts pastoraux du nord, où 95 % des habitants vivent en dessous du seuil de pauvreté dans certaines régions. Plus de 45% de la population vit en dessous du seuil de pauvreté. «Le Kenya est devenu une nation de dix millionnaires et de dix millions de mendiants», disait Josiah Mwangi KARIUKI (1929-1975), écrivain et homme politique. Le Kenya compte environ 8 700 millionnaires ou milliardaires, sur un total de 161 000 en Afrique ; ce qui en fait l'un des principaux foyers de grandes fortunes du continent noir. Ces injustices et répressions sont insupportables dans un Kenya qui est loin d’être pauvre. En effet, le Kenya, c’est ce pays d’Afrique de l’Est, idyllique du safari, que l’écrivaine danoise, Karen BLIXEN (1885-1962), qui y avait séjourné à partir de 1912 (Voir mon article, Médiapart, 4 septembre 2020) dans sa «Ferme africaine», ayant inspiré le film, «Out of Africa», est en train de basculer dans le KO. Pays d’Afrique de l’Est anglophone, de James NGugi Wa Thiongo (1938-2025), (Voir mon article, Médiapart, 28 mai 2025), bordé par l’océan indien à l’Est, des frontières communes avec la Tanzanie, l’Ouganda, l’Ethiopie et la Somalie, il est vaste de 586 000 km2, une population de 56 millions d’habitants, des plaines côtières, des hauts plateaux, des montagnes et des savanes. Troisième puissance africaine après l’Afrique du Sud et le Nigéria, le Kenya est riche de ressources, comme le café, le titane, le pétrole, l’or, le cuivre, la cendre de soude, le niobium, la fluorine, les combustibles fossiles, le bois, l’agriculture, le tourisme.
Le Kenya, une ancienne colonie britannique, est dominée par une immense figure titulaire, de l’indépendance, à partir du 12 décembre 1961, celle de Jomo KENYATTA (1893-1978), un Kikuyu. Père de l’indépendance, Jomo KENYATTA et quatre de ses compagnons, après la révolte et la féroce répression de la révolte des Mau-Mau (1952 à 1956), a été interné avec quatre de ses compagnons, à la prison de Lokitaung, de 1954 à 1961. «Nos enfants peuvent découvrir les héros passés. Notre tâche est de devenir les architectes de l’avenir. La liberté et le bonheur de toute la société doivent être mesurés à l’aune des plus pauvres et des plus faibles d’entre nous», dit Jomo KENYATTA. Il a été reproché à Jomo KENYATTA, non seulement son long règne de 1963 à 1978, soit 15 ans, mais aussi de n’avoir pas mené de façon approfondie, une meilleure redistribution des terres pour les démunis. «Sans aucun doute, son échec à atteindre un système de distribution et de propriété des terres plus égalitaire, ainsi que son désintérêt pour les questions techniques relatives aux terres ou le règlement effectif des squatteurs, a intensifié les effets d'une politique coloniale qui favorisait une bourgeoisie terrienne. Pourtant, la multiplicité des acteurs et des intérêts en jeu nous empêche d'attribuer la perpétuation de cet héritage colonial uniquement à l'héritage politique de Kenyatta», écrit, en 2019, Anaïs ANGELO, dans «Power and the Presidency in Kenya».
La première génération d’intellectuels ou de fonctionnaires kenyans a été formée chez l’ancien colonisateur, avec donc comme le montre dans sa thèse, une attitude ambiguë à l’égard de ses compatriotes, comme l’acculturation, le culte du diplôme. Aussi, depuis l’indépendance, cette promesse de justice sociale et de plus d’égalité, les pays africains riches de leurs matières premières et de leurs jeunesses, sonne comme une sorte de malédiction ; les autocraties prédatrices, démagogues ou populistes font pire que leurs prédécesseurs. En effet, le Kenya oscille entre l’espoir et la désespérance. «Le 12 décembre 1963, des personnes à travers le Kenya ont joyeusement célébré l'indépendance vis-à-vis de la domination coloniale britannique, espérant un avenir brillant de prospérité et de justice sociale. Cependant, alors que la nation approche du cinquantième anniversaire de son indépendance, le rêve du peuple demeure insaisissable. Au cours de ses cinq premières décennies, le Kenya a connu des assassinats, des émeutes, des tentatives de coup d'État, de la violence ethnique et de la corruption politique. Les rangs des mécontents, des chômeurs et des pauvres se sont multipliés», écrit, en 2011, Daniel BRANCH, dans «Kenya, Between Hope and Desespair».
Références bibliographiques
ANGELO (Anaïs), Power and the Presidency in Kenya : The Jomo Kenya Years, Cambridge University Press, 2019, 316 pages ;
BA (Amadou, Bal), «James NGugi Wa Thiong’o (1938-2025), un écrivain kenyan nationaliste, de langue kikuyu, militant de la cause africaine», Médiapart, 28 mai 2025 ;
BA (Amadou, Bal), «Karen Blixen et son roman la ferme africaine dont est tiré le film Out of Africa», Médiapart, 4 septembre 2020 ;
BRANCH (Anaïs), Kenya : Between Hope and Desespair : 1963-2011, Yale University Press, 2011, 389 pages ;
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Paris, le 13 juillet 2025, par Amadou Bal BA