Un tabou vient de tomber en Allemagne où le parti d’extrême droite Alternative für Deutschland, (AfD) a réalisé une percée électorale sans précédent dans lors des élections régionales du dimanche 13 mars dans les Länder du Bade Württemberg, de Saxe-Anhalt et de Rhénanie-Palatinat. Chronique annoncée de la sanction portée au parti de la Chancelière, la Christliche Demokratische Union (CDU) en raison de sa politique migratoire, cette montée de l’AfD n’illustre au final qu’une triste normalisation de l’Allemagne, qui finit par céder à la montée d’un nationalisme xénophobe qui a gagné toute l’Europe.
Durant des décennies, l’Allemagne s’est distinguée dans le paysage européen par l’absence de parti d’extrême droite (mis à part la subsistance d’un mouvement néo-nazi dur dans certaines parties du pays). Cette particularité par rapport à ses voisins d’Europe continentale et scandinave a souvent été expliquée par une combinaison entre des facteurs culturels puissants, en particulier le traumatisme lié au national-socialisme, d’une part, et des facteurs institutionnels, comme la structuration de son système politique par trois partis (CDU, SPD, FDP) avec un fort tropisme au centre, d’autre part. Pourtant, on sait aujourd’hui qu’une forte demande pour des mouvements d’extrême droite n’attendait qu’une offre politique que l’AfD a su proposer à travers un discours anti-Euro, anti-establishment et anti-réfugiés. Après s’être débarrassée de son aile libérale en 2015, elle confirme ses succès des élections fédérales de 2013 (4% des voix) et européennes de 2014 (7%). Fait peu surprenant, c’est en Saxe-Anhalt dans l’Est du pays, terrain de prédilection des mouvements racistes, que l’AfD réalise son meilleur score avec 24.2% arrachés surtout aux partis de gauche (-10.9% pour le SPD et -7.4% pour die Linke).
Si elle effraie par ses relents historiques évidents, la poussée du nationalisme allemand ne vient que parfaire un processus de normalisation engagée depuis la Chute du Mur de Berlin. L’Allemagne n’est plus l’éternelle pertinente expiant perpétuellement le crime de l’holocauste pour l’ensemble des nations européennes (qui, en réalité, ont toutes porté en elles les germes de l’antisémitisme et de l’autoritarisme) cultivant un idéalisme pro-européen envers et contre tous. L’Allemagne est désormais une puissance économique et politique décomplexée, soucieuse de son intérêt national. Comme beaucoup d’autres européens, certains Allemands ne souhaitent pas payer pour les autres, remettent en cause les bienfaits de l’intégration européenne (et de l’Euro) et ne souhaitent pas que les frontières soient ouvertes au flux de migrants venant chercher un avenir meilleur. En ce sens, l’Allemagne est simplement devenue plus « normale » dans l’Europe d’aujourd’hui traversée par une profonde crise de valeurs.
Populiste, eurosceptique, islamophobe : les qualificatifs ne manquent pas pour tenter de décrire au mieux les différents partis qui font de la peur leur fonds de commerce électoral. Fondamentalement, la lame de fond qui s’est emparée des sociétés européennes est celle d’une réaction nationaliste qui s’exprime dans la nostalgie d’une parfaite congruence entre espace de prospérité économique, de démocratie politique et de racines culturelles. Il s’agit d’un nationalisme exclusif et xénophobe, incapable d’accepter qu’il existe une communauté de destin par-delà les frontières de la nation, creuset culturel familier et confortable.
Certes, le fait que Syriens, Afghans et Irakiens soient musulmans attise bien plus encore les peurs nourries par l’ignorance et les amalgames entre terroristes et musulmans. Cette peur est particulièrement prégnante dans les pays d’Europe centrale et orientale qui eu peu de contact avec la culture musulmane. Pour sûr, l’islamophobie est aujourd’hui un vecteur puissant des idées d’extrême droite, comme on le voit avec le mouvement des Patriotes européens contre l’islamisation de l’Occident (Pegida) ou le discours du Front national en France.
Ceci étant, la réaction nationaliste ne se limite pas à l’islamophobie la plus crasse. Elle prend des formes plus subtiles, plus discrètes, plus acceptables. Ainsi, les européens ont concédé à David Cameron que son pays pourra désormais limiter les droits aux allocations sociales des autres citoyens européens sur son sol, en l’occurrence des millions de polonais ou roumains venant travailler en Grande-Bretagne. On pense aussi aux discours agressifs anti-Roms en France, etc. Cette réaction nationaliste, c’est donc celle d’une Europe prospère et ultra-matérialiste qui a peur de se voir dépossédée par cet autre venu d’ailleurs, qui est à la fois différent et pauvre. Les européens ont tout simplement désappris la solidarité, une valeur centrale dans l’imaginaire politique de l’Europe d’après-guerre et qui a été puissamment marginalisée au cours des vingt dernières années.
La peur qui s’est emparée des masses justifie tous les reniements des engagements européens et internationaux, tous les silences sur les violations des droits humains, et toutes les compromissions avec les régimes oppresseurs (en l'occurrence la Turquie). Condamnable sur le plan moral, cette peur contredit en outre toute rationalité économique et évidence de long terme. Penser que l’Europe peut sa barricader derrière des frontières étanches à la misère et aux conflits du monde qui l’entoure est une illusion susceptible d'engendrer des coûts au moins aussi important que l'accueil des migrants. Aucune étude sur les besoins démographiques de l’Europe ou les bénéfices économiques de l’immigration n’a pu atténuer le sentiment profondément enraciné chez une majorité d’Européens que les migrants représentent une menace à leur confort matériel comme à leur intégrité culturelle. Riches et vieillissants, les européens préfèrent l’entre-soi.
Comme d’autres dirigeants européens (notamment David Cameron), Angela Merkel a pris acte, en 2010, de l’échec du multiculturalisme dans son pays ; et de proposer un modèle plus contraignant et exigent d’intégration, notamment basé sur l’apprentissage obligatoire de la langue allemande. Mais lorsque, face à la crise, elle tente à présent de faire appel à des valeurs d’humanisme, de solidarité et de rationalité pour justifier sa politique d’ouverture aux migrants, elle se heurte à une opinion apeurée faisant valoir que la solidarité allemande a atteint ses limites, tandis que les autres européens développent des stratégies diverses de refoulement des réfugiés. Dans l’Europe du 21ème siècle, les allemands, eux aussi, ont le droit d’être nationalistes.