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Billet de blog 14 septembre 2015

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Europe paradoxale et insoutenable : il y a urgence à déconstruire le mythe de la souveraineté nationale

Insoutenables, insupportables sont les images des milliers de réfugiés dormant à même le sol, charriés dans des trains, parcourant des centaines de kilomètres à pieds, payant de leur vie la traversée de la Méditerranée. Tout aussi insoutenable est le spectacle de la paralysie européenne, incapable de résoudre conflits d’intérêts et de valeurs au sein de structures institutionnelles et procédures inadaptées.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Insoutenables, insupportables sont les images des milliers de réfugiés dormant à même le sol, charriés dans des trains, parcourant des centaines de kilomètres à pieds, payant de leur vie la traversée de la Méditerranée. Tout aussi insoutenable est le spectacle de la paralysie européenne, incapable de résoudre conflits d’intérêts et de valeurs au sein de structures institutionnelles et procédures inadaptées. L’Union européenne est aujourd’hui l’incarnation d’un paradoxe : alors que les européens (peuples comme élites) se montrent de plus en plus désunis, l’intégration politique (économie, finance, budget, migrations) continue au forceps, dans l’urgence des crises. Plus le paradoxe s’aiguise, moins le statu quo est soutenable, non seulement au sens français du terme, c’est-à-dire défendable ou supportable, mais aussi au sens anglais (sustainable) : l’Union telle qu’elle fonctionne aujourd’hui n’est pas viable.

Angela Merkel incarne de manière frappante cette Europe paradoxale qui vit au rythme des décisions allemandes. Les tergiversations de la chancelière sur les plans de sauvetage financier pour les Etats endettés, ou sa brusque décision de rétablir les contrôles aux frontières après avoir lancé un appel d’accueil aux réfugiés, véritable constat de l’échec collectif, montrent à quel point intérêt national et intérêt européen se confondent en réalité. Or 28 gouvernements nationaux ne font pas un exécutif européen. Pour sortir l’Europe de l’ornière, il faudrait avoir le courage de déconstruire le mythe de la souveraineté nationale.

Europe paradoxale : désintégration politique et intégration fonctionnelle

De nombreux spécialistes de l’Europe considèrent que le Traité de Maastricht a marqué une césure dans le processus d’intégration européenne. Une fois les grands desseins fédéralistes balayés, c’est l’Europe des « solidarités de fait » qui s’est imposée, selon la célèbre expression de Jean Monnet. Il s’agissait d’apporter des solutions communes à des problèmes dans des domaines bien circonscrits mais cruciaux comme l’énergie avec la Communauté du charbon et de l’acier. Ces structures communes ont ensuite créé des interdépendances qui empêcheraient le retour de conflits armés sur le continent. Selon les premiers spécialistes de l’intégration européenne (néo-fonctionnalistes), une logique d’engrenage (spill over) entraîne alors la nécessité d’intégrer un nombre croissant de domaines politiques : de l’énergie vers l’agriculture, le commerce des biens, la libéralisation des capitaux, la politique monétaire, la politique étrangère, etc.

Mais le Traité de Maastricht réveilla les opinions publiques. Le saut qualitatif vers l’Union monétaire, et les contraintes fiscales qu’elle impliquait, a suscité de nombreuses critiques au nom de la souveraineté nationale. Les années 1990 ont ainsi vu l’essor de mouvements dits eurosceptiques. Les chercheurs (notamment Liesbet Hooghe et Gary Marks)  ont alors émis l’idée que l’intégration serait désormais « post-fonctionnelle ». En dépit des pressions pour poursuivre le processus d’intégration, notamment du fait de la globalisation, l’engrenage se serait grippé. Face à la réticence des peuples et à la montée électorale des eurosceptiques, les gouvernants ont recouru à des élaborations institutionnelles peu efficaces, permettant d’éviter le transfert de compétences vers Bruxelles, par exemple la méthode ouverte de coordination en en matière sociale ; le volet politique de l’Union économique n’a jamais vu le jour ; le rejet du Traité constitutionnel marqua un coup d’arrêt aux ambitions fédéralistes. 

Pourtant l’Europe de Monnet ne meurt jamais. La crise de l’Euro a révélé le paradoxe d’une Europe à la fois fonctionnelle et post-fonctionnelle. Tandis que l’hostilité entre dirigeants et peuples européens a rarement été plus vive (on pense aux portraits nazis d’Angela Merkel), les institutions communautaires (Commission et Parlement européen) ont été largement discréditées par le virage intergouvernemental et la politique des sommets. Dans le même temps, l’implacable logique fonctionnelle, a mené à une nouvelle étape de centralisation politique : discipline fiscale, coordination budgétaire, ingérence dans le domaine social, union bancaire, etc. Il y a également fort à parier que la crise migratoire qui secoue actuellement l’Europe mènera, tôt ou tard, à l’adoption de mesures communes et donnera naissance à une politique migratoire européenne plus intégrée qu’elle ne l’a jamais été.

Déconstruire le mythe de la souveraineté nationale

La raison pour laquelle cette dynamique paradoxale d’intégration n’est pas viable à long terme est qu’elle sape de manière continue la légitimité de l’Union européenne et de ses politiques. Malgré les gestes constants de contestation, comme le « non » français au Traité constitutionnel européen, l’intégration continue d’avancer, envoyant des signaux de déni de démocratie et donnant l’impression aux citoyens que l’Europe se fait en catimini à Bruxelles. Le fossé est croissant entre ce que Jean Leca a appelé la « politique d’opinion » et la « politique des problèmes », la première se jouant exclusivement dans l’espace national, la seconde de plus en plus à Bruxelles.

Refusant de tirer les conséquences de l’intégration européenne, les dirigeants nationaux ont largement contribué à entretenir le mythe de la souveraineté nationale. Deux décennies durant, ils ont fait comme s’il était possible de faire partie d’un marché unique, d’avoir la même monnaie tout en décidant seuls des orientations économiques et sociales. Il y a une véritable cécité nationale face aux implications de l’interdépendance. Aujourd’hui encore, on entend et on lit que l’Europe doit s’occuper des questions économiques mais que les Etats nationaux restent souverains en matière sociale. Cette vision de l’intégration européenne est à la fois simpliste et irréaliste. Par exemple : en mettant en place le Semestre européen, cycle de coordination des politique budgétaires, économiques et sociales, les chefs d’Etat et de gouvernements ont accepté la remise en cause de la souveraineté nationale en matière budgétaire, fiscale, et sociale. Mais de cela, rien ne filtre dans la presse nationale. Le Semestre européen demeure un exercice bureaucratique et opaque qui se joue loin du regard citoyen, maintenant ainsi l’illusion de la souveraineté nationale.

Il est vrai qu’il est sans doute difficile d’admettre que l’on s’est soi-même dessaisi d’une partie significative du pouvoir au profit de logiques collectives de décision. Mais cela est inévitable si l’on veut résoudre les problèmes qui débordent l’Etat national, dans tous les sens du terme. Il y a urgence à reconnaître que face à l’afflux de migrants, ou aux crises du capitalisme financier, la souveraineté nationale n’est aujourd’hui plus qu’un mythe, une histoire que l’on raconte, qui légitime certaines pratiques, mais qui ne constitue pas une description réaliste du monde. Quel est le sens de la souveraineté nationale dans les pays qui réforment leur système économique et social sous tutelle de la troika ? De la même manière, on voit bien comment la notion de frontière, symbole de la souveraineté d’un Etat sur un territoire, doit être repensée dans le contexte européen et global. La souveraineté nationale n’est plus qu’un écran de fumée servant à masquer les véritables rapports de force qui ne se jouent pas principalement entre les Etats eux-mêmes, mais bien plus entre différents groupes socio-culturels à l’échelle européenne, voire globale.

L’idée de souveraineté nationale est en outre erronée sur le plan théorique car, d’un point de vue démocratique, la souveraineté appartient au peuple et non à l’Etat. Il n’existe aucune justification théorique ou normative selon laquelle l’Etat national constitue nécessairement l’horizon indépassable de la démocratie. Si les sociétés nationales ont longtemps fait peuple, il y a de fortes raisons de penser que la montée de l’individualisme, les différentes formes de dénationalisation (globalisation, européanisation) et l’hétérogénéité culturelle et ethnique croissante entraîneront nécessairement un remodelage du corps politique, qui ne se définira plus exclusivement en termes nationaux.

Le nationalisme est clairement résurgent en Europe. Si les mouvements nationaux sont parfois des mouvements d’émancipation, les relents xénophobes et racistes que l’on observe partout en Europe pointent davantage dans l’autre direction nationaliste : celle du rejet et de la violence. A moins de considérer une désintégration de l’Union européenne et le retour à des politiques strictement nationales comme une solution désirable, il y a urgence à reconnaître que les peuples européens sont interdépendants pas seulement sur le plan économique mais aussi sur les plans politique, social, et moral, que l’Union est de facto une fédération, que la souveraineté nationale est en partie caduque et que la souveraineté démocratique des citoyens peut être reconstruite au niveau européen. Les élites nationales portent la responsabilité immense de rétablir la vérité sur ces quatre points. Il s’agit d’une précondition incontournable pour pouvoir susciter un débat démocratique sur la distribution des compétences entre différents niveaux de pouvoir, et une adhésion populaire majoritaire à une Europe plus efficace et plus légitime.

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