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L'Union européenne a beau sortir fébrile et fragilisée du référendum britannique du 23 juin, le libre-échange reste une valeur cardinale, quand bien même, pour quelque temps, toute l'Europe peut accabler Londres de tous les maux.
Juncker a bien restitué toute la duplicité des déclarations récentes, au lendemain du premier jour de Conseil, le 29 juin, en s'exprimant sur la négociation du TAFTA : « Nous avons demandé aux États membres si nous devions continuer la négociation avec les États-Unis, et personne n'a demandé qu'on arrête ». Deux jours avant , M. Valls promettait pourtant la rupture de la France avec le dit projet...
Bruxelles, qui ne perd jamais l'occasion de signifier son indifférence aux peuples et à leurs représentants, est en première ligne.
Entre autres épisodes typiques (outre le désaccord entre Parlement européen et DG Commerce sur le TiSA, par exemple – article payant), le Président de la Commission européenne a fait cette semaine la lumière sur une autre question particulièrement nébuleuse et controversée, celle du statut légal de l'accord de libre-échange UE-Canada (dit CETA), en voie d'être soumis au Conseil de l'UE (soit les ministres des 28 – 27 ? - États membres) pour approbation. Et il a déchaîné les critiques dans les capitales européennes.
De l'aveu de J.C. Juncker, donc, la Commission considère le CETA comme un accord relevant de sa compétence exclusive, qui n'exigera aucune ratification nationale. L'affaire a surtout fait polémique dans des pays qui confèrent d'importantes prérogatives à leurs parlements nationaux, en Allemagne ou en Belgique par exemple. Aux quatre coins de l'Europe, de nombreuses voix se sont levées pour dénoncer le despotisme impassible de la Commission, et d'appeler à l'insurrection nos États, premiers garants de l'intérêt de leurs peuples et défenseurs scrupuleux de la démocratie réelle.
La mixité ne garantit pas le respect de la démocratie
La comédie de la démocratie bafouée à Bruxelles et protégée à Paris, Berlin et Varsovie ne trompe pourtant personne si l'on y regarde de plus près.
S'agissant du CETA, la « mixité » – qui reconnaît l'existence de dispositions de compétences nationales dans le traité – implique la ratification de tous les États membres, soit 42 parlements aujourd'hui. Mais d'une part l'obligation de ratification nationale n'est assortie d'aucun délai légal : les gouvernements prennent souvent des années pour l'organiser, au gré des contextes parlementaires locaux, de leur intérêt direct au traité et du risque politique à pousser un nouvel accord de libre-échange sur la scène publique. La mixité n'engage donc Paris à aucune échéance, et on peut parier que l'approche de 2017 et l'amputation du calendrier parlementaire dès février prochain renverront un vote national aux calendes grecques.
Mais surtout le texte du traité lui-même autorise la mise en œuvre de l'accord dès son acceptation par le Parlement européen. Seules les compétences « nationales », très peu nombreuses dans le cas du CETA, échapperont à cette règle ; toutes les dispositions de libéralisation du commerce et de l'investissement prévues explicitement par l'accord, même lorsqu'elles impliquent les administrations nationales, pourront être immédiatement appliquées, probablement début 2017, sans attendre les votes nationaux.
Jeux de rôles entre Commission et États membres
Dans ces conditions, la « mixité » de l'accord n'a aucune incidence concrète, au contraire. Elle permet aux États membres de s'ériger en hérauts de la démocratie outragée, et de rentrer dans leurs capitales forts d'une victoire parfaitement stérile dans la réalité. Et elle ne dérange guère la Commission non plus. En invoquant le droit des traités, qui lui donne totale compétence sur le commerce et l'investissement, elle marque son territoire et force les gouvernements à un compromis politique, dont l'application immédiate de toutes les compétences « exclusives » sera la pierre angulaire.
Tout le monde est ainsi satisfait, et on peut entendre les promesses de M. Fekl au pied de la lettre : le Parlement français aura effectivement le dernier mot, lorsqu'il sera bien trop tard pour que son vote influence le sort du traité de quelque sorte que ce soit.
Les enjeux réels : la légitimité et le contenu du CETA
Cette fausse querelle Commission/États membres est d'une extrême banalité, les capitales ne manquant jamais l'occasion d'accabler Bruxelles pour des décisions qu'elles ont soutenues sans hésiter hors caméra. En France, elle fournit cependant l'écran de fumée opportun au débat fondamental : comment justifier le soutien inconditionnel de Paris au CETA quand aucune étude d'impact n'a été effectuée mais qu'un spectre très large d'observateurs (juristes, économistes, syndicats, paysans, associations de consommateurs ou de protection de l'environnement...) en redoutent des effets désastreux ? Ce débat n'a tout simplement jamais eu lieu, alors que l'accord est exclusivement défendu par des segments minoritaires de l'économie françaises (agro-industrie, services financiers, services en réseaux et environnementaux notamment).
Au contraire la pseudo-bataille de la mixité donne au gouvernement français la légitimité « démocratique » nécessaire pour accepter un traité qui n'en a pourtant aucune. Encore moins alors qu'il a été négocié pour 28, et qu'il va prendre vie dans une UE désormais à 27 : en 2015, 42% des exportations canadiennes dans l'UE se concentraient vers le Royaume-Uni, qui fut un fervent promoteur de l'accord et dont les intérêts commerciaux ont façonné une partie du compromis final.
La décision du Collège des Commissaires sur le statut légal du CETA est attendue le 5 juillet prochain. Les ministres des 28 auront l'occasion de refuser cette proposition et d'exiger la mixité s'ils le font à l'unanimité, ce qui reste probable même si des pourparlers tendus sont nécessaires pour ça.
Mais le CETA en sera-t-il pour autant plus acceptable ? Les modalités d'approbation (majorité qualifiée ou unanimité) de l'accord dépendront du statut légal finalement agréé entre Commission et Conseil, et la décision devrait intervenir à l'automne. De son côté l'Allemagne a annoncé qu'elle consulterait le Bundestag (chambre basse de son Parlement) avant de se rendre au Conseil. La France ouvrira-t-elle le débat public nécessaire avant de voter oui en octobre prochain ?
Depuis le 23 juin, tout l'état-major politique français adjure l'Europe à se réformer. A travers le vote du CETA, c'est pourtant bien sa responsabilité politique directe qui est engagée.