Pour comprendre l'oeuvre d'Herbert, encore faut-il l'avoir lue jusqu'au bout. Les deux derniers tomes, complètement sous-estimés, éclairent l'épopée sous un jour très différent. On y (re)découvre entièrement le Bene Gesserit!
A travers les personnages de Taraza et de Darwi Odrade en particulier, le Bene Gesserit devient le centre du récit. La finesse de leur stratégie, la science du sous-entendu, la perception des schémas sous-jacents, l'accès à des strates de mémoire ancestrale, la subtilité relationnelle sont désormais l'apanage de cet ordre féminin. Leurs capacités n'ont qu'un but, la survie de l'humanité. Le moyen ? L'éducation. « We are teachers. » disent-elles sans relâche. Et ces deux tomes racontent leur progressive acculturation à un élément qu'elles avaient rejeté : l'amour. Les « Heretics of Dune » ne sont pas des marginaux mais les Mères supérieures elles-mêmes ! « Your mother told you more than she was told to teach you. A wise woman but another heretic. That's all we seem to be breeding nowadays. » dit, non sans humour, Taraza à Miles Teg, son Bashar, la première hérétique du BG étant Dame Jessica bien sûr ! C'est elle qui « par amour » pour son Duc, Léto I, a trahi son ordre et enfanté un fils, Paul Atréides.
Ainsi malgré le saut incommensurable dans le temps, la cohérence et la continuité avec les premiers tomes sont au rendez-vous. On retrouve d'ailleurs Duncan Idaho dans un rôle majeur.
Que nous apporte ces deux tomes ?
La pensée-action des Bene Gesserit dessine à mes yeux une utopie de l'intelligence humaine. Herbert nous raconte comment elle fonctionne et comment elle pourrait être utilisée pour contrecarrer la violence. Réfugié sur leur planète de base, Chapter house, le Bene Gesserit n'est que balance, écologie et économie. Son labeur consiste à suggérer au lieu d'expliquer, influer au lieu d'influencer, prévoir sans anticiper (le talon d'Achille de l'Empereur-dieu), faire croitre sans posséder, structurer sans s'enfermer dans des habitudes, recycler et permettre la vie. Une image dit tout : à leur mort, elles sont enterrées sous la terre des vergers pour fertiliser les arbres fruitiers.
« As she has often done, Odrade thought of herself now as an archaelogist, (…) rather a person who focused where the Sisterhood frequently concentrated its awareness : on the ways people carried their past within them. » "Comme souvent, Odrade se vit en cet instant comme une archéologue (...) une personne qui se concentrait surtout sur le point où la conscience du monde des BG reposait : la façon dont les gens transportaient leur passé avec eux." Elles travaillent à observer ce qui en elles est une résurgence du passé et dont si peu de gens ont conscience. De plus, la sororité (Sisterhood) peut plonger dans les mémoires des Révérendes-mères défuntes (Other memories) accumulant ainsi des siècles d'expériences qu'elles font fructifier.
Pourtant, aucun conservatisme ne les guette : « All of our judgements carry a heavy burden of ancestral belief to which we of the BG tend to be more susceptible than most. It is not enough that we are aware of this and guard against it. Alternative interpretations must always receive our attention. » "Tous nos jugements portent le fardeau de croyances ancestrales auxquelles, nous les BG, nous sommes plus sensibles que la plupart des gens. Il n'est pas suffisant d'en être consciente et de s'en méfier. Nous devons toujours rester attentive aux autres interprétations."
Le BG promeut une conscience de soi et du passé, l'accumulation de données pour prendre des décisions et pourtant, l'action efficace s'effectue sous le sceau de l'imprévisible. C'est la marque de fabrique du Bashar Miles Teg, leur chef de guerre, un homme à leur service : « Always doing the unexpected ». " Toujours faire ce qu'on n'attend le moins."
Ce pouvoir d'agir se fonde sur des données, cependant, le talent consiste à plonger aussi dans des états de conscience proche de la rêverie éveillée (daydreaming) appelée « simulflow ». Darwi Odrade appuie sa conduite sur son amour d'enfance pour la mer. Elle était une « sea-child », une enfant de la mer. Dans le libre flot de sa pensée, surgissent les trames d'une stratégie pour assurer la continuité de l'existence humaine dans l'univers. Les grandes décisions ne sont pas froidement analytiques : « Understand nothing. All comprehension is temporary. » Emplie d'expériences ancestrales, les Révérendes-mères savent encore surfer sur le flot de l'instant. Le pouvoir d'agir du BG n'est pas fondé sur l'infaillibilité ou l'autorité crue. C'est une pensée toujours en mouvement qui requiert même l'erreur : « Intelligence takes chance with limited data in an arena where mistakes not only are possible but necessary. »"L'intelligence tente le coup à partir de données limitées dans un périmètre où les erreurs ne sont pas seulement possible mais nécessaires." On est donc bien loin de l'autocratique Gaius Helen Mohiam qui n'admettait aucun débat et laissait libre cours à sa terrifiante détermination à la violence.
A ce titre, un dialogue éclairant entre Duncan Idaho et Murbella, la première Honoured Matres introduite sur Chapter House :
« you think they (BG)'re just more self important people going on about their self important violence ? They'll ride right over the woman with a plough ? "Vous pensez que les BG ne sont que des personnes imbues de leur importance se laissant aller à la violence? Elle passerait devant une femme qui laboure sans la voir?
« Why not ? "Pourquoi pas ?"
« because very little escape them. The violent ones ride past the ploughing woman and seldom see they have touched basic reality. A BG would never miss such a thing. » "parce que très peu de choses leur échappe. Les personnes violentes passent devant la femme qui laboure sans voir qu'elles auraient pu atteindre une réalité fondamentale. Jamais une BG ne raterait cela."
« Again, why not ? "Je réitère ma question : Pourquoi ? "
« The self important have limited vision because they ride a death reality. Woman and plough are life reality. Without life-reality, there'd be no humankind. My Tyrant saw this. The sisters bless him for it even while they curse him. » "Les personnes imbues de leur importance ont une vision limitée parcequ'elles voient la réalité sous l'angle de la mort. La femme et la culture de la terre sont du côté de la vie. Sans la réalité vue sous l'angle de la vie, il n'y aurait pas d'humanité. Mon Tyran avait compris cela. Les soeurs le bénissent pour ça en même temps qu'elle le maudisse."
« So you are a willing participant in their dream. "Donc, tu consens à participer à leur rêve."
« I guess I am. » "j'imagine que oui."
Combien sommes-nous, lecteurs, lectrices à s'imaginer les participant.e.s volontaires d'un tel rêve ? A se retrouver dans l'idée que pendant des siècles, les héros (masculins pour la plupart) de l'Histoire ont détruit, pillé et asservi pendant que les femmes ont permis à la vie de se poursuivre par des tâches indispensables mais considérés comme insignifiantes et viles?
Face à elles, un autre ordre féminin venu du Scattering (La Dispersion), les Honoured Matres, détruit tout sur son passage et cherche à tout prix leur refuge pour les exterminer. Sur les « Honoured Matres », le verdict de Taraza est clair : « Dependancy infrastructure ». La soif de pouvoir absolu est fondée sur des rapports de dépendance qui entraîneront à leur insu les HM à leur perte. Mais quelle souffrance en attendant pour les planètes supprimées ou occupées ! Dès lors, la finesse BG va s'employer à déjouer le conflit lui-même, base des relations humaines pour les HM et moteur de leur addiction à l'adrénaline. Dans un suspens digne d'un roman policier que je ne gâcherai pour rien au monde aux futurs lecteurs, Herbert nous offre un merveilleux hommage à la réciprocité, déconstruisant tous nos schémas de pensée dans un époustouflant dernier acte où tous les nœuds narratifs se dénouent sous nos yeux ébahis. Sans rien dévoiler, je peux dire que la relation entre ses deux ordres féminins se joue autour de leur rapport à l'amour dans ses deux dimensions, émotionnelle et sexuelle.
A travers ces sororités, Herbert nous transporte dans les arcanes les plus profondes des liens inextricables entre structures sociales et inconscients collectifs. Il nous invite à une écologie des rapports humains dans toutes leurs dimensions. Ainsi, parce qu'il ne sépare pas bon gouvernement du monde et empire sur soi-même, Herbert construit à travers ces deux romans une voie pour tous ceux d'entre nous qui cherche un chemin hors des oppositions binaires. Après la violence et le désespoir de l'Empereur-Dieu, il nous offre un livre de poésie, de politique et de sagesse, un livre d'imagination.
« This universe cannot be seen, cannot be heard, cannot be detected in any way by fixed perceptions. It is the ultimate void where no pre-ordained screen occur upon which forms may be projected. You have only one awareness here – the screen of the magi : imagination ! Here you learn what it is to be human. » " Cet univers ne peut ni être vu, ni être écouté, ni capté par une perception fixe. C'est un vide ultime dans lequel il n'y aucun écran préconçu surlequel projeter des formes. Il n'y a qu'une conscience, l'écran des mages : l'imagination! C'est là que tu apprends, ce que c'est d'être humain."
Le test d'humanité des Bene Gesserit est désormais bien éloigné du Gom jabbar du premier tome de Dune!